Article extrait du Plein droit n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés : le grand chantier de la « dés-intégration » »

Notes de voyage

La Convention de Lomé III, signée en 1985 entre la CEE et les Etats ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) prévoyait que « les parties contractantes encouragent une plus grande coopération régionale entre les Caraïbes, l’Océan Pacifique et l’Océan Indien, qui impliquerait les Etats ACP, les pays et territoires d’outre-mer et les départements d’outre-mer environnants ».

Cette même orientation s’est trouvée confirmée dans la Convention de Lomé IV entrée en application le 1er mars 1990. La Martinique, la Guadeloupe et la Guyane sont donc appelées aujourd’hui à jouer un rôle actif et dynamique dans la Caraïbe pour une meilleure coopération entre les Etats de la région. Le rapport présenté sur cette question, au nom du Conseil économique et social, par monsieur Jean Crusol (séance des 28-29 mai 1991), est particulièrement intéressant et documenté.

Or, bien que de nombreuses études aient été faites, notamment par l’Europe, sur les divers aspects de la coopération entre les Etats de la Caraïbe (voir le numéro spécial Plein Droit-IM’média,« L’Europe multi-communautaire »), on constate que, curieusement, aucune ou presque ne traite d’un des aspects déterminants de cette coopération, à savoir les flux de population, qu’ils soient étudiés en termes de bilan ou en termes de perspectives.
Et pourtant, s’il est une région du monde où les phénomènes migratoires sont importants, c’est bien dans la Caraïbe : émigration vers les métropoles coloniales (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Hollande, France) ; migrations à l’intérieur même des pays de la Caraïbe ; migrations d’Européens vers la Caraïbe.

Peut-on alors réfléchir sérieusement à une politique de coopération sans prendre en compte les problèmes de population ? Il semble pourtant important et urgent, vu l’ampleur des flux migratoires vers l’Europe, de réfléchir aux conventions passées avec l’Europe et entre les Etats de la région, portant notamment sur les problèmes de formation, de santé et de sécurité sociale, de circulation des personnes, et qui concrétisent ainsi, au niveau de la Caraïbe, ce que la Convention de Lomé IV prévoit dans ce domaine : « Les Etats membres de la Communauté et les Etats ACP continuent à veiller, dans le cadre des mesures juridiques ou administratives qu’ils ont ou qu’ils auront adoptées, à ce que les travailleurs migrants, étudiants et autres ressortissants étrangers, se trouvant légalement sur leur territoire, ne fassent l’objet d’aucune discrimination sur la base de différences raciales, religieuses, culturelles ou sociales, notamment en ce qui concerne le logement, l’éducation, la santé, les autres services sociaux, le travail » (chapitre 1, art. 5).

Une réflexion sérieuse dans ce domaine, débouchant sur une politique concertée entre les pays de la région et avec eux est urgente. Des discriminations existent, depuis longtemps, et l’on risque d’aboutir rapidement à des situations explosives.


Au cours d’un voyage que nous avons fait récemment, nous avons pu ainsi constater que tous les Caribéens qui vivent en Martinique ou qui souhaitent s’y rendre sont soumis à une réglementation totalement arbitraire. Visas, nationalité, regroupement familial, mariage, tout obéit à des règles particulières, non écrites évidemment, mais implacables.

Il nous a semblé important de rapporter ici un certain nombre de ces situations scandaleuses à bien des égards.

Alors que Martinique, Guadeloupe, Guyane sont appelées à jouer un rôle actif et dynamique dans la coopération régionale et que les ressortissants de ces pays peuvent circuler sans visa dans les autres pays de la Caraïbe, la réciprocité n’est pas vraie. Les Caribéens qui veulent visiter la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, départements français dits d’« Europe tropicale », sont soumis à la réglementation française concernant les visas. Aussi, un Haïtien ou un Sainte-Lucien qui veut faire un séjour en Martinique, devra faire preuve de ténacité et de patience pour obtenir peut-être, s’il a beaucoup de chance, un visa de très court séjour : six mois de démarches pour obtenir un visa de trois jours pour les Sainte-Luciens voulant visiter la Martinique est une chose fréquente ; Sainte-Lucie n’est pourtant qu’à 35 km de la Martinique.

Les Européens de la CEE, quant à eux, peuvent, sans restriction et sans visa, s’installer et travailler en Martinique, Guadeloupe, Guyane. Ils bénéficient même pour cela de dérogations fiscales et d’incitations financières.

