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1986 et après : histoire d’un enterrement

Un des apports essentiels de la loi du 17 juillet 1984 était de donner un accès "de plein droit" à la carte de résident de dix ans à un grand nombre de catégories d’étrangers ayant des attaches familiales ou personnelles en France. Les réformes successives de la législation ont eu raison de ce dispositif protecteur, à la fois en dénaturant la notion même de "plein droit", d’autre part en réduisant comme peau de chagrin les catégories concernées.

Que reste-t-il aujourd’hui des catégories d’étrangers et d’étrangères qu’on appelait les « plein droit » car elles accédaient automatiquement à une carte de résident ? La philosophie qui avait présidé à la création de ce titre, en 1984, a disparu : à ceux et celles qui, en raison de leurs attaches familiales ou personnelles, avaient vocation à rester en France, le législateur avait décidé qu’on remettrait, de façon automatique, une carte de dix ans valant à la fois autorisation de séjour et de travail. Ce temps est bien révolu.

C’est sur cette « petite » histoire des catégories de plein droit que nous allons revenir. Certes la notion de « plein droit » existe toujours – mais elle concerne essentiellement la délivrance de la carte « vie privée et familiale ». De délivrance de plein droit d’une carte de résident, il n’est plus guère question ni en droit ni en pratique ; l’équilibre, au fil du temps – plus précisément au fil des réformes du droit des étrangers –, a été complètement bouleversé. Le fameux article 15 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, devenu l’article L. 314-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), prévoit toujours que soit délivrée de plein droit une carte de résident à certaines catégories de personnes, mais la longueur de la liste est trompeuse. Les anciennes catégories de la loi de 1984 ne sont plus là. Restent seulement : les enfants et les ascendants de Français·e, ceux qui ont combattu pour la France ou encore les personnes qui ont obtenu le statut de réfugié ou d’apatride. En dehors de ces cas, la délivrance d’une carte de résident est livrée au pouvoir discrétionnaire du préfet. En conséquence, la carte de séjour temporaire d’un an, qui devait être l’exception, est redevenue la norme, obligeant leurs titulaires à se rendre à un rythme soutenu à la préfecture où les conditions d’accueil, comme beaucoup de rapports [1] en témoignent vainement, sont trop souvent indignes.

Le législateur, en 1984, en même temps qu’il crée la carte de résident, en prévoit la délivrance automatique à neuf catégories de bénéficiaires : le conjoint étranger d’un ressortissant de nationalité française ; l’enfant étranger d’un ressortissant de nationalité française si cet enfant a moins de vingt-et-un ans ou s’il est à la charge de ses parents ; les ascendants d’un tel ressortissant ou de son conjoint qui sont à leur charge ; l’étranger qui est parent d’un enfant français résidant en France, à moins qu’il n’ait été déchu définitivement de l’autorité parentale ; l’étranger titulaire d’une rente d’accident du travail servie par un organisme français et dont le taux d’incapacité permanente est égal ou supérieur à 20% ; le conjoint et les enfants mineurs de dix-huit ans d’un étranger titulaire de la carte de résident qui sont autorisés à séjourner en France au titre du regroupement familial ; l’étranger qui a obtenu le statut de réfugié politique ; l’apatride justifiant de trois années de résidence en France ; l’étranger qui justifie, par tous moyens, résider en France habituellement depuis qu’il a atteint au plus l’âge de dix ans ; l’étranger qui justifie, par tous moyens, résider en France habituellement depuis plus de quinze ans.

