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Immigration :
tout reste à faire

Par Claire Rodier

Article paru dans Les Inrockuptibles en septembre 97.


En qualifiant de « querelle sémantique » la polémique engagée sur la non-abrogation des lois Pasqua Debré, Lionel Jospin n'a pas tout à fait tort. Décider de leur "abrogation" pure et simple n'aurait eu pour effet que de remettre l'ordonnance du 2 novembre 1945, texte de base de la législation française sur les étrangers, en l'état où elle se trouvait avant la première loi Pasqua de 1993, ce qui ne correspondait ni à l'engagement du parti socialiste pendant sa campagne électorale, ni forcément au souhait de ceux qui se sont mobilisés, au début de l'hiver, contre le projet Debré.

Mais il était possible d'abroger, à tout le moins, les dispositions les plus contestées de ces lois. C'est pourquoi les réponses agacées du premier ministre pour balayer les accusations de trahison qui ont accueilli l'avant-projet de loi Chevènement témoignent d'un profond mépris pour une composante importante de l'électorat qui l'a amené au pouvoir le 1er juin. Derrière les slogans, forcément réducteurs, scandés dans les manifestations de soutien aux sans-papiers depuis plus d'un an, était en effet perceptible la volonté de rupture avec une politique de l'immigration menée depuis des années sous l'angle principal de la répression et de la suspicion. On pouvait donc attendre que le nouveau gouvernement apporte une réponse à la mesure de ce mouvement protestataire. L'annonce, toute symbolique qu'elle soit, de l'abrogation promise aurait représenté un premier pas. Mais au delà de ce recul, le choix d'engager à l'automne une énième réforme de l'ordonnance de 1945 inspirée des conclusions d'un rapport bâclé en un mois ressemble bien à un enterrement des aspirations alors exprimées.

La lettre de mission confiant à Patrick Weil le soin d'analyser la législation en vigueur soulignait pourtant que celle-ci avait été rendue « complexe, parfois incohérente, et surtout incompréhensible, par trop de modifications successives ». Elle ajoutait que son contexte avait changé, « les flux migratoires étant aujourd'hui davantage la conséquence des crises et de sous-développement et générant souvent l'incompréhension de beaucoup de nos compatriotes ».

Qu'en est-il au final ? Au lieu de la simplification annoncée, une nouvelle modification des textes va être soumise au parlement. Certes, on nous explique que si, dans le passé, aucune réforme de l'ordonnance de 1945 « n'a pu intervenir sans donner lieu à de fortes et violentes polémiques », dues à « l'excessive politisation de cette question » (introduction du rapport Weil), celle d'aujourd'hui est la bonne, propre à assurer le « consensus républicain ». L'occasion, en somme, de réussir maintenant ce qui a été raté avec la loi Debré : on se souvient que les bancs socialistes de l'Assemblée nationale étaient singulièrement vides, en décembre dernier, lors de son examen en première lecture. N'eût été la pression de la rue, il est probable que cette indifférence aurait permis qu'elle soit adoptée sans tambours ni trompettes... Le discours sur le consensus semble porter ses fruits : au RPR comme à l'UDF, certains se félicitent déjà du pragmatisme dont fait preuve le gouvernement, et Jean-Louis Debré estime qu'il ne serait « pas impossible » qu'il vote le projet de loi. Faut-il voir, dans cette approbation, le signe de la suprême habileté de l'équipe Jospin ? Présentée comme un simple toilettage des textes afin de rallier les voix de l'opposition, la future loi Chevènement serait en fait la réforme fondamentale à laquelle ont cru nombre d'électeurs de gauche ?

Une lecture attentive de sa première version montre qu'il n'en est rien. Certes, elle contient quelques améliorations réelles : la légalisation de l'asile territorial devrait permettre — s'ils parviennent à obtenir un visa — à des Algériens, entre autres, de trouver une sécurité temporaire en France ; la possibilité, pour un immigré à la retraite, de percevoir ses prestations vieillesse une fois rentré dans son pays mettrait fin à une profonde injustice ; le droit à la vie privée familiale des étrangers, inscrit dans les conventions internationales, pourrait être mieux respecté.