Dans un pays comme la Martinique, où la population étrangère représente à peine 1% de la population totale, l’attitude des autorités à l’égard des Caribéens est particulièrement choquante. Tout est mis en oeuvre pour empêcher la venue ou l’installation des Caribéens et cela au mépris des textes en vigueur.

Nous ne citerons ici que quelques exemples de ce que nous avons vu.

D’innombrables obstacles

— Un ami martiniquais veut se marier avec une Sainte-Lucienne. Il voudrait que le mariage ait lieu en Martinique mais il n’arrive pas à obtenir pour elle de visa supérieur à trois jours, ce qui est insuffisant pour faire les démarches nécessaires. Et si elle reste plus de trois jours, la mairie, contrairement aux textes en vigueur, refuse le mariage considérant probablement que l’intéressée est en situation irrégulière.

Si le mariage a lieu à Sainte-Lucie, étant donné que la régularisation sur place des conjoints de Français n’est pas admise en Martinique, il lui faudra engager une procédure de regroupement familial pour que sa femme puisse venir le rejoindre.

Tout ceci est, bien évidemment, contraire aux textes qui concernent le mariage et le séjour des conjoints de Français.

— Une Haïtienne vit depuis plusieurs années en Martinique. Elle y travaille et a un titre de séjour. Elle a enfin obtenu un logement qui lui permet d’espérer faire venir ses deux enfants restés en Haïti. La DDASS donne un avis favorable ainsi que l’OMI. La préfecture refuse l’autorisation au motif qu’elle a omis de dire, à son arrivée en Martinique, qu’elle avait deux enfants restés en Haïti...

— Mme X. est française d’origine haïtienne. Elle est mariée avec un Martiniquais. Son mari est très gravement malade, probablement condamné. Elle souhaiterait que sa mère vienne quelque temps en Martinique, vu l’état de son mari. Elle va donc au consulat de France à Port-au-Prince où on l’informe qu’en tant que parent de Français, elle doit faire une demande de regroupement familial. La demande est alors introduite et aboutit, après plus d’un an de démarches et d’attente, à un rejet.

— Y. a 18 ans. Il est né et a toujours vécu en Martinique. Ses parents sont haïtiens. Il veut se faire établir une carte d’identité française, conformément au code de la nationalité. On lui répond qu’il faut d’abord que ses parents obtiennent la nationalité française.

Cette réponse semblerait être donnée systématiquement pour les déclarations de nationalité faites pour des jeunes étrangers nés en France et dont les parents vivent en France.

— Z. est Sainte-Lucien, marié à une Martiniquaise. Il a fait une déclaration de nationalité en tant que conjoint de Français il y a trois ans. Il attend toujours...

Au mépris des textes en vigueur, tous les Caribéens qui devraient pouvoir obtenir la carte de résident n’obtiennent que la carte d’un an, ce qui permet, à l’occasion des renouvellements, d’éventuellement remettre en cause ces titres de séjour.

Quel but poursuit donc ainsi la France en fermant les frontières de Martinique aux Caribéens, en maintenant ceux qui sont présents dans une situation précaire, en facilitant l’émigration des jeunes de 20 à 30 ans vers la France alors que, dans le même temps, les Européens peuvent s’installer librement et que les Français continuent à affluer ?

Incohérence ou politique délibérée ?

Quelle cohérence y a-t-il entre cette politique et la Convention de Lomé affirmant la volonté de développer les liens entre Martinique, Guadeloupe, Guyane et les autres pays de la Caraïbe ? Le but recherché n’est-il pas, au contraire, la mise en place d’une politique de substitution et de blanchiment de la population, pour que ces trois pays, dont on veut qu’ils soient la vitrine de l’Europe dans la Caraïbe, le soient aussi par leurs habitants ? Une telle politique ne pourra s’instaurer sans provoquer de violentes résistances qui compromettront gravement toute chance de réussite.