Catégories en débat

Il n’est pas exigé des personnes concernées de justifier d’une entrée régulière ou d’une situation régulière en France au moment de la demande. C’est ce qui permet effectivement de régler leur sort de façon favorable, à une époque où les conditions pour entrer sur le territoire français sont de surcroît beaucoup plus légères qu’aujourd’hui. Le jeu entre la gauche et la droite, autour des réformes du droit des étrangers, va se focaliser un moment sur la liste des bénéficiaires de la carte de résident. La ligne politique de fond étant la même – qu’elle se nomme fermeture des frontières, maîtrise des flux migratoires ou lutte contre l’immigration irrégulière –, la différence s’opère dans la distribution du titre de dix ans. Une distribution « généreuse », respectueuse des droits de l’Homme (en particulier le respect de la vie privée et le droit à mener une vie familiale) d’un côté ; une remise « contrôlée » du même titre, les catégories potentiellement bénéficiaires étant placées sous surveillance, de l’autre. Pour la droite, cela se traduit par une réduction des catégories et/ou l’ajout de conditions gênant, voire empêchant la délivrance de la carte et plongeant par là même les candidats au titre dans une longue et souvent inextricable clandestinité.

Ainsi la première loi Pasqua du 9 septembre 1986 condamne à la précarité certaines catégories d’étrangers en limitant l’accès à la carte de résident. Pour ne prendre que quelques exemples, les conjoints de Français doivent être mariés depuis au moins un an avant de pouvoir prétendre au titre de dix ans, la présence habituelle en France pendant quinze ans ne permet plus d’obtenir une carte de résident, les personnes arrivées avant l’âge de dix ans ou qui justifient d’une résidence régulière depuis dix ans peuvent certes obtenir « de plein droit » cette carte mais à la condition de ne pas avoir fait l’objet de condamnation pénale (d’au moins six mois fermes ou un an avec sursis).

Outre l’entrée régulière et la réserve d’ordre public, l’administration exige surtout que ces bénéficiaires potentiels soient en situation administrative régulière pour entamer les démarches. Les associations dénoncent vivement les effets de la loi Pasqua – une machine à fabriquer des clandestins [2] – et réclament son abrogation, dès le changement de majorité, au gouvernement Rocard.

« La loi des associations »

Malgré la promesse faite en ce sens, le gouvernement n’est pas pressé de revenir sur la loi de 1986. Ce n’est qu’au printemps 1989 qu’un projet de loi est présenté au Parlement. Plusieurs associations, avec en première ligne la Ligue des droits de l’Homme, sont étroitement associées au travail gouvernemental [3] et participent à la rédaction du texte. L’idée est de revenir à l’esprit des textes de 1981 et 1984, en particulier en ce qui concerne la délivrance de la carte de résident. Le combat associatif portera ainsi essentiellement sur le rétablissement des catégories dites de plein droit, laissant de côté au passage la question de la lutte contre la double peine que le gouvernement ne voulait pas aborder [4]. La loi Joxe du 2 août 1989 supprime les deux conditions empêchant la délivrance de la carte de résident – à savoir la réserve d’ordre public et l’exigence d’un séjour régulier –, revient à la rédaction originelle pour les bénéficiaires, réinstaure les catégories qui avaient été supprimées et en ajoute de nouvelles, comme les conjoints et enfants de réfugiés et d’apatrides. Le mécanisme de péremption de la carte de résident, institué en 1986, qui implique la perte du droit au séjour en cas d’absence du territoire français, est conservé [5].

La joute politique continue autour de cet article 15 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, avec le retour de la droite aux commandes en 1993. Là encore, l’intervention du législateur va se traduire par une restriction importante des bénéficiaires et l’ajout de conditions pour prétendre au titre – pour une large part, les mêmes que celles qui avaient prévalu en 1986, comme l’ordre public, l’entrée et le séjour régulier. Les conjoints et les parents de Français recommencent leur marathon dans la précarité, les exigences nouvelles posées par le texte leur barrant la route de la carte de résident et de tout autre titre. Beaucoup d’étrangers qui pouvaient prétendre à une vie administrative stable sont voués à la clandestinité, quand ils ne sont pas exposés à la reconduite à la frontière. La polygamie fait obstacle à la délivrance d’une carte de résident, non seulement au mari mais aussi aux épouses. Le séjour habituel en France pendant une période prolongée (quinze ans) ne donne à nouveau plus droit à aucun titre. La personne étrangère, arrivée avant l’âge de dix ans en dehors du regroupement familial, ne reçoit plus de façon automatique une carte de résident… Toutefois la loi prévoit, comme filet de protection et facteur de régulation, la délivrance d’une carte de séjour temporaire dès lors que l’étranger justifie avoir sa résidence habituelle en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de six ans…

