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Plein Droit n° 24, avril-juin 94 — Familles interdites

Essouflement associatif

Edito

Les règlementations ayant trait à la vie familiale des immigrés en France se sont, au travers des réglementations successives, de plus en plus fermées. Elles se sont aussi crispées sur une image traditionnelle de la famille dans laquelle on veut enfermer les étrangers.

Les associations humanitaires, qui ne parviennent pas à endiguer le flot des atteintes portées aux droits des étrangers d'une manière générale, ont peu à peu adopté, en matière de droit à la vie familiale, une attitude défensive, faite de réactions au coup par coup.

Ce faisant, n'ont-elles pas contribué à soutenir et cautionner cette image réductrice et ces politiques de fermeture ?

Certes, la famille n'est pas le seul domaine à propos duquel ce comportement se manifeste, mais il est le plus caricatural ; devant l'ampleur des problèmes, on cherche à sauver les meubles, et, dans un souci d'efficacité immédiate, on va au plus facile.

L'auto-censure des associations

C'est ainsi que, pour plaider la cause, auprès de l'administration, des cas qui leur sont soumis, les associations cherchent à mettre en avant les attaches familiales de l'étranger, la durée et l'actualité de sa relation matrimoniale, la présence d'enfants au foyer, pensant, non sans raison, que ces éléments forceront « l'examen bienveillant » et seront susceptibles d'emporter la régularisation attendue.

Le succès relatif de ce type d'intervention a progressivement entraîné un rétrécissement des revendications, terme pernicieux du contrat tacite qui s'est instauré entre les associations humanitaires et les pouvoirs publics : les premières demandent du « raisonnable », les seconds accordent des dérogations au compte-gouttes parmi les dossiers sélectionnés qui leur sont présentés. Contrat léonin, tant il est vrai que la crédibilité des textes, les plus répressifs soient-ils, s'appuie de toute façon sur la faculté dont disposent, à titre discrétionnaire, leurs auteurs, de permettre à certains étrangers d'échapper à leur application. Même Pasqua sait utiliser cette soupape de sécurité, sans laquelle certains des élus qui ont voté ses lois, parfois confrontés dans leurs permanences locales à des situations individuelles d'étrangers qui en subissent les conséquences, risqueraient de douter de la pertinence de la politique menée.

Les associations ont donc accepté de se laisser enfermer dans une logique qui les amène, au fur et à mesure des restrictions apportées au droit des étrangers à séjourner en France, d'une part à anticiper les réactions de leurs partenaires institutionnels dans leur tâche de défense individuelle, en pratiquant l'auto-censure pour présenter de « bons » dossiers, d'autre part, lorsqu'elles se font les porte-parole de revendications plus globales, à inscrire celles-ci à l'intérieur du cadre balisé dont la loi est issue. Remisant, dans l'attente de jours meilleurs, certains aspects du seul principe qui devrait guider leur action — l'égalité des droits —, elles relayent ainsi le discours moralisant qui sous-tend la politique migratoire à l'égard des familles, et ce de plusieurs manières.

Sur le plan de la défense individuelle, l'application de la réglementation en matière de regroupement familial est tout-à-fait caractéristique de cette adaptation stratégique des associations à des normes dont elles peuvent par ailleurs combattre le principe même. Si elles se sont insurgées avec virulence contre celles imposées par la circulaire Dufoix du 4 janvier 1985, en matière de composition de la famille ou de conditions de ressources et surtout de logement (à cet égard, voir la plateforme du Réseau d'information et de solidarité de 1989, et les recours formés par le Gisti et le Mrap devant le Conseil d'Etat), cette circulaire ne leur en sert pas moins de référence constante dans leurs démarches auprès des administrations. N'y a-t-il pas une contradiction à dénoncer publiquement, et à juste titre, l'hypocrisie qui veut, dans la situation de carence de logements sociaux qu'on connaît, qu'on n'autorise les familles étrangères à vivre en France qu'à condition de justifier d'une superficie minimum de leur logement, tout en négociant, dans le cadre de recours individuels, la prise en compte du moindre mètre carré pour un examen de demande de regroupement familial ?

On pourrait répondre que cette stratégie à degré d'offensivité variable se justifie par la nécessité, parallèlement aux luttes de principe, de parer au plus urgent, de « sauver des têtes » en quelque sorte. L'argument, humainement imparable, comporte cependant quelque danger : négocier sur de mauvaises bases, n'est-ce pas accréditer l'idée qu'elles ont du bon ? L'expérience des dix dernières années, à partir du seul exemple du regroupement familial, en est la preuve. Il est éclairant de mesurer à quel point la loi d'août 1993, par laquelle il vient d'être modifié, non seulement ne tient aucun compte des critiques portées contre la procédure antérieure, mais condense en outre les pratiques les plus contestables qui s'étaient progressivement instaurées.

