Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Naturalisations : le bon grain plutôt que l’ivraie
Patrick Weil
Directeur de recherches au CNRS (Centre Pierre-Léon, Lyon), professeur à l’IEP de Paris. Est notamment l’auteur de « La France et ses étrangers », Calmann-Lévy, 1991.
Le débat sur les naturalisations s’était déjà ouvert à la fin des années 1930 : le libéralisme de la loi de 1927 qui, pour des raisons démographiques, avait facilité très largement les naturalisations, avait été mis en cause par beaucoup. Entre 1940 et 1944, Vichy avait procédé à la révision des naturalisations effectuées en application de la loi de 1927 : 15 154 Français étaient redevenus étrangers dont plus de 6 000 juifs dont beaucoup seront ensuite déportés. Vichy avait également repris, en le rendant beaucoup plus sévère, un dispositif instauré par la loi de 1927 et développé par les textes ultérieurs : la déchéance de la nationalité française [1]. Le débat n’est cependant pas clos par la fin de la guerre et il reprend donc en 1945.
Le 19 mars 1945, avant même la création de la commission de la nationalité chargée d’élaborer le nouveau code de la nationalité [2], est instituée une commission interministérielle des naturalisations dont la mission est ainsi définie par le décret publié au Journal officiel du 10 avril : « Elle dégage et coordonne les principes qui paraissent devoir présider à l’examen des demandes de naturalisations par les autorités administratives. [...] Les questions inscrites à son ordre du jour [...] concernent essentiellement l’importance numérique et la qualification sociale ou professionnelle des éléments étrangers honnêtes et loyaux, sains et assimilés, qu’il est possible d’intégrer à la communauté nationale en relation avec la situation démographique du pays et avec la politique d’immigration ».
Mauco et ses confrères
La commission est animée par les représentants du ministère de la justice, mais comprend aussi des représentants des ministères des affaires étrangères, des colonies, du travail, de la santé publique, de la défense, de l’éducation nationale, des prisonniers, déportés et réfugiés. En outre, deux des meilleurs spécialistes des questions d’immigration, qui participent légalement à l’élaboration de l’ordonnance du 2 novembre 1945, y siègent : Alfred Sauvy comme représentant du ministre de l’économie nationale et M. Pagès, directeur des étrangers et des passeports au ministère de l’intérieur.
Les débats de la commission s’organisent autour de deux questions : combien d’étrangers par an doit-on naturaliser d’abord parmi les 200 000 dossiers alors en instance dans les préfectures, et dans l’avenir ? et comment les sélectionner ?
Le ministère des affaires étrangères, qui propose de décalquer la politique de naturalisation sur la politique de l’immigration défendue parallèlement au sein du Haut Comité de la population par Georges Mauco (voir infra), soutient l’idée d’une stricte séparation entre deux catégories d’étrangers : « a) des éléments susceptibles, avant tout, de satisfaire aux besoins économiques du pays. L’assimilation sera, en la matière, une question secondaire. Le rendement quantitatif représentera au contraire l’élément décisif [...] ; b) une immigration sélectionnée destinée à fournir au bout d’un délai plus ou moins long de nouveaux citoyens français » [3]. Soutenu sur ce point par les ministères du travail et de la santé, il ne prône donc pas des naturalisations massives, ceci à l’inverse de Pagès : le ministère de l’intérieur, en effet, s’intéresse à l’intégration dans la nation française et s’inquiète du maintien de colonies étrangères que les naturalisations auraient tendance à dissoudre.
Combien ?
C’est le rapport et l’opinion d’Alfred Sauvy qui emportent finalement sur ce point l’avis de la commission. Selon Sauvy, l’objectif est de faire s’installer en France 130 000 immigrés par an et de faire entrer dans la nationalité française – ce qu’il appelle « franciser » – par acquisition automatique ou par naturalisation autant d’étrangers déjà résidents en France afin que la proportion de Français reste constante [4]. Pour cela il fixe le chiffre minimum des naturalisations à 45 000 par an.
Il considère alors trois catégories d’immigrés ou de descendants d’immigrés : 1. ceux qui sont arrivés récemment, depuis le début de 1945, ou qui vont arriver ; 2. les immigrés de l’entre-deux-guerres ; 3. les immigrés d’avant 1914 et leur descendance. Ces derniers étant francisés, « la question qui se pose est de savoir si, en faisant entrer une nouvelle vague d’immigrants, disons par exemple un million d’individus, il ne convient pas d’effectuer une promotion du deuxième stade vers le troisième ». Il propose donc que, parmi les 200 000 dossiers en instance, ceux des immigrés d’avant-guerre soient traités prioritairement. Son mode de sélection, fondé sur la durée du séjour et donc sur la socialisation, l’amène à proposer que la durée du stage avant naturalisation passe de trois à dix ans.