Délivrance de « plein droit » d’un titre précaire

Ces attaques portées contre des personnes ayant vocation à s’installer durablement réveillent les mouvements de « sans-papiers » à partir de mars 1996. Le gouvernement Juppé n’avait pas l’intention de modifier à nouveau le droit des étrangers, trois ans à peine après la réforme de grande ampleur introduite par la loi Pasqua. Mais il va y être amené pour en corriger certains dysfonctionnements (pour certains parfaitement anticipés et volontaires). Ainsi selon le projet de loi, faisant état de difficultés de mise en œuvre, il faut « donner vocation à un titre de séjour de courte durée aux personnes dont l’expulsion est juridiquement impossible, en faisant prévaloir sur toute autre considération, à l’exception de celles relatives à l’ordre public, les liens établis avec la France, soit à titre familial, soit en raison de l’ancienneté du séjour dûment prouvée ». Certes la délivrance « de plein droit » d’un titre précaire pour certaines catégories de bénéficiaires permet de corriger les effets des textes antérieurs. Mais le glissement va devenir définitif. Et la possession d’une carte d’un an est alors vécue comme un passage obligé avant d’obtenir – ou espérer obtenir – une carte de dix ans, une sorte de période de probation pour tester les liens familiaux dans l’espoir qu’ils se défassent. La loi dite « Debré » du 24 avril 1997 va donc élargir les catégories de personnes pouvant bénéficier d’une carte de séjour temporaire portant la mention « membre de famille » ou « salarié ». On va retrouver celui ou celle qui réside en France depuis qu’il a atteint l’âge de dix ans, l’étranger résidant habituellement en France depuis quinze ans, le conjoint marié depuis un an ou le parent d’enfant français. Le séjour régulier n’est pas exigé pour bénéficier de ce titre précaire, à la différence de ce qui est prévu par l’article 15 de l’ordonnance.

On aurait pu espérer un retour, fût-il partiel, à l’esprit de la loi de 1984 lorsque la gauche gagne les élections législatives de 1997. Les réformes précédentes ont été largement décriées, sur fond de mobilisation importante, et la cohérence même du dispositif est contestée. Pourquoi donner un titre précaire avant de délivrer une carte de dix ans, le premier acte ne servant qu’à remplir la condition pour obtenir le second ? Pourquoi précariser la situation administrative de personnes qui vont de toutes les façons rester en France ? Pourquoi utiliser la délivrance d’une carte temporaire comme instrument de contrôle alors qu’il existe d’autres mécanismes pour lutter contre les éventuelles fraudes ? Tout est fait pour stigmatiser une partie des étrangers et ainsi occuper le terrain politique avec l’immigration.

Le gouvernement Jospin, avant de légiférer, commande à un universitaire, Patrick Weil, un rapport [6] qui va inspirer certaines dispositions de la loi Chevènement. La loi prolonge le processus de remise en cause du droit au séjour stable engagé depuis plusieurs années : les catégories de « plein droit » supprimées par les lois précédentes ne sont pas rétablies ; la loi se borne à créer pour elles une nouvelle carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » et donnant le droit d’exercer une activité salariée. La loi innove toutefois sur certains points en prévoyant la délivrance de cette carte à de nouvelles catégories, comme les étrangers malades. L’article 12 bis de l’ordonnance met également en place un cadre légal pour les régularisations au titre du 7° : peut obtenir une carte « vie privée et familiale » l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs de refus ». La rédaction laisse une certaine marge de manœuvre à l’administration préfectorale, et s’éloigne pour cette raison de la notion de délivrance « de plein droit » [7]. Il n’est pas question de revenir à la délivrance automatique de la carte de résident, notamment pour les conjoints de Français, même si l’on reconnaît que le nombre de mariages de complaisance est faible. Ainsi selon Patrick Weil, l’on est passé « d’une ouverture totale conférant aux étrangers conjoints de Français des droits étendus et immédiats, à un système de contrôles et de restrictions qui loin d’être efficace pour lutter contre les fraudeurs, aboutit à rendre la vie difficile aux couples sincères qui représentent l’immense majorité des mariages célébrés entre des Français et des étrangers ».

