Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »

La drépanocytose : maladie du tiers-monde, maladie négligée

Docteurs Dora Bachir et Frédéric Galacteros

Centre de la Drépanocytose de l’Hôpital Mondor, Consultation polyclinique, Pr J.L. Portos ; Laboratoire de biochimie, Pr. J. Rosa

Loïc : Loïc a 13 ans et quand il joue dans la cour de son collège, peu de choses le distinguent des autres adolescents de son âge : il est certes plus frêle, il a tendance à se fatiguer plus vite, ses yeux jaunissent ou bien alors il manque la classe comme c’était le cas la semaine dernière à cause de la « crise ». Il est alors cloué au lit par des douleurs intolérables qu’il lui faudra bien s’efforcer d’oublier avant la crise suivante.

Car Loïc est atteint de drépanocytose, une maladie héréditaire qui va l’accompagner toute sa vie. Sa mère se rappelle, quand son fils avait 8 mois, le cauchemar engendré par l’annonce de la maladie, le cortège d’images que véhiculait ce mot fatidique Drépanocytose ou Anémie falciforme : mauvais sang, souffrance, mort en bas âge d’enfants de la famille atteints par la maladie.

Elle s’en voulait d’avoir oublié (mais l’avait-elle su réellement ?) qu’elle était, comme son mari, transmettrice de la maladie. L’angoisse de perdre cet enfant était présente à chaque fois qu’il était hospitalisé, qu’il était en « crise » ou qu’il avait de la fièvre.

Qu’est-ce que la drépanocytose ?

C’est une maladie du sang ou plus exactement de l’hémoglobine, protéine essentielle du globule rouge, et dont le rôle est d’assurer le transport en oxygène dans l’organisme. L’hémoglobine normale est appelée A. L’hémoglobine anormale responsable de la drépanocytose est appelée S ; mais il existe d’autres hémoglobines anormales dont les plus fréquentes sont l’hémoglobine C et l’hémoglobine E.

[Schema]Chez chaque individu, la façon dont est fabriquée l’hémoglobine est commandée par l’hérédité ou gènes. Pour l’hémoglobine, comme pour tout le reste de l’hérédité, chaque être humain est composé de deux moitiés : l’une provient du père, l’autre de la mère. Pour cette raison, une personne peut être AA, AS ou SS. C’est un état héréditaire, donc permanent. Si on est AS, dans chaque globule rouge, la moitié de l’hémoglobine est A, l’autre moitié est S ; on peut transmettre la drépanocytose sans pour autant être soi-même malade. Un personne AS peut être le parent d’un enfant malade si le conjoint est, par hasard, lui aussi transmetteur AS. En effet, l’hémoglobine de l’enfant est commandée par l’hérédité qu’il reçoit des parents. Si, par hasard, il reçoit deux fois S, il est SS et malade.

Cette forme SS ou drépanocytose homozygote est la plus fréquente et la plus grave, mais il existe d’autres formes de la maladie qui nécessitent aussi une prise en charge adéquate.

On voit donc qu’un enfant malade SS naît obligatoirement de deux parents transmetteurs (et il y a autant de personnes AS chez les hommes que chez les femmes). Si les deux parents sont transmetteurs, une grossesse n’aboutit pas nécessairement à un enfant malade SS. C’est une sorte de tirage au sort avec quatre cartes où une seule est mauvaise.

Comment se manifeste la maladie ?

La maladie a trois versants :

  • les globules rouges se détruisent trop vite. Cela entraîne un manque ou anémie chronique, qui limite la capacité à l’effort physique ;
  • les globules rouges ont tendance à perdre leur faculté à se déformer et risquent de rester bloqués dans les petites artères. Quand cela se produit, le malade ressent des douleurs très vives, difficiles à soulager pendant 3 à 5 jours ;
  • enfin, une moindre résistance à certaines infections qui deviennent plus fréquentes et plus graves, surtout dans la petite enfance.

Il faut revenir à l’histoire de la drépanocytose dont le titre pourrait être : on ne choisit pas « sa » maladie génétique.

La mutation hémoglobine S à l’origine de la drépanocytose, en effet, est apparue et s’est implantée, il y a des milliers d’années, en Afrique et en Inde, car elle confère un avantage certain à ceux qui en sont transmetteurs (AS) : pouvoir résister « naturellement » au paludisme. De ce fait, au fil des générations, le nombre des AS est devenu important et par voie de conséquence celui des formes majeures SS.

En France : le paradoxe fréquence-silence médiatique

L’étiquette « noire » colle à cette maladie puisqu’elle affecte essentiellement les populations noires d’Afrique intertropicale, des États-Unis, d’Amérique du Sud, mais aussi des DOM. Cependant, la maladie existe aussi en Afrique du Nord, Sicile, Grèce, Portugal, Turquie, Iran, Israël, Inde. En fréquence, c’est une des premières maladies génétiques dans le monde. Pour l’OMS, c’est une maladie négligée, sa carte de répartition se confondant en partie avec celle des pays les plus démunis.

