Article extrait du Plein droit n° 44, décembre 1999
« Asile(s) degré zéro »
Les pépites d’or de l’OFPRA
Luc Legoux
Maître de conférences à l’Université Paris1 (IDUP)
D’après les statistiques 1998 de l’OFPRA, qui ont été diffusées en juillet 1999 avec un certain retard par rapport aux années précédentes, très exactement 22 375 premières demandes d’asile ont été enregistrées et 4 342 nouveaux certificats de réfugié ont été délivrés. Ces chiffres, dans la lignée des précédents, ne nous surprennent pas, mais ils ne cessent de nous inquiéter. Pour le cinquantenaire des droits de l’homme, la France n’a donc accueilli que 7,7 % des demandeurs d’asile qui se sont présentés en Europe des Quinze, soit à peine plus que la Belgique (7,5 %). Quant au nombre de délivrances de certificats de réfugié, déjà très faible dans l’absolu, l’analyse montre que seul environ le quart d’entre elles concerne réellement des nouveaux réfugiés ayant été reconnus par l’OFPRA ! Une pratique si restrictive ne peut être imputée au simple respect du droit international, et si l’assujettissement de la politique d’asile à la politique migratoire gouvernementale est manifeste, il ne faudrait pas en conclure que l’Office n’est pas indépendant. L’OFPRA doit au contraire être tenu pour responsable de sa politique et, à notre avis, ces statistiques sont avant tout le résultat d’un état d’esprit très défavorable aux demandeurs d’asile qui s’exprime jusque dans les écrits de son directeur.
L’évolution particulière de la demande d’asile en France par rapport à celle constatée dans l’ensemble de l’Europe des Quinze est visible sur le graphique ci-dessus qui superpose les deux séries en utilisant une double échelle. La France qui a enregistré le maximum de demandes plus tôt que l’ensemble de l’Union européenne a également pris des mesures restrictives plus précocement. À partir de 1994, l’évolution devient similaire bien que la croissance de la demande en 1998 soit moins perceptible en France.
La rhétorique officielle veut que la baisse des demandes n’ait pas porté atteinte au droit d’asile car elle serait essentiellement le résultat positif de la dissuasion des demandes infondées. Encore récemment Jean-François Terral, directeur de l’Office, reprenait cette antienne dans un article(1) en s’appuyant sur l’exemple de la « chute spectaculaire » qualifiée de « révélatrice » du nombre des demandes turques au début des années quatre-vingt-dix.
La chute est réelle mais l’exemple est trompeur, car cette chute spectaculaire ne provient pas que de la dissuasion de demandes abusives. Il faut savoir, en effet, que le nombre total de demandes turques en 1992 (1 700) est inférieur au seul nombre des demandes reconnues fondées (2 560) parmi les 11 730 demandes turques déposées en 1990. Si les chiffres de l’OFPRA révèlent quelque chose de la baisse des demandes entre 1990 et 1992, c’est que les mesures prises n’ont pas touché que les demandes infondées, bien au contraire.
Dans le même article, le directeur de l’Office entend dédouaner l’obligation de visa pour les demandeurs d’asile en utilisant l’exemple roumain. Il souligne que 24 % du nombre total des demandeurs d’asile en 1997 sont roumains alors qu’ils sont soumis à l’obligation de visa. Que signifie ce chiffre ? Uniquement que la politique des visas est inefficace contre les réseaux d’entrée clandestine par voie terrestre.
Par contre, les demandeurs d’asile de pays lointains sont fortement pénalisés et nous rejoignons là le facteur coût/éloignement développé par J-F. Terral. Selon lui,
l’éloignement, avec le coût de voyage qui lui est associé, est également un très important élément explicatif de la baisse de la demande d’asile en France dans un contexte d’augmentation des crises dans le monde.
Bien entendu, de nombreuses crises se produisent très loin de la France, mais comment ne pas voir que la politique des visas, associée aux sanctions aux transporteurs de voyageurs démunis des titres requis, augmente fortement le coût du voyage vers la France pour les demandeurs d’asile démunis de ce précieux sésame ? En effet, les demandeurs d’asile sans visa n’ont d’autre solution pour atteindre la France que d’employer des filières d’accès dont le coût exorbitant est dénoncé dans de nombreux articles(2) ; toute cette connaissance ne pénètre-t-elle pas à l’Office ?
