Édito extrait du Plein droit n° 100, mars 2014
« De plein droit »

Soyons réalistes, demandons la lune !

ÉDITO

Plein droit, centième ! C’est l’occasion de mesurer le chemin parcouru depuis ce premier numéro daté de mars 1987 où nous proclamions, pour expliquer à la fois notre ambition et le titre donné à la revue : « S’il faut continuer, inlassablement, à dénoncer les injustices de la politique gouvernementale et les pratiques administratives illégales visant les immigrés, il faut également mettre en lumière, par une réflexion plus globale les racines de l’exclusion dont ils sont victimes et – pourquoi pas ? – explorer des voies alternatives, définir les contours d’une société où les immigrés jouiraient de plein droit des mêmes libertés, des mêmes prérogatives que les nationaux. »

Relire les anciens numéros de Plein droit, c’est hélas constater la dégradation inexorable du statut des personnes étrangères au fil des réformes de l’ordonnance du 2 novembre 1945 puis du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Les titres de la revue en égrainent les étapes : « Immigrés : le grand chantier de la dés-intégration » (novembre 1991), « De legibus xenophobis » (octobre 1993), « Inégaux en dignité et en droit » (avril 1999), « Acharnements législatifs » (mars 2004), « Immigration : l’exception faite loi » (mars 2011)… Derrière ces formules se lit le grignotage progressif des droits – à commencer par le droit au séjour durable – reconnus aux étrangères et aux étrangers qui avaient en France des attaches personnelles ou familiales, qui y avaient ancré leur vie : autant de raisons de demeurer qui ont été balayées l’une après l’autre pour faire aujourd’hui de la précarité la règle.

Il n’en a pas été toujours ainsi.

Hasard du calendrier, l’année de la centième livraison de Plein droit coïncide avec le trentième anniversaire de la loi du 17 juillet 1984 par laquelle a été créée la carte de résident, titre unique valant à la fois autorisation de séjour et de travail, valable dix ans, automatiquement renouvelable. Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, la loi prévoyait que la carte de résident, appelée à devenir le titre de droit commun, serait remise à toutes les personnes séjournant régulièrement en France depuis plus de trois ans, et qu’elle serait délivrée de plein droit, à toutes celles et ceux ayant des attaches personnelles ou familiales en France [1]. Plusieurs articles de ce numéro relatent la genèse et les circonstances de l’adoption de la loi mais aussi la façon dont, peu à peu, les réformes successives ont détricoté un dispositif qui avait pourtant été présenté, à droite comme à gauche, comme le meilleur garant de l’« insertion » – comme on disait alors – des personnes immigrées.

En reconnaissant aux titulaires de la carte de résident un véritable droit de demeurer, ainsi que le droit d’exercer sur l’ensemble du territoire la profession de leur choix, le législateur de 1984 avait opéré une rupture dont la portée symbolique était aussi importante que la portée pratique : la loi valait reconnaissance de ce que la population immigrée n’était plus considérée comme un simple volant de main-d’œuvre mais comme une composante à part entière de la société française. En prévoyant sa délivrance et son renouvellement « de plein droit », elle écartait de surcroît les risques de précarisation et d’insécurité que fait immanquablement peser le pouvoir discrétionnaire de l’administration quand ses compétences ne sont pas liées.

Trente ans plus tard, que reste-t-il de cette belle avancée ?

L’expression « de plein droit » subsiste dans le Ceseda de 2014. Mais la formule n’est plus qu’un faux-semblant tant sont nombreuses les conditions – d’ordre public, de séjour régulier, de durée de séjour préalable… – auxquelles la délivrance « de plein droit » d’un titre de séjour est subordonnée. Elle ne vise au demeurant, pour l’essentiel, que l’attribution d’un titre de courte durée : la carte « vie privée et familiale », sans garantie de renouvellement. La délivrance de plein droit de la carte de résident, quant à elle, ne concerne plus que quelques catégories résiduelles, dont les personnes reconnues réfugiées. Quant au lien entre intégration et droit au séjour durable, il a volé en éclat, ou plutôt la logique en a été totalement inversée : alors que la stabilité et la sécurisation du droit au séjour avaient été présentées comme une condition nécessaire à l’insertion, on exige aujourd’hui de celles et ceux qui sollicitent la délivrance de ce titre des gages préalables de leur intégration – « républicaine » – dans la société française. La carte de séjour temporaire est ainsi devenue le titre de droit commun, tandis que l’accès à la carte de résident n’est plus qu’une perspective lointaine et aléatoire, quelle que soit l’intensité des attaches en France.

