Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »
Accompagner aussi la mort des immigrés
A l’hôpital Antoine Béclère de Clamart, infirmières et aide-soignantes du service de médecine interne ont suivi une formation à l’accompagnement des mourants, avec une initiation à l’approche de la mort dans différentes cultures et religions, judaïsme, christianisme, islam en particulier. Ces soignantes étaient confrontées à la mort de jeunes gens originaires d’Afrique du Nord atteints par le sida, à leur révolte et à la douleur des familles devant lesquelles elles se sentaient souvent démunies.
Chacune se souvient de moments où elle a été débordée par la manifestation exubérante de l’émotion ou surprise par la mise en œuvre d’un rite inattendu. Ainsi, cette infirmière n’a pas oublié qu’étant sortie de la chambre pendant quelques minutes après la mort d’une jeune femme, elle a vu, à son retour, que la sonde de réhydratation avait été arrachée et les bijoux enlevés… Comment aurait-elle pu deviner qu’il s’agissait, pour les proches, de débarrasser au plus vite l’âme de la morte de toute entrave ?
Pendant ces années difficiles, elles ont d’abord été aidées par la présence et les gestes, silencieux, d’un aide-soignant originaire des Comores. Elles ont ensuite appris l’importance, pour les Musulmans, de la toilette rituelle, l’obligation religieuse du linceul, la nécessité de tourner la face du mort vers l’est. Aujourd’hui ? « Nous ne nous approprions plus le mourant, nous laissons plus de place à la famille », disent-elles simplement.
Une famille qui vient souvent nombreuse et manifeste parfois bruyamment sa douleur. Une famille qu’on laisse orienter le lit du mort comme elle le veut et à qui on assure que la toilette rituelle pourra être faite à l’amphithéâtre par une personne de son choix. Quelle limite à cette acceptation de rites différents ? « Celle que nous imposent notre responsabilité professionnelle et le respect des autres patients », répondent-elles. La limite aussi de leur propre culture laïque : « Comment parler religion avec un malade ou avec sa famille alors que nous n’en parlons jamais entre nous ? », remarque l’une d’entre elles. Et toutes de constater : « On accepte mieux le rituel voulu par une famille avec qui on a eu un bon contact pendant les jours précédant la mort ».
« Cette demande de formation aux autres cultures se manifeste dans les hôpitaux depuis une vingtaine d’années, mais sa signification a changé », constate Zahia Kessar, une des responsables de l’organisme de formation continue « Expression » [1]. Philosophe et anthropologue, enseignante à Paris XII, elle explique que les soignants ont d’abord vu dans l’approche « culturelle » un moyen d’obtenir que les patients de culture différente se plient aux soins prescrits, mais que leur objectif s’est élargi. Le patient est devenu une personne avec qui on négocie la prise en charge de la maladie ; plus récemment il est aussi devenu un client dont les droits doivent être respectés. « Au-delà des migrants, c’est l’approche globale du malade qui est en cause », remarque-t-elle.
« L’acceptation des différences permet de relativiser nos propres attitudes culturelles », explique encore cette chercheuse qui observe qu’à l’intérieur même de l’Europe, dans des pays de même niveau technologique, l’attitude vis-à-vis de la maladie et des soins n’est pas la même. Certes, la mort n’est pas toujours au centre des demandes de formation reçues par « Expression », mais elle y est toujours présente. « La famille a toujours besoin d’occuper sa place, souvent le mourant parle de sa mort et de l’au-delà, les soignants, eux, sont parfois déconcertés par une demande d’accompagnement spirituel », remarque-t-elle. « Mais la découverte d’autres visions philosophiques peut aider chacun à comprendre qu’on peut penser autrement et à sortir de sa propre vision tragique de la mort ».
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