L’exemple roumain
La demande roumaine nous ramène aux chiffres récents. Entre 1997 et 1998, la croissance du nombre total des demandes est de 20 % pour l’ensemble de l’Union européenne contre seulement 4,5 % en France où l’évolution générale à la hausse est en partie compensée par le coup d’arrêt mis aux demandes d’asile roumaines et bulgares par la loi Chevènement du 11 mai 1998. Un article de cette loi complète en effet l’aspect dissuasif de la « clause de cessation » de la Convention de Genève appliquée notamment aux Roumains et aux Bulgares, et qui permet de retirer le statut de réfugié lorsque les circonstances ayant entraîné la reconnaissance de la qualité de réfugié ont cessé.
La demande roumaine étant restée très forte malgré l’application de cette clause qui implique logiquement un taux de reconnaissance des nouvelles demandes proche de zéro, la loi Chevènement a soumis à la procédure d’« examen prioritaire » les demandeurs d’asile ressortissants des pays pour lesquels cette clause de cessation est appliquée, et elle leur a supprimé l’autorisation provisoire de séjour ainsi que l’accès au dispositif national d’accueil.
La demande roumaine a donc été divisée par sept entre janvier et décembre 1998. S’il est incontestable que nombre de ces demandes n’étaient pas fondées, les statistiques de l’OFPRA font cependant état de la délivrance de dix-sept certificats de réfugié en 1998. Est-ce, contrairement à l’opinion de l’Office, que les droits de l’homme sont imparfaitement respectés en Roumanie, ou est-ce que les statistiques sont trompeuses et ne recouvrent pas que des reconnaissances de nouveaux réfugiés ?
Si le chiffre de 22 375 demandes d’asile enregistrées par l’Office semble faible par rapport aux violations massives des droits de l’homme dans le monde, notons qu’il n’est qu’une mesure incomplète des demandes exprimées. Pour atteindre une mesure plus exhaustive, il faudrait ajouter le nombre de demandes d’asile territorial, non publié, et surtout le nombre de demandes non prises en compte. Rappelons que le nombre de demandes aux frontières terrestres est officiellement de zéro puisqu’à ces frontières les demandeurs se trouvent déjà dans un pays signataire de la Convention de Genève, et qu’ils sont censés y déposer leur demande. De même, il faudrait ajouter le nombre de personnes entrées en France en vue de demander l’asile mais renvoyées dans un pays tiers, que ce soit au titre de la Convention de Dublin ou au titre d’autres accords de réadmission.
Des chiffres trompeurs
L’évolution du nombre des reconnaissances de la qualité de réfugié suit avec un décalage de quelques années l’évolution du nombre des demandes. Il faut voir là l’effet des délais de procédures qui impliquent que les reconnaissances d’une année ne correspondent qu’en partie aux demandes de l’année selon une proportion variable selon les périodes et les pays.
En France, le nombre maximum de reconnaissances est atteint en 1991 avec la résorption des stocks de dossiers des années précédentes, la baisse des reconnaissances accompagne ensuite celle des demandes, ce qui montre bien que ce ne sont pas seulement les demandes jugées infondées qui sont empêchées de s’exprimer. Dans l’ensemble de l’Union européenne, l’évolution suit le même schéma quelques années après la France et d’une manière plus étalée du fait de la plus grande diversité des situations.
Le chiffre de 4 342 certificats de réfugié délivrés en 1998 n’est pas seulement très faible, c’est de plus un chiffre trompeur car contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne correspond pas réellement à 4 342 reconnaissances de la qualité de réfugié.
En effet, un fort pourcentage des certificats est délivré à des enfants de réfugiés déjà présents en France. Ces enfants, déjà réfugiés de par le statut de leurs parents, doivent déposer une demande d’asile lorsqu’ils atteignent leur majorité et un certificat leur est alors délivré après les vérifications d’état civil nécessaires. Cette pratique est ancienne en France, mais l’ampleur relative de ce type de délivrance de certificat a fortement augmenté avec la baisse des reconnaissances sur le fond. En 1998, les certificats délivrés aux ressortissants du Sud-Est asiatique (Cambodge, Laos, Vietnam), qui ne concernent pratiquement que des enfants de réfugiés, représentent 20 % de l’ensemble des certificats. Mais ce type de certificats ne concerne pas que ces trois nationalités, tous les flux d’asile quelque peu anciens sont fortement concernés (Sri-Lanka, Turquie, ex-Zaïre, Iran, etc.).
