Édito extrait du Plein droit n° 25, juillet 1994
« La famille au ban de l’Europe »

Accoutumance

ÉDITO

« Fermer les frontières ? c’est inévitable. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Il y a tellement de chômeurs, chez nous, il vaut mieux que chacun reste chez soi. Et puis, si on laisse encore entrer des étrangers, ça va favoriser le racisme ».

C’est par là, avec ces idées qui se veulent de bon sens, que tout commence, c’est à partir de là que tout s’enchaîne pour, au bout du compte, justifier l’inacceptable.

Si l’on veut fermer les frontières pour arrêter l’immigration, il faut bien — n’est-ce pas ? — faire des contrôles sévères à l’entrée sur le territoire. Ce qui complique un peu les choses, ce sont les demandeurs d’asile, qu’on ne peut pas refouler comme ça, sans précautions : le droit d’asile, comme chacun sait, c’est sacré. Alors on les met dans des zones d’attente, pour bien montrer qu’on examine leur cas un peu plus attentivement. Scrupules bien excessifs, à vrai dire, puisque, c’est connu et les statistiques de l’OFPRA le prouvent, la plupart seraient des « faux » demandeurs d’asile. Le mieux, d’ailleurs, quand on le peut, c’est de les bloquer au départ ou, à défaut, à l’arrivée en ne les laissant même pas mettre pied à terre.

Contrôler les frontières c’est bien, mais ça ne suffit pas. Parce qu’il y a ceux qui réussissent quand même à entrer et qui ensuite s’incrustent. D’où cette règle d’or appliquée par les consulats : plus un postulant a de bonnes raisons de vouloir se rendre en France, moins il est opportun de lui délivrer un visa. Sur cette base sont exclus en priorité ceux qui viennent d’un pays plus pauvre que la France, soupçonnés de vouloir y travailler au noir, mais aussi ceux qui ont de la famille en France, les plus suspects à cet égard étant les étrangers mariés avec des Français : à tous ceux-là, on ne délivre des visas qu’au compte-gouttes. C’est plus sûr, et c’est d’autant plus simple qu’on n’a même pas besoin de s’expliquer sur les raisons pour lesquelles on refuse le visa.

Il y a aussi ceux qui, comme les Algériens, souhaitent trouver en France un abri temporaire parce qu’ils ne sont plus en sécurité dans leur pays. Ici le problème devient encore plus sérieux, car ils sont nombreux dans ce cas. A problème sérieux, solution radicale : on arrêtera jusqu’à nouvel ordre de délivrer des visas. On ne peut dire plus clairement que, si la France entend protéger ses nationaux contre le terrorisme islamiste des deux côtés de la Méditerranée, elle ne lèvera pas le petit doigt pour venir en aide aux Algériens victimes de ce même terrorisme.

Moralité : plus il y a de gens en danger chez eux, plus il est impératif de se barricader chez soi.

Mais la lutte ne s’arrête pas aux frontières. Car il faut compter aussi avec ceux qui n’ont pas ou plus de carte de séjour et qui s’obstinent à se maintenir coûte que coûte sur notre territoire. Le législateur ayant décidé que séjourner en France sans papiers était un délit, ces étrangers-là sont, au sens propre, des délinquants. Peu importe, donc, les raisons qu’ils ont de vouloir rester en France : parce que c’est là qu’ils vivent depuis de longues années, parce qu’ils y ont femme et enfants, parce que retourner dans leur pays les exposerait à des dangers... Cette logique-là ne saurait prévaloir contre cette réalité d’évidence : ils sont chez « nous », pas chez eux ; s’ils ne respectent pas nos lois, il est logique de les punir et, s’ils s’obstinent à rester, il est logique de les contraindre à partir.