Comment le dernier recensement expliquera-t-il l’augmentation sensible de la population en Martinique passée de 330 000 en 1982 à 360 000 en 1990 alors que l’émigration vers la France a continué ? Selon les premiers commentaires de l’INSEE, très peu d’étrangers, donc de Caribéens, seraient venus s’installer : à peine 1%, contre 55% à Saint-Martin, 29% en Guyane, 3% en Guadeloupe. La diminution de 15 000 personnes constatée dans la tranche d’âge 20-29 ans, aurait été compensée par l’arrivée de couples de plus de 30 ans avec leurs enfants. Qui sont ces derniers arrivants ? Des Martiniquais qui reviennent au pays ? Des Français qui cherchent le soleil et les avantages fiscaux ? Des fonctionnaires attirés par les 40% de prime de vie chère. L’INSEE affirme (peut-être un peu rapidement) qu’il s’agirait plutôt de Martiniquais revenant au pays. Cet organisme reconnaît cependant que le nombre d’Européens venus s’installer en Martinique a probablement augmenté (cf. « Antiane », revue économique des Antilles et de la Guyane, INSEE ECO, juin 1991).

Quels que soient les résultats, il est urgent, pour l’Europe, de réfléchir à une réelle politique de population en concertation avec les responsables locaux de Martinique, Guadeloupe, Guyane et des autres pays de la Caraïbe.

L’exemple guyanais



N’en déplaise à M. Pierre Mauroy, il existe déjà un département français où le gouvernement, par l’intermédiaire des services de l’Etat, traite l’immigration de façon expéditive sans que les socialistes locaux y trouvent à redire, pour la simple raison qu’ils participent eux-mêmes au consensus xénophobo-politique qui y règne depuis que la population locale compte 30% d’étrangers.

Ce département, c’est la Guyane. Un office de la main d’oeuvre internationale y a été installé, le 1er janvier, à la demande notamment du président du conseil général, M. Elie Castor, député apparenté socialiste, dirigeant du Parti socialiste guyanais (autonome par rapport au PS), principale composante locale de la majorité mitterrandienne.

La pratique du charter y est quasi hebdomadaire. Elle y est même tellement élaborée que les autorités affrètent les avions dans lesquels les immigrés en situation irrégulière sont reconduits chez eux avant que les principaux intéressés ne soient arrêtés par les gendarmes. Comme il n’y a pas encore de lieu de rétention on procède par opérations « coups de poing » : les gendarmes sont informés qu’ils ont un avion « à remplir » tel jour à telle heure, et le matin du jour dit ils font le tour des grands chantiers de Cayenne et de ses environs. Comme le recours à la main d’oeuvre clandestine originaire du Brésil, du Surinam ou de la Guyana est d’usage courant dans les entreprises guyanaises, qui le considèrent comme un facteur de croissance économique, ils n’ont jamais aucun mal à « garnir » le charter.

De modestes travailleurs

Ces gendarmes n’ont pas vraiment bonne conscience parce que les clandestins qu’ils interpellent ainsi sont en général de modestes travailleurs gagnant leur pitance sans faire de mal à personne, contrairement aux immigrés désoeuvrés, parfois très dangereux dans un département qui n’est pas sans analogie avec le Far-West, mais ces opérations ont avant tout un but psychologique. Elles donnent à la population le sentiment que les autorités emploient les grands moyens contre une immigration excessive.

Il ne faut pas plus de quarante-huit heures à un clandestin reconduit sur la rive sud de l’Oyapock, à la frontière brésilienne, ou sur la rive nord du Maroni, à la frontière surinamienne, pour revenir tout aussi clandestinement à Cayenne, avec de nouveaux papiers tout aussi faux que les précédents. Dans ces immenses contrées amazoniennes, parcourues de milliers de voies d’eau, il n’existera jamais aucune frontière imperméable.

Alors, personne n’étant dupe, tout le monde joue à cache-cache avec beaucoup de philosophie. Les deux centres de surveillance installés sur le littoral, le premier au lieu-dit la Montagne d’Argent, côté brésilien, le second à la pointe de Hattes, côté surinamien, servent aussi souvent de centres de secours que de points de contrôle.

Refoulés en charters aériens, les immigrés clandestins reviennent en effet avec leurs propres « charters » nautiques : presque toutes les nuits, on entend les pirogues à moteur des passeurs danser la sarabande à la barbe de la maréchaussée qui les guette le long des rivages et qui doit parfois, quand la mer est mauvaise, voler au secours de leurs indésirables passagers en danger de noyade...

A.R.



Article paru dans Le Monde du 9 juillet 1991



Article extrait du n°15-16

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Dernier ajout : samedi 5 avril 2014, 00:06
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