Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »

En matière de protection sociale : Fidélité à la « logique Pasqua »

Adeline Toullier

Doctorante en droit social à l’Université Paris X Nanterre
« Globalement satisfaisant » : ainsi est qualifié, dans le rapport Weil, l’état du droit des étrangers en matière de protection sociale ! Et le projet de loi Chevènement de s’appuyer sur ce diagnostic tout teinté de mesure et de sereine objectivité pour ne proposer que quelques modifications des dispositions en vigueur. Du « globalement satisfaisant », nous sommes certainement censés glisser, radieux, à l’excellence du « tout à fait satisfaisant »… ! Qu’en est-il exactement ?

Il faut être une autruche, de surcroît bien entêtée, pour ne pas voir combien peu satisfaisante est la situation.

Exception faite des ressortissants communautaires qui, en effet, bénéficient d’une couverture sociale correcte, les étrangers résidant en France connaissent une précarité croissante, et leur droit à la protection sociale est sérieusement restreint. Quand, par ailleurs, il est reconnu dans les textes, il est de fait quotidiennement dénié, et de cela, le rapport Weil dont « la philosophie et la démarche équilibrée » n’est plus à saluer, ne fait pas état.

Les attitudes xénophobes auxquelles se heurtent les étrangers dans leurs rapports avec les administrations, la suspicion, l’excès de zèle, les interprétations abusives, les restrictions arbitraires : « globalement satisfaisants ». Les dysfonctionnements et les lacunes des textes : « globalement satisfaisants ». Le mépris patent des principes constitutionnels et des engagements internationaux : « globalement satisfaisant ». L’inégalité criante de traitement, enfin, entre Français et étrangers et entre étrangers de diverses catégories, c’est cela, sans doute, qu’il convient de qualifier de « globalement satisfaisant » !

Maintien d’un « équilibre pertinent »

Si le rapport Weil omet d’examiner les pratiques et les modalités concrètes d’accès aux soins et à la protection sociale, on pourrait l’en absoudre eu égard à la brièveté du temps imparti pour la mission, et s’attendre uniquement à ce qu’il analyse le bien-fondé des textes dans l’optique d’une politique sage et équitable concernant les étrangers en France et leur couverture sociale.

Mais le rapport assène : « L’équilibre […] instauré ou rappelé par la loi du 24 août 1993 (loi Pasqua) est pertinent ». De quel équilibre s’agit-il ?

Le plus important changement introduit par la loi Pasqua dans la politique de la protection sociale est la généralisation d’un principe déjà largement appliqué auparavant : celui de l’éviction de certains droits sociaux des étrangers, ou de certaines catégories d’étrangers.

Avec la loi Pasqua, l’exigence de la régularité du séjour est devenue systématique pour la quasi-totalité des prestations de sécurité sociale ou d’aide sociale. Comme, dans le même temps, cette loi aboutissait à limiter la délivrance de titres de séjour, c’est un nombre croissant d’étrangers qui ne bénéficient pas de dispositifs sociaux, alors même qu’ils cotisent et sont assujettis à l’impôt.

Le système en vigueur actuellement ne se contente pas d’exclure les étrangers dépourvus de titre de séjour : en énumérant limitativement par décret les titres de séjour nécessaires pour accéder à différentes prestations (il n’y a pas de liste commune à l’ensemble de la protection sociale mais une liste par catégorie de prestations), le législateur a écarté nombre d’étrangers en situation précaire de séjour (les titulaires de récépissé de demande ou de renouvellement de titre, de convocation, d’autorisation provisoire de séjour de courte durée) de telle ou telle prestation.

Ainsi, même s’ils ont bénéficié de la sécurité sociale, s’ils ont cotisé, s’ils ont séjourné régulièrement en France pendant des années, s’ils ont vocation à rester en France ou s’ils élèvent des enfants français, de plus en plus d’étrangers ne peuvent plus prétendre qu’à des prestations de secours, destinées aux populations entrées dans la précarité et l’exclusion : les prestations d’aide sociale.

Voilà le fameux « équilibre » vanté par le rapport Weil, et gardé intact dans le projet de loi Chevènement : aux étrangers en situation régulière, un droit (chichement accordé) à la sécurité sociale, aux autres, en situation irrégulière, l’aide sociale.

La nouvelle législation, si elle est votée en l’état [1], n’offrira que deux avancées notoires, sur lesquelles d’ailleurs il y a lieu de s’interroger.

Mais, avant de les examiner, il nous a paru intéressant de dresser un panorama de la situation actuelle, pour pointer les injustices flagrantes que l’actuel projet de loi ne corrigera pas.