Qui ?
La deuxième question est abordée à plusieurs reprises. Elle est formulée de la façon suivante : convient-il, pour l’octroi de la naturalisation, de considérer en première ligne la situation de famille de l’impétrant, ou sa profession, ou sa nationalité d’origine ? Le ministère des affaires étrangères répond en prônant la primauté de l’origine et en proposant un classement par nationalité proche de celui que Mauco voulait également imposer dans la sélection des immigrants : en premier, dans l’ordre des « naturalisables », viendraient « les nordiques » – Belges, Luxembourgeois, Hollandais, Suisses, Danois, Scandinaves, Finlandais ; en second les « Liguriens » – Basques, Navarrais, Catalans, Italiens de Lombardie et du Piémont ; en troisième les Allemands, les Autrichiens et les Tchécoslovaques ; en quatrième les Slaves.
Pour le ministère du travail, la priorité n’est pas la nationalité d’origine, mais la profession. Devraient venir en premier les travailleurs industriels, puis la main-d’œuvre agricole, en troisième les commerçants, et enfin les professions libérales.
Le représentant du ministre de l’intérieur estime de son côté qu’il importe de naturaliser très largement, sans tenir compte de la profession exercée par les intéressés [5]. Sur l’origine, il propose de donner une priorité aux apatrides, du fait qu’ils sont soumis aux mêmes obligations militaires que les Français. Et son souci de l’ordre public l’amène à proposer de naturaliser les Polonais du Nord mais pas les Italiens du Sud. Finalement sa proposition est la suivante : priorité aux étrangers chargés de famille et aux adultes âgés de moins de 25 ans, classés selon trois catégories : 1. pays nordiques, Italie, Espagne, Pologne, apatrides ; 2. Europe centrale, Allemagne ; 3. Slaves.
Il propose également de favoriser en première urgence les « naturalisations-récompense » comme celle des résistants. Le représentant de l’éducation nationale souhaite inclure, dans cette catégorie, les étudiants qui justifient d’une brillante scolarité ou les étrangers exerçant une profession intellectuelle, et il se prononce également, contre l’avis de la majorité de la commission, pour la naturalisation de médecins étrangers afin de compenser la pénurie de médecins français notamment dans les campagnes.
Sauvy, enfin, propose l’ordre de priorité suivant : 1. situation de famille ; 2. stabilité de l’emploi, plus importante selon lui que la profession ; 3. l’origine nationale, qui lui paraît être le critère le moins important des trois puisque les enfants de tous ces immigrants seront en tout état de cause français.
Ce désordre des positions cache en fait une bataille qui se déroule dans le même temps pour la définition de la politique de l’immigration au sein du Haut Comité de la population. Se prononcer pour la naturalisation prioritaire des apatrides ou ne pas mettre d’obstacles à celle des commerçants ou artisans dans des villes, c’est autoriser la naturalisation des réfugiés juifs d’avant-guerre dont Mauco ne veut pas. Et lorsque la commission se rallie à une position commune qui place en premier la situation de famille, en second l’origine nationale – selon le classement du ministère des affaires étrangères – et en troisième, pour ce qui est de la profession, la stabilité de l’emploi et non la nature de la profession, il s’agit d’une victoire de ceux qui combattent la prévalence de l’origine ethnique.
Tri ethnique ?
D’ailleurs le Haut Comité de la population créé en avril 1945 pour préparer l’ordonnance sur le statut des étrangers, ou plutôt Georges Mauco qui en assure le secrétariat général, décide d’entrer en concurrence avec la commission sur les naturalisations. Au cours de la réunion du 18 mai 1945 du Haut Comité présidée par de Gaulle, Mauco fait adopter un plan de sélection ethnique des immigrés.