Mais l'obligation, pour recevoir un hôte étranger, de faire viser par le maire un certificat d'hébergement, qui a fait descendre des milliers de personnes dans la rue au mois de février, est maintenue. La durée de la rétention des étrangers en instance d'éloignement est allongée, et un nouveau cas de rétention est instauré. Le principe de la « double peine » n'est pas remis en cause. La suspicion, fil conducteur de la loi Pasqua de 1993, reste omniprésente, voire aggravée, comme dans le cas des conjoints de Français : ceux-ci devront attendre deux années au lieu d'une, comme le prévoyait la loi Pasqua, pour avoir droit à un séjour stable en France. En multipliant les hypothèses de délivrance de titres de séjour temporaires, le projet Chevènement poursuit le travail entamé par la loi Debré : limiter de plus en plus les cas d'octroi du statut de résident (carte de dix ans), et faire de la précarité juridique le principe de notre politique d'immigration. Enfin, ce projet conforte le rôle d'une administration rendue toute puissante au cours des dernières années en lui permettant d'opposer sans réel contrôle la « menace à l'ordre public », notion fourre-tout sans définition juridique.

En se limitant à aménager l'ordonnance de 1945, le gouvernement a donc choisi de rajouter quelques rustines humanitaires à un dispositif usé. Cette ordonnance a beau nous être présentée comme « un texte fondateur, écrit par de grands résistants », dans le cadre duquel Patrick Weil a « éprouvé de la fierté à travailler » (interview à Libération, 27 août 1997), elle n'en est pas moins inscrite dans une logique qui a toujours fait prévaloir les aspects répressifs d'une loi de police sur le respect des droits fondamentaux.

N'était-il pas temps, alors que le mouvement des sans-papiers avait fait prendre conscience à une partie de l'opinion des conséquences nocives de cette législation, de repenser de fond en comble la politique d'immigration ? La Commission nationale consultative des droits de l'homme y invitait le premier ministre dans sa note du 3 juillet, en lui proposant « de remettre en chantier l'ensemble du dispositif législatif relatif aux étrangers ». Un tel programme suppose évidemment qu'on y consacre le temps et les moyens nécessaires ; l'un et l'autre ont fait défaut à la mission conduite par Patrick Weil. À preuve, le fait que nombre des dispositions de l'avant-projet Chevènement d'août figuraient déjà en filigrane dans sa circulaire du 24 juin, plus d'un mois avant les conclusions du rapport Weil !

L'instauration d'un véritable débat sur la question des flux migratoires reste donc une nécessité et une exigence. Nous pensons, au Gisti, que le bilan de vingt-cinq ans de politique fondée sur la fermeture des frontières appelle pour le moins réflexion. Les migrations peuvent devenir un facteur positif, pour la France comme pour les pays d'origine, si l'on sort de la logique d'une répression qui met d'autant plus à mal les libertés publiques et individuelles qu'elle ne cesse de montrer son impuissance à fermer des frontières qui resteront perméables. Un tel débat doit être aussi large et public que possible. Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, avait su organiser dans les années 80 des assises nationales de la Recherche dont l'objectif était de rénover les idées et les structures dans ce domaine. C'est une démarche similaire qu'il conviendrait de mener sur la question des migrations, pour examiner enfin le volume réel des flux migratoires, ses causes et ses effets, notamment dans le domaine de l'emploi. Un récent rapport de l'OCDE souligne qu'il n'est pas possible d'établir une corrélation étroite entre l'augmentation des flux d'étrangers dans un pays et l'évolution de taux de chômage : n'y-a-t-il pas là matière à réflexion ?

Contrairement aux thèses que prêtent certains commentateurs de façon caricaturale aux associations, dont nous sommes, qui remettent en cause le dogme de la fermeture des frontières (et à ce titre tour à tour taxées de disciples des ultra-libéraux, d'extrémistes de gauche ou d'utopistes) nous ne demandons pas que soit décrétée, maintenant, l'ouverture totale des frontières. Les changements politiques ne se font pas du jour au lendemain ; il faut du temps pour la réflexion, et pour faire évoluer les esprits conditionnés par plus de vingt ans de « pensée unique ».

C'est parce que nous sommes, nous aussi, pragmatiques, que nous considérons comme un mauvais calcul à long terme le choix fait par le gouvernement, au nom du « consensus », de boucler en quelques semaines un nouveau rafistolage de la législation sur les étrangers. En perpétuant le processus de fragilisation des étrangers, le gouvernement risque d'être, d'ici quelques mois, confronté à la même tâche impossible que ses prédécesseurs. Que deviendront les milliers de laissés pour compte de l'opération de régularisation organisée depuis le mois de juin, sur la base de critères trop restrictifs pour permettre de régler les problèmes accumulés depuis des années, et dont la future loi ne réglera pas le sort ? Fermera-t-on les yeux, en les laissant dans la clandestinité ? Ce serait contraire au discours du ministre de l'intérieur sur la fermeté rendue possible par la loi « équilibrée » qu'il propose. Mais une hache de gauche peut-elle faire moins de dégâts qu'une hache de droite ?

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Dernière mise à jour : 29-11-2000 20:31.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1997/rodier/immigration.html


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