Nous n’en faisons pas ici un inventaire exhaustif [2], mais nous nous arrêtons à quelques dénis de droit inscrits dans les textes eux-mêmes, à quelques lacunes qui lèsent de fait des personnes dans des situations que les textes négligent de prendre en compte, et à quelques pratiques révélatrices d’une inégalité voulue et entretenue.

Une affiliation problématique

La première difficulté qui se présente aux étrangers concerne les conditions d’affiliation.

Ainsi, les étudiants doivent présenter aux caisses de sécurité sociale un titre de séjour « étudiant » afin que soit procédé à leur immatriculation. Que faire pour obtenir, en préfecture, le titre de séjour étudiant qu’a priori l’État veut bien vous accorder ? C’est tout simple : il faudra entre autres documents, produire… une attestation d’assurance sociale ! Heureusement, pour résoudre ce petit problème kafkaïen, les assurances privées sont nombreuses sur le marché !… Et elles sont la seule solution pour les étudiants étrangers.

Les demandeurs d’asile connaissent aussi des difficultés d’affiliation du même ordre. Il leur est demandé parfois de fournir des pièces d’état civil établies par les autorités consulaires de leur pays d’origine ! La Convention de Genève avait prévu que devait suffire le reçu de demande de reconnaissance du statut de réfugié délivré par l’OFPRA… Disposition méconnue par certaines caisses de sécurité sociale.

Quant aux demandeurs d’asile de plus de 65 ans, ils ne bénéficient d’une couverture maladie que s’ils résident dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile (CADA). Et ils ne peuvent percevoir d’allocation d’insertion puisque l’inscription à l’ANPE leur est refusée…

Même lorsqu’ils ont pu être dûment affiliés, plusieurs catégories d’étrangers voient leurs droits rognés. Par exemple, les enfants d’assurés sociaux étrangers non ressortissants communautaires ne peuvent bénéficier du formulaire « E 111 », celui qui permet la prise en charge immédiate des soins dispensés dans les autres États membres lors de déplacements temporaires. Ainsi dépourvus de protection sociale en cas de voyages scolaires, ils peuvent être du coup privés de partir avec leur classe. Réglementation propre à faciliter, certainement, l’intégration !…

De façon plus aiguë, se pose le problème du maintien des droits après la cessation de la situation qui les a fait ouvrir. Le Conseil constitutionnel a tranché le 13 août 1993 : les droits à l’assurance maladie doivent être maintenus pendant douze mois pour les assurés sociaux en situation irrégulière, comme ils le sont pour les autres assurés. Cette position a été confirmée à deux reprises par le Conseil d’État, sur recours du Gisti (le 9 décembre 1996 et le 23 avril 1997).

Mais les caisses de sécurité sociale sont, heureusement, protégées par leur administration de tutelle des errements du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ! Ainsi, plusieurs circulaires défendent une position contraire, privant de leurs droits les étrangers en situation irrégulière, ceux qui sont en cours de renouvellement de titre de séjour et d’ailleurs également les Français dont la carte d’identité « infalsifiable » est en cours de renouvellement.

Les détenus étrangers, eux, qui lorsqu’ils sont en situation régulière bénéficient, pendant leur détention, d’une couverture maladie pour eux-mêmes et leurs ayants droit majeurs en situation régulière, obtiennent le maintien de leurs droits après leur libération. En revanche, s’ils sont en situation irrégulière, ils ne bénéficient pas du maintien des droits après la détention, et leurs ayants droit même mineurs ne sont pas couverts.

Quant aux double nationaux et aux étrangers accomplissant leur service national ailleurs qu’en France, ils sont exclus par la CNAM de la couverture maladie et du maintien de leurs droits douze mois après leur libération au motif que seul le service national français ouvrirait droit à une couverture maladie auprès des caisses françaises. Sur quel fondement ?

Les prestations d’assurance maladie ne sont par les seules à être souvent refusées aux étrangers : les prestations familiales aussi font l’objet de restrictions diverses. Ainsi, depuis 1987, sauf rares exceptions, les enfants d’un étranger pourtant en situation régulière, s’ils sont entrés en dehors de la procédure de regroupement familial, n’ouvrent plus droit aux prestations familiales et ce quel que soit l’âge depuis lequel ils vivent en France.

D’autre part, l’administration refuse systématiquement d’ouvrir droit aux prestations familiales pour les enfants à charge « recueillis » lorsque la personne ayant la charge de l’enfant est étrangère. Cela est pourtant contraire et au code de la sécurité sociale et à la jurisprudence de la Cour de cassation !