Le 12 juin 1945, il fait signer par de Gaulle [6] une directive adressée à son garde des Sceaux, où l’on retrouve en fait toutes les thèses de Mauco :
« Dès à présent, il importe que les naturalisations soient effectuées d’après des directives d’ensemble. Il conviendrait notamment [...] de subordonner le choix des individus aux intérêts nationaux dans les domaines ethnique, démographique, professionnel et géographique.
a) sur le plan ethnique, il convient de limiter l’afflux des méditerranéens et des orientaux qui ont depuis un demi-siècle profondément modifié la composition de la population française. [...] Il est souhaitable que la priorité soit accordée aux naturalisations nordiques (Belges, Luxembourgeois, Suisses, Hollandais, Danois, Anglais, Allemands, etc.). [...] On pourrait envisager une proportion de 50% pour ces éléments.
b) sur le plan professionnel, la France a surtout besoin de travailleurs producteurs : agriculteurs, mineurs [...]. D’autre part, pour conserver son pouvoir d’assimilation, il est nécessaire que les professions libérales, commerciales, banquières, etc. ne soient pas largement ouvertes aux étrangers [...].
c) sur le plan démographique, il convient de naturaliser des individus jeunes ou ayant des enfants.
d) sur le plan géographique, il convient de limiter strictement les naturalisations dans les villes, spécialement à Paris, Marseille, Lyon, où l’afflux des étrangers n’est pas désirable, pour de multiples raisons.
Je vous prie de vouloir bien donner des instructions aux préfectures pour que l’étude et l’envoi des dossiers s’inspirent de ces directives et pour que soient suscitées au besoin les naturalisations désirables. »
Mauco proposait également d’inclure la législation sur les naturalisations dans l’ordonnance sur les étrangers. C’était sans compter sur la réaction de Pierre-Henri Teitgen qui soutient la position de sa commission et l’exprime en face de de Gaulle dans une communication au gouvernement [7]. Il rappelle d’abord, en l’approuvant, la thèse de Sauvy qui « a démontré la nécessité pour assurer le redressement démographique de la France, d’augmenter de façon très sensible le nombre annuel des naturalisations pour le porter à 45 000 par an ». Il indique que la commission a également émis le vœu « qu’un rang plus ou moins privilégié soit donné aux intéressés suivant le nombre de leurs enfants ou leur âge. Elle a estimé que le deuxième élément à prendre en considération pour l’octroi de la naturalisation devait être la nationalité d’origine puisque de celle-ci dépend la plus grande aptitude des postulants à s’intégrer à la famille française ».
Il ajoute que, depuis la communication des directives d’ensemble préconisées par le Haut Comité de la population et de la famille, les plans géographique et professionnel n’ont pas été considérés exactement de la même manière par la commission et le comité susvisés. En effet, une fois naturalisés, les étrangers devenus français ont la complète liberté de déplacer leur domicile, liberté qui interdit tout calcul de distribution des naturalisations entre les villes et les régions rurales. Il indique enfin que la commission a considéré que l’élément profession ne devait être pris en considération qu’en troisième lieu, après les éléments démographique et ethnique.
Plus tard avec le soutien de Adrien Tixier, ministre de l’intérieur, Pierre-Henri Teitgen obtiendra que la législation sur les naturalisations soit incluse dans le code de la nationalité et non dans l’ordonnance sur les étrangers.
La tradition républicaine sauvée mais entamée
On ne trouve finalement pas trace, dans le code de la nationalité promulgué par l’ordonnance du 19 octobre 1945, des controverses que l’on vient de rappeler. Il conserve les deux conditions que fixait déjà la loi de 1927 pour pouvoir être naturalisé : une condition d’âge et une condition de stage, qui passe toutefois de trois à cinq ans. Il y ajoute quatre conditions supplémentaires : la résidence effective, la moralité, l’assimilation, et le bon état de santé. Mais ceci revient à transformer en condition de recevabilité des demandes les éléments d’appréciation qui guidaient déjà en fait les décisions de l’administration lorsqu’elle avait à décider de l’opportunité d’une naturalisation.
En revanche, la classification par origine n’apparaît pas. Cela confirme la place secondaire accordée à ce critère aussi bien dans la sélection des étrangers à l’entrée du territoire qu’à l’entrée dans la nationalité. On le retrouve cependant à l’article 15 du décret n° 45-2698 portant application de l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui cite la nationalité d’origine parmi les critères d’appréciation par l’administration des demandes de naturalisation (ce critère n’apparaîtra plus, en revanche, dans le décret d’application de la loi de 1973). L’absence du critère de l’origine dans les textes résulte aussi de ce que la commission avait mesuré l’effet que pourrait provoquer l’éventuelle divulgation du classement par nationalité. Consciente qu’il serait impossible de garder secrètes les instructions données aux préfets, « qu’elles seront immédiatement connues des gouvernements étrangers qui pourront en tirer parti pour exercer une certaine propagande parmi leurs ressortissants en France », la commission avait estimé qu’il ne faudrait pas communiquer de classement par nationalité d’origine aux préfectures. Ce classement resterait à la Chancellerie et serait seulement connu des magistrats appelés à prendre des décisions [8].