L’OFPRA ne publie pas le nombre de certificats délivrés aux enfants de réfugiés, mais une étude(3) qu’il a réalisée pour la Direction de la population et des migrations (DPM) en 1996 et portant sur 1 000 demandes de 1994, indique qu’en fin de procédure (recours devant la Commission de recours des réfugiés compris), 42 % des délivrances de certificats concernent des enfants de réfugiés. Le nombre de délivrances de certificats sur le fond ayant baissé depuis, en attente de nouvelles données on peut considérer que, grossièrement, une petite moitié des certificats n’est pas constituée par des reconnaissances de nouveaux réfugiés.
Grave dysfonctionnement
Grossièrement donc, il n’y aurait eu qu’environ 2 200 reconnaissances sur le fond en France en 1998. Mais ce qui est également peu connu, c’est qu’à peu près la moitié des reconnaissances sur le fond n’est pas le fait de l’OFPRA. En 1998, la Commission des recours des réfugiés (CRR) a annulé 1 139 décisions de rejets de l’OFPRA qui a donc dû délivrer, contre sa volonté initiale, autant de certificats de réfugié(4).
Comment interpréter ce poids de la CRR dans les reconnaissances ? Le directeur de l’OFPRA a sa version : « Que 5 % environ des décisions de l’Office soient annulées par la CRR ne fait que témoigner de l’indépendance de nos procédures d’asile, et l’on ne peut que s’en satisfaire. ». En effet, guère plus de 5 ou 6 % des 18 000 rejets de l’OFPRA sont annulés par la CRR et les chiffres présentés ainsi peuvent peut-être paraître acceptables. Mais cette présentation ne doit pas occulter ce que l’on ne peut s’empêcher de considérer comme le symptôme d’un grave dysfonctionnement : la moitié des nouvelles personnes protégées par le statut de réfugié l’ont été contre la décision de l’Office chargé de la protection des réfugiés.
La présentation statistique adoptée n’est pas innocente, selon que l’on privilégie les 5 % de rejets annulés ou les 50 % de nouveaux réfugiés rejetés à mauvais escient et « repêchés » par la CRR, on ne renvoie pas la même image du fonctionnement de l’Office. Quoiqu’il en soit, seul environ le quart des 4 342 délivrances de certificats de 1998 concerne des nouveaux réfugiés reconnus en première instance par l’OFPRA.
L’indépendance de l’OFPRA étant sans cesse réaffirmée, il faut chercher au sein même de l’Office les causes de cette pratique si restrictive en matière d’asile. Admettons que l’exigence de preuves des craintes de persécutions dénoncée par des défenseurs du droit d’asile soit totalement irréelle et que seule la conviction des agents de l’Office compte.
L’état d’esprit
Nous voici alors face à l’essentiel : l’état d’esprit des agents chargés de l’examen des demandes.
En effet, c’est de cet état d’esprit plus ou moins suspicieux que dépend le niveau d’exigence requis pour emporter la conviction. Bien entendu, un état d’esprit ne se décrète pas, il se façonne à petites touches, par petites phrases, comme celle du directeur de l’Office décrivant le métier d’officier de protection : « Métier difficile, qui demande rigueur et motivation, et qui s’apparente à celui d’orpailleur : dans le flux que charrie la rivière, chercher inlassablement les pépites d’or de la Convention de Genève, les réfugiés politiques ». Les réfugiés seront sans doute flattés d’être comparés à des pépites d’or, mais les pépites étant une proportion infime du flux que charrie la rivière, comment dire plus élégamment que la quasi-totalité des demandeurs d’asile ne doit être considérée que comme boue et cailloux ?
(1) Jean-François Terral « L’Office français de protection des réfugiés et apatrides », in Échanges santé-social, revue trimestrielle du ministère de l’emploi et de la solidarité, n° 91, septembre 1998, La documentation française.
(2) Voir par exemple Claude-Valentin Marie « L’Union européenne face aux déplacements de populations. Logiques d’État et droit des personnes » Revue européenne des migrations internationales, Volume 12, n° 2, 1996.
(3) Estimation du nombre d’entrées effectives d’accompagnants de demandeurs d’asile et de réfugiés, 1997, DPM.
(4) Avec les délais administratifs, toutes les annulations de 1998 ne sont pas prises en compte dans les certificats délivrés en 1998, mais les reports d’une année sur l’autre font que les ordres de grandeur sont respectés.
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