Défense du modèle traditionnel

Mais il y a plus. Le choix de certains thèmes de revendication collective reflète lui aussi l'influence, sur ceux qui les soutiennent, du discours sur la « bonne » famille étrangère. Quelques semaines après l'entrée en vigueur de la loi Pasqua, trois collectifs de défense ayant pour axe commun le respect du principe de l'unité familiale ont été mis sur le devant de la scène. Parmi les victimes des modifications de la législation relative aux étrangers, celles ayant des liens familiaux — conjoints ou futurs conjoints, et parents de Français — deviennent ainsi les locomotives et les symboles de l'iniquité de la loi. En soutenant leurs revendications, les associations, dans une logique qui peut paraître paradoxale à certains de leurs membres nourris d'autres idéaux, se font les chantres du mariage et du devoir parental. Là encore, on peut parler de démarche stratégique : en s'appuyant sur des principes incontestables, auxquels le législateur lui-même a fait référence, on caresse l'opinion — même celle a priori la plus hostile aux étrangers — dans le sens du poil et on met en avant les contradictions du gouvernement dans le but de faire changer les aspects les plus nocifs de la loi. Mais on peut aussi relever que cette démarche, consistant à faire apparaître comme les plus scandaleuses des situations qui sont évaluées à l'aune du concept artificiel de la famille imposé par les textes, n'est pas dénuée d'ambiguïté. En sacralisant certaines notions comme le « droit » au mariage, ou le « droit » des membres d'une famille à vivre sous le même toit, puisque la morale législative leur confère des pouvoirs protecteurs en matière de droit au séjour, ou de frein à l'éloignement, on entérine l'idée selon laquelle l'étranger célibataire, celui qui pratique l'union libre ou celui qui n'a pas choisi la cohabitation avec son ou sa partenaire — principes de vie parfaitement respectables — a moins de légitimité à demeurer en France.

L'attitude des associations, dans leur défense de la vie de famille des immigrés, amène à s'interroger de façon plus générale sur le rôle qu'elles exercent. Guidées souvent par l'urgence, harcelées par le « cas par cas », prises dans l'idéologie consensuelle ou plus simplement piégées, entraînées parfois malgré elles à composer avec les principes qui les animent, elles ont tendance à privilégier une stratégie de riposte immédiatiste qui peut être efficace à court terme, mais a le défaut de s'inscrire le plus souvent dans une gestion du phénomène migratoire sur laquelle elles n'ont pas prise. La principale caractéristique de cette gestion est le découpage des étrangers installés ou aspirant à s'installer en France en catégories (demandeurs d'asile, membres de famille, étudiants, travailleurs...). A partir de ce découpage va être instaurée une hiérarchie, d'ailleurs fluctuante en fonction de l'actualité économique ou politique, au nom de laquelle, pour préserver les droits de l'une ou l'autre des catégories, on sacrifiera ceux d'une troisième. Les pouvoirs publics connaissent bien les règles de ce jeu, qui a fait ses preuves, au cours d'un passé récent, dans le milieu humanitaire : c'est ainsi que depuis 1974, date officielle de la fermeture des frontières aux travailleurs migrants, on a assisté au grignotage progressif d'un certain nombre de principes considérés comme acquis au profit des autres catégories d'étrangers.

La mobilisation des associations à chaque étape de ce processus (restriction de l'accès des membres de famille, refonte du statut du demandeur d'asile) toujours organisée sur le même mode, celui de la violation d'un droit sacré (« on attaque le droit fondamental de vivre en famille », « on veut tuer le droit d'asile »), traduit surtout leur faiblesse. Faute d'avoir produit leur propre analyse du phénomène migratoire, mais faute aussi d'avoir réfléchi plus globalement aux nouveaux enjeux sociaux, dont les nouvelles façons de vivre le couple ou la parenté font partie, elles ont intégré les modèles qu'on leur a imposés, avalant couleuvre après couleuvre, et en sont réduites à un combat d'arrière-garde et désordonné. Aujourd'hui, alors que les récentes lois sur l'immigration démontrent que tous les fronts « sacrés » sont atteints, il est peut-être encore temps de réagir. En affirmant, par exemple, qu'il n'y a pas de catégories d'immigrés plus ou moins « méritante » qu'une autre, et devant à ce titre être prioritairement défendue, et en axant leur lutte sur le respect du droit de chacun à suivre les itinéraires qu'il se choisit : itinéraires passant au travers des modèles établis de la vie familiale comme itinéraires passant au travers des frontières entre les Etats, librement.

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Dernière mise à jour : 27-08-2000 17:50.
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