En France, comme dans la plupart des pays industrialisés de l’Europe du nord-ouest, cette maladie est apparue, surtout depuis 1960, en proportion de la population immigrée d’Afrique ou originaire des Caraïbes (soit environ 20 % de la population en Île-de-France par exemple).

La population de malades (SS) suivis en région parisienne dans les services de pédiatrie et d’adultes est estimée à 3 000. Rien d’étonnant donc au fait que le dépistage néonatal (à la naissance) de la drépanocytose, démarré de façon pilote en 1987 dans le Val-de-Marne, avec l’aide active de la CNAMTS (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés), de l’ADPHME (Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant — Pr. Frezal), du service des PMI du Val-de-Marne, ait prouvé que cette maladie génétique était la plus fréquente dans ce département (1/1000 nouveau-nés, malades chaque année soit, sur 19 000 naissances, environ 20 par an), et 1/60 nouveau-nés transmetteurs AS). Par comparaison avec d’autres maladies génétiques, la drépanocytose, dans ce département, affecte 2 à 3 fois plus de nouveau-nés que la mucoviscidose qui, d’ailleurs, n’affecte jamais les populations noires.

On peut donc comprendre l’amertume de Claude Assabe, secrétaire général de l’APIPD (Association pour l’information et la prévention de la drépanocytose) : « Ces élans d’humanité, ces vagues de solidarité qui viennent au secours de la recherche sur les maladies héréditaires vont-ils s’arrêter aux portes de la drépanocytose ?  »

L’information d’abord...

Ce problème de santé important que constitue la drépanocytose est méconnu en France, car il est nouveau : ceci explique que très peu de médecins et/ou de professionnels de la santé connaissent suffisamment cette maladie qui garde à tort l’étiquette « exotique et tropicale ».

Il concerne des communautés minoritaires et variées qui sont le plus souvent exclues de l’information sanitaire. Or celle-ci est capitale à tous les niveaux car elle conditionne l’accès au dépistage qui devrait être gratuit pour les transmetteurs potentiels AS ou AC, particulièrement à certains moments clés de la vie : en prénuptial ou lors de la déclaration de grossesse par exemple.

Ce dépistage est des plus faciles, des moins chers, une seule analyse suffit pour toute la vie. Pour qu’il ait sa pleine valeur, il faut que le résultat soit écrit, explicite, et y associer une consultation gratuite d’information éclairée, non directive, sur la maladie et sa prise en charge, la transmission, les possibilités de diagnostic anténatal.

En Martinique et en Guadeloupe, ce dépistage est systématique en prénuptial, lors d’une grossesse et à la naissance : car ce dernier a aussi l’avantage de dépister très précocement les enfants malades SS ou SC. Une prise en charge précoce autorise une diminution maximale de la mortalité. Ceci permet d’éviter que le diagnostic de la maladie soit porté à l’occasion d’une complication, toujours grave et pouvant être mortelle.

Les moyens de prévention à cet âge sont simples et peu coûteux eu égard aux bénéfices : vaccinations, prophylaxie des infections graves par la pénicillinothérapie quotidienne, éducation des parents vis-à-vis de la maladie.

La prise en charge des malades

L’espérance de vie des patients ne cesse d’augmenter, tel qu’en témoigne la proportion de patients âgés sans cesse grandissante.

Ce sont les bénéfices d’une meilleure prise en charge certes, mais la drépanocytose exige plus : elle est reconnue comme fréquente, invalidante, coûteuse puisqu’elle fait nominativement partie des 30 maladies ouvrant droit à une prise en charge à 100 % et pourtant il n’y a pas de politique sanitaire, même embryonnaire, pas de données de santé publique, aucune évaluation des handicaps personnels ou sociaux.

Or la drépanocytose a cette particularité, en plus du handicap chronique de l’anémie, de provoquer sans prévenir des « crises » ou complications aiguës graves. Cela retentit inévitablement sur la vie du patient et de sa famille, perpétuellement sur le qui-vive, inquiets de cet avenir incertain.

L’intégration du malade dans la société s’en ressent : durant l’enfance, lors de l’apprentissage scolaire où ce handicap est ignoré et plus tard au travail, avec comme conséquences possibles : faible qualification, chômage, non accès à des emplois compatibles avec la maladie, exclusion...

Pour réduire la mortalité et améliorer la qualité de vie, une stratégie efficace doit reposer à la fois sur l’éducation des parents et plus tard du patient (en particulier sur les multiples facteurs qui peuvent déclencher les épisodes critiques) et sur l’organisation rationnelle des soins.

Cela suppose, pour cette dernière, une structure adaptée à tous les problèmes médicaux, sous l’autorité de praticiens formés aux multiples facettes de cette maladie, qui inclut un service d’urgence et d’hospitalisation adapté, un centre de transfusion capable de répondre à toutes les urgences 24 heures sur 24, une unité de réanimation médicale, des laboratoires d’étude de l’hémoglobine et de dépistage et naturellement des consultations de conseil génétique et de suivi des patients.