Mais ce constat ne change pas le processus initié de précarisation. Une fois en situation administrative régulière, néanmoins, les étrangers visés par la loi – toujours le même article 15 – peuvent obtenir de plein droit le statut de résident, sans que l’on puisse leur opposer, comme c’était le cas auparavant, leur éventuelle entrée irrégulière sur le territoire français. La loi de 1998 ne condamne pas non plus définitivement au séjour précaire ceux qui ne peuvent se prévaloir de liens familiaux avec un Français ou une Française : elle prévoit l’accès de plein droit à une carte de résident à l’issue de cinq ans de résidence régulière et ininterrompue en France sous couvert d’une carte « vie privée et familiale ».

La fin du statut de résident ?

Les deux réformes initiées par Nicolas Sarkozy portent le coup de grâce au schéma qui avait prévalu en 1984, à savoir une carte de résident constituant la carte de droit commun et une carte de séjour temporaire, délivrée à titre d’exception. L’inversion de ce schéma est manifeste à la lecture des dispositions du code des étrangers relatives à la délivrance « de plein droit » des cartes considérées. La loi de 2003 [8] retire de la liste des bénéficiaires du statut de résident les membres de famille – conjoints et enfants – entrés dans le cadre du regroupement familial [9] et les parents d’enfants français sont placés sous haute surveillance [10]. Trois ans plus tard, le législateur réserve le même traitement aux conjoints et aux étrangers qui peuvent justifier de dix ans de séjour régulier. Quant aux personnes qui sont à même de prouver qu’elles résident habituellement en France depuis dix ans, elles ne peuvent plus prétendre de plein droit à la carte temporaire « vie privée et familiale ». Désormais pour prétendre au statut de résident, il convient de donner des gages effectifs d’intégration : «  La délivrance d’une première carte de résident est subordonnée à l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française, appréciée en particulier au regard de son engagement personnel à respecter les principes qui régissent la République française, du respect effectif de ces principes et de sa connaissance suffisante de la langue française [11] ». Ainsi se termine cette petite histoire des bénéficiaires de plein droit de la carte de résident. Celle-ci n’est plus un outil offert à celles et ceux qui ont vocation à vivre durablement ici dans le but de favoriser leur intégration ; c’est un titre qui se mérite, et il appartient aux préfets d’apprécier si les personnes accueillies en France ont ou non « le souci de s’y intégrer ».


Cet article de Nathalie Ferré est paru dans Plein droit n°100, mars 2014, sous le titre « La valse des "plein droit" »


[2Voir la publication interassociative sur « Les conséquences de la loi Pasqua (1986) sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France ».

[3Le Gisti fait partie des associations alors reçues par le ministre de l’intérieur de l’époque, Pierre Joxe.

[4Lilian Mathieu considère que cette période a été marquée par la disqualification politique de la lutte contre la double peine (La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, La Dispute, 2006).

[5Simplement la péremption s’opère au bout de trois années d’absence et non plus un an, comme l’avait prévu la loi Pasqua.

[6« Pour une politique d’immigration juste et efficace », juillet 1997.

[7Selon Patrick Weil, il s’agit « d’une catégorie résiduelle qui implique de la part de l’administration une capacité fine d’appréciation des situations individuelles ».

[8Elle est promulguée le 26 novembre 2003.

[9Jusqu’alors selon la loi, les membres de famille devaient recevoir le même titre que celui qui les avait fait venir.

[10C’est cette même loi de 2003 qui met en place un dispositif pour lutter contre les prétendues paternités de complaisance.