Au total, le code de la nationalité de 1945, en ne faisant prévaloir l’origine ni explicitement, ni comme critère premier de naturalisation, maintient la tradition républicaine tout en la restreignant sur ce point et sur d’autres. Comme si, au fond, les critiques émises tout au long de la IIIe République avaient quand même trouvé, après la Seconde Guerre mondiale, un certain écho, une certaine justification, comme si Vichy et la persécution nazie n’avaient été qu’une parenthèse, et qu’une fois la parenthèse close reprenait le procès en condamnation d’un certain laxisme égalitaire de la IIIe République en vogue à la fin des années 1930.
Georges Mauco est l’auteur d’une thèse pionnière, publiée en 1932, sur Les Étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique (Armand Colin). Devenu le plus réputé des spécialistes de l’immigration, il est appelé début 1938 au cabinet de Philippe Serre. En 1939 et 1940, Mauco participe en tant qu’expert aux réunions du Haut Comité de la population. Après la guerre, en avril 1945, il est nommé par le général de Gaulle secrétaire général du Haut Comité consultatif de la population et de la famille, qui est notamment chargé d’élaborer le texte préparatoire de l’ordonnance de 1945. Georges Mauco restera dans cette fonction jusqu’en 1970. Il avait déclaré le 28 mars 1939 devant le Haut Comité de la population : « Depuis la guerre s’est développée une véritable industrie : trop souvent l’argent, les relations, la politique, l’habileté ont été des facteurs déterminants de certaines naturalisations. Une révision sérieuse des naturalisations accordées depuis vingt ans apporterait des surprises ». (Archives nationales Cote F/60/494) |
Ancien élève de l’École polytechnique, Alfred Sauvy entre en 1922 à la Statistique générale de France, administration chargée de produire les statistiques de la France, notamment le recensement. En 1938, il est membre du cabinet de Paul Reynaud, ministre des finances. Très tôt, il s’est également intéressé aux questions de population et d’immigration. Il publie ainsi dès 1927 « La population étrangère en France et les naturalisations », Journal de la société de statistique de Paris, n° 2, février 1927, et n° 3, mars 1927. Il publie en janvier 1943 Richesse et population (Payot), et en 1946, en collaboration avec Robert Debré, Des Français pour la France (Gallimard) – deux ouvrages dans lesquels plusieurs pages sont consacrées aux problèmes de l’immigration. À la Libération, à partir du 4 avril 1945, il est secrétaire général à la famille et à la population au ministère de la santé publique et de la population ; à ce titre, il coordonne l’activité des différentes administrations en charge de l’immigration. |
*Je remercie MM. Benmakhlouf, Directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice, et M. Grignon-Dumoulin, chef du bureau nationalité, qui ont permis la réalisation de cette étude.
Notes
[1] Voir Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy 1940-1944 », Vingtième Siècle, n° 20, octobre-décembre 1988, et dans ce numéro « Les mauvais Français du Maréchal ». Sur les dispositions législatives relatives à la déchéance de la nationalité française et leur évolution, voir dans ce numéro « Le code de la nationalité : entre statu quo et innovation ».
[2] Sur cette commission qui a préparé l’ordonnance du 19 octobre 1945, voir « L’ordonnance du 19 octobre 1945 : affinement juridique ».
[3] Lettre du 7 avril 1945 du ministre des affaires étrangères au ministre de l’intérieur. Archives nationales MI 34-347.
[4] Procès-verbal de la réunion de la Commission interministérielle des naturalisations, 4 mai 1945, archives du ministère de la justice.
[5] Toutes ces remarques sont produites au cours de la réunion du 20 avril de la Commission interministérielle des naturalisations. Procès-verbal de la réunion du 20 avril 1945, archives du ministère de la justice.
[6] Voir Gérard Noiriel, Le Creuset français, Le Seuil, 1988, p. 39.
[7] Communication n° 3579 du garde des Sceaux relative aux travaux de la Commission interministérielle des naturalisations. Archives nationales, Cote F 60/499.
[8] En réalité, c’est le ministère de la population qui se verra transférer les décisions de naturalisation.
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