Cette coordination est assurée au mieux dans un Centre de la drépanocytose qui gère simultanément des soins, l’information, les différentes mesures de prévention et la recherche tant clinique que fondamentale.

En France, il n’existe pas de structure de ce type, alors que 14 centres de la drépanocytose ont été créés en Grande-Bretagne et 1 en Belgique, pour une prévalence de la maladie identique.

La recherche

Elle est en France, sur ce thème, aussi indigente que le niveau de prise en compte en santé publique.

La grande voie de la thérapie génique (greffe de gènes) est quasi inexplorée en France. Or, c’est la seule perspective de traitement curatif généralisable pour les dix années qui viennent.

Conclusion

Beaucoup d’efforts sont à faire pour que le combat contre la drépanocytose rejoigne le niveau de ce qui existe pour les autres maladies génétiques.

Cela suppose d’abord, comme nous l’avons vu, une information large auprès du corps médical, des paramédicaux, des laboratoires d’analyses (chacun pouvant à son niveau, contribuer à la formation à ces problèmes), des communautés concernées et du public en général par l’intermédiaire de l’école, des médias.

Il faut créer quelques centres de la drépanocytose, développer les dépistages et le conseil génétique.

L’Association pour l’information et la prévention dans la drépanocytose (APIPD) doit pouvoir contribuer efficacement à réduire les handicaps.

Enfin, rien ne se fera sans recherche à tous les niveaux : santé publique, médicale, fondamentale.

Loïc prend conscience de ces enjeux et a confiance... Il voit le cercle des « intéressés à son problème, à sa vie » s’agrandir : ses proches, le personnel soignant, ses copains, les enseignants, mais aussi les autres malades, les chercheurs... Tous commencent à parler de la drépanocytose et cette solidarité, qui ne peut que s’amplifier, l’aide à forger des armes pour la vie.


Bibliographie

Alizés « Spécial drépanocytose », mars/avril 1990. Disponible à : Aumônerie Antilles Guyane, 51 bis, rue de la Roquette, 75011 Paris.

Brochures AVIMS (57, avenue du Maine, 75014 Paris).

  • La drépanocytose : qu’est-ce que c’est ? (bande dessinée à l’intention des enfants drépanocytaires)
  • Élever un enfant drépanocytaire
  • Vous êtes AS ?
  • Vous êtes AC ?
  • La drépanocytose : diagnostic et prise en charge, Guide pratique du généraliste.

« Prise en charge des maladies drépanocytaires », D. Bachir, F. Galacteros, Revue du praticien - Médecine générale, 1989, 71, 53-68.


Dans les DOM et en Afrique

Aux Antilles et en Guyane : 8 % des habitants sont AS, 3 % sont AC. Un nouveau-né sur 260 est atteint de maladie drépanocytaire.

À la Réunion : 3,5 % des habitants sont AS. Un couple sur 65 est à risque, ce qui concerne environ 185 grossesses par an.

En Afrique intertropicale (sans tenir compte des variations locales) : environ 25 % des habitants sont AS ou AC. Un nouveau-né sur 56 est atteint de maladie drépanocytaire. Un couple sur 14 est à risque.

Au Maghreb : environ 2 à 3 % des habitants sont AS ou AC.


L’appel de l’APIPD

Face à une maladie encore incurable malgré les moyens actuellement déployés, des pays comme les États-Unis d’Amérique et l’Angleterre ont répondu par une cinquantaine de centres pour les premiers et une dizaine pour la seconde, promouvant les recherches dans ce domaine et se constituant en organes de soutien tant aux malades qu’à leurs familles.

En France, ce type de structures indispensables à la prise en charge des malades reste inexistant, malgré les efforts déployés par certaines personnes, le dévouement, par exemple de l’équipe médicale de l’hôpital Henri-Mondor. Face à cette situation, en tant qu’infirmière, Antillaise et mère d’une enfant drépanocytaire (vivant dans la douleur depuis onze ans), j’ai pris l’initiative, avec l’appui de certains médecins et parents d’enfants malades, de créer une association car il devient urgent de comprendre la nécessité d’actions intenses à mener en faveur des victimes de cette maladie. Par ailleurs l’information dans les communautés à risque et surtout la formation des professionnels de la santé demeurent une priorité.

J’en appelle à votre cœur et à votre esprit, et vous prie de soutenir notre petite équipe, pour faire de l’APIPD une affaire commune, un front puissant pour donner goût à la vie à tous ceux-là qui n’ont que douleurs et infirmités pour lot.

Pour toutes informations complémentaires et pour vos participations écrire à : Mme Alberte Salcede — Présidente de l’APIPD — 5, rue du 18 juin 1940 — 93240 Villepinte (ou téléphoner au 43 84 95 81 tous les jours à partir de 16 h 30).



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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 18:17
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