Par tous les moyens, à commencer par des contrôles d’identité massifs destinés à repérer les étrangers en situation irrégulière. Des contrôles qu’on effectuera de préférence là où il y a de grandes concentrations d’étrangers, en vue d’une productivité maximale (la productivité, mesurée par le ratio « nombre de personnes trouvées en situation irrégulière/nombre de personnes contrôlées » n’est-elle pas le gage d’une utilisation rationnelle des forces de police ?).

Une fois arrêtés, il est logique, toujours, que ces « délinquants » soient reconduits à la frontière. Seulement, pas plus qu’ils ne sont prêts à respecter nos lois, ils ne sont prêts à se plier aux injonctions de l’administration : il faut donc bien les enfermer, avant de les embarquer de force dans l’avion. Et comme ils sont pleins de ressources et d’imagination, prêts à tout pour ne pas retourner chez eux, y compris à faire disparaître leurs papiers, eh bien, on les mettra dans des camps — pardon, dans des centres de rétention « judiciaire » — jusqu’à ce qu’ils se décident à fournir les fameux papiers qui permettront de les réexpédier dans leur pays.

Malgré tout cet arsenal répressif, malgré toute cette mobilisation policière et judiciaire, il y en a qui peuvent encore passer entre les mailles du filet. Alors pour ceux-là, pas de pitié. Il n’est pas question qu’ils abusent de notre hospitalité, comme il n’y a pas de raison qu’ils profitent de nos largesses : pas de raison de leur verser des allocations familiales, pas de raison de les soigner gratuitement dans "nos" hôpitaux. Demain, peut-être, qui sait, pas de raison d’accueillir leurs enfants dans "nos" écoles.

Et pour être plus sûr qu’ils ne parviennent pas à tourner nos lois, il convient de transformer toutes les autorités publiques, tous les fonctionnaires — maires, employés des postes, agents des caisses de sécurité sociale, et demain directeurs d’école— en auxiliaires vigilants de la police, incités à dénoncer tous les étrangers qu’ils soupçonnent d’être en situation irrégulière. Pourquoi faudrait-il s’en offusquer, puisque ce sont des délinquants ?

De temps à autre, histoire de maintenir l’opinion en haleine et de lui montrer qu’on veille sur elle, on crie au loup. Le loup par excellence, aujourd’hui, c’est le spectre de l’« islamisme ». Le gouvernement joue ici sur du velours, puisque tout le monde abhorre l’islamisme : la droite parce qu’elle n’aime pas les Arabes, la gauche parce qu’elle déteste l’intégrisme. Sous prétexte de débusquer les terroristes, on organisera des contrôles massifs, destinés surtout à intimider la population immigrée. Sous prétexte de protéger les citoyens, on internera pendant des semaines au mépris de nos lois une vingtaine de personnes sans jamais prendre la peine de divulguer les charges qui pèsent sur elles. Tétanisés par la menace islamiste, les Français ne s’indignent même plus de la violation des principes de l’Etat de droit, ne remarquent même pas la mise en place progressive d’un véritable Etat policier et ne s’interrogent guère sur le rangement opportuniste de tout musulman dans la catégorie des « islamistes ». Serait-ce parce qu’elle vient d’ailleurs et qu’elle apparaît donc étrangère que la religion islamique devient une religion délinquante ?

Voilà où nous en sommes.

Mais pire encore que l’escalade de la répression et de la dénégation des droits est l’accoutumance progressive que cette escalade engendre. Tout ce qui paraissait naguère impensable, inconcevable, finit, au bout d’un certain temps, par apparaître normal, inévitable, naturel : normale, la mise en état de siège des quartiers pour y effectuer des contrôles d’identité ; normale, la détention pendant des semaines et bientôt des mois ; normales les visites domiciliaires pour débusquer ceux qui se cachent ; normale, la séparation des familles ; normale, l’expulsion des malades.

Normale, bientôt, la délation, si nous ne réagissons pas.



Article extrait du n°25

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Dernier ajout : samedi 5 avril 2014, 00:14
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