Dans les rangs de l’actuelle majorité, certains critiquent le processus qui a conduit à la précarisation du statut des étrangers et des étrangères. Si elle suit les préconisations du rapport Fekl [2] remis en mai 2013, la réforme – toujours annoncée et toujours retardée – du Ceseda devrait en atténuer les effets en instaurant une carte « pluriannuelle », intermédiaire entre la carte temporaire et la carte de résident. Mais pourquoi se contenter de cette demi-mesure en forme de rustine, pourquoi ne pas revenir à l’esprit de la loi de 1984 : un seul et même titre de séjour pérenne pour tous ceux et toutes celles qui ont vocation à résider durablement sur le territoire français ? Pourquoi, en effet, alors qu’aucun des arguments invoqués en 1984 à l’appui de la réforme n’a perdu de sa pertinence : la généralisation de la carte de résident simplifierait les démarches administratives, améliorerait les conditions d’accueil dans les préfectures et les conditions de travail des fonctionnaires, et surtout garantirait aux intéressé·e·s une sécurité propice à leur intégration.

On entend déjà dire que le contexte ne s’y prête pas : et d’invoquer la crise, le chômage, la montée en puissance du Front national, une xénophobie qui hésite de moins en moins à se déclarer au grand jour… Mais n’ayons pas la mémoire courte. La loi de 1984 a été votée dans un contexte qui présentait beaucoup de points communs avec la période actuelle. Certes, l’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981 s’était traduite par une rupture avec le discours et les pratiques des dernières années du septennat giscardien et par une amélioration du sort des personnes immigrées. Mais dès la seconde moitié de l’année 1982, une fois l’opération de régularisation terminée, le gouvernement avait annoncé sa volonté de sévir contre ceux qui se maintenaient illégalement sur le territoire. Après les élections municipales de mars 1983, sous l’impulsion de l’extrême droite désormais présente dans la bataille électorale, la question de l’immigration était devenue l’objet d’une surenchère dans laquelle la gauche s’était laissée enfermer en prenant une série de mesures supposées écarter tout soupçon de laxisme : contrôles massifs pour détecter les étrangers en situation irrégulière, poursuites systématiques pour infraction à la législation sur le séjour, procédures expéditives pour éloigner les étrangers « clandestins ».

Non, le contexte de 2014 n’est pas pire qu’il l’était il y a trente ans. Si différence il y a, elle réside dans la résignation d’un certain nombre de défenseurs des droits des étrangers. Car à la dégradation progressive des droits fait écho celle des revendications : comme assommé par les coups répétés portés, au fil des années et des alternances, aux acquis des années 1980, le monde militant bride ses mots d’ordre de peur de demander trop, dans une forme d’autocensure qui fait figure de renoncement.

En 2014, réclamer le retour de la carte de résident telle qu’elle avait été conçue en 1984 apparaît ainsi à beaucoup comme réclamer la lune.

À nous de convaincre que la lune est à portée de main.


Les marronniers de Plein droit



Les titres des anciens numéros de Plein droit témoignent d’une grande continuité : celle des préoccupations du Gisti, mais surtout celle des atteintes que la société française n’a cessé de porter, par ses lois, par ses pratiques administratives et par ses comportements, aux droits des étrangères et des étrangers au cours des vingt-cinq dernières années. Nombreux sont les thèmes qui reviennent deux, trois, quatre fois, voire plus : la santé et la protection sociale (numéros 14, 26, 86) ; le logement (numéros 3, 18-19, 68) ; le travail (numéros 4, 11, 31, 78, 89) ; la police (numéros 5, 21, 81, 82) ; l’asile (numéros 6, 10, 18-19, 44, 90) ; l’expulsion et l’enfermement (numéros 27, 48, 50, 62) ; la famille (numéros 12, 24, 51, 95) ; l’Europe (numéros 20, 25, 57, 65-66) ; les frontières (numéros 13, 32, 46, 87).

Pour découvrir tous les numéros de Plein droit : www.gisti.org/pleindroit




Notes

[1Conjoints de Français, enfant étranger d’un Français ; ascendants à charge d’un Français ou de son conjoint ; parents d’un enfant français ; accidentés du travail ; membres de famille venant rejoindre un étranger lui-même titulaire d’une carte de résident ; réfugiés et apatrides ; étranger justifiant résider en France habituellement depuis qu’il a atteint au plus l’âge de dix ans ou depuis plus de quinze ans.

[2Sécuriser les parcours des ressortissants étrangers en France, rapport présenté au Premier ministre le 13 mai 2013 par le député socialiste Matthias Fekl. Voir aussi l’édito de Plein droit n°97, « Quel projet de loi ? ».


Article extrait du n°100

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Dernier ajout : mardi 8 avril 2014, 10:01
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