Là encore, on voit que les structures chargées d’exécuter la politique d’ensemble définie par la nation s’arrogent un droit de regard sur cette politique et font fi de décisions prises en haut lieu : Cour de cassation, Conseil constitutionnel, sans parler des instances internationales.

Les conventions bilatérales qui règlent le sort des étrangers de retour dans leur pays ne sont d’ailleurs pas toujours équitables, loin s’en faut. Et les problèmes d’exportabilité de prestations sont nombreux.

Le cas des pensions d’invalidité ou des rentes d’accidents du travail est à relever. L’objectif est-il de maintenir sur le territoire des invalides et des malades ? On le croirait… La pension d’invalidité liquidée en France n’est exportable que si une convention bilatérale le prévoit. À défaut, le versement est suspendu au jour du départ. Pourquoi ne pas avoir imaginé une carte « invalide » prévoyant, comme la carte retraité, la perception de la pension à l’étranger ?

De même, les étrangers titulaires d’une rente d’accidenté du travail ne peuvent exporter celle-ci sauf convention bilatérale ou internationale le prévoyant. S’ils quittent définitivement la France, ils reçoivent pour toute indemnité un capital égal à trois fois le montant annuel de la rente. Si le travailleur est décédé, ses ayants droit étrangers ne peuvent prétendre à une indemnité exportable dans le pays d’origine que s’ils résidaient en France au moment de l’accident !…

Pour finir, sans l’épuiser, cette liste de mesures ou pratiques discriminatoires, il reste à évoquer les cas où l’entrée dans la précarité pour les étrangers va jusqu’à remettre en question leur droit au séjour. Le droit au RMI, ainsi, est reconnu aux étrangers titulaires d’une carte de séjour temporaire « salarié » ou « commerçant » s’ils justifient d’une résidence non interrompue et régulière en France pendant au moins trois ans. Mais les conditions d’activité liées au titre de séjour n’étant plus réunies lorsque le RMI est obtenu, la délivrance du renouvellement de ce titre est bien souvent refusée. C’est, dans la pratique, une manière de contester le droit au RMI imparable.

Le risque de non-renouvellement existe d’ailleurs dès l’entrée en chômage. Lorsqu’un étranger titulaire d’une carte de séjour temporaire « salarié » se retrouve au chômage, son titre de séjour est renouvelé une première fois pour un an, puis pour la durée d’indemnisation au chômage restant à courir. A l’issue de ces deux renouvellements, s’il n’a pas droit au séjour pour un autre motif, il se retrouve en situation irrégulière. S’il est titulaire d’une carte de séjour temporaire « commerçant » son titre n’est pas renouvelé du tout en cas de cessation d’activité.

La violation patente de principes fondamentaux

Voilà, en quelques points, à quoi ressemble une situation jugée « globalement satisfaisante » ! C’est une situation qui, non seulement bafoue l’esprit d’équité mais qui conduit à protéger moins ceux qui auraient le plus besoin d’être protégés. C’est une situation qui crée des tracasseries administratives parfois sans solution, des contentieux et l’obligation de se battre pour faire reconnaître des droits existants qui encombrent les juridictions ou que ne peuvent exercer beaucoup d’étrangers mal informés, victimes d’arbitraires et dépourvus de réels moyens de défense. C’est, enfin, une situation qui ruine la volonté à la base de notre système de protection sociale : assurer la plus large couverture possible à toute la population résidant sur le territoire français. Une situation qui, en laissant sur le territoire des personnes sans protection sociale, fait courir à l’ensemble de la population des risques sanitaires.

Pourtant, des textes souverains ont affirmé les principes qui devraient régir ce système, principes totalement contredits par la logique des textes de 1993 concernant les étrangers, lorsqu’ils associent droits sociaux et régularité de séjour :

  • le préambule de la Constitution de 1946 rappelle que « la Nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé (et de) la sécurité matérielle » ;
  • les engagements internationaux de la France, également, sont fondés sur le principe de l’égalité de traitement. Parmi eux, plusieurs conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), les conventions de l’ONU (dont la convention de Genève relative au statut des réfugiés), les accords de coopération CEE-pays tiers signés avec les États du Maghreb, la Turquie et soixante-neuf pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Ajoutons que la convention n° 118 de l’OIT ne prévoit aucune condition de résidence régulière pour son application ; elle se réfère à la résidence de fait, habituelle et non administrative.

Le rapport Weil ne fait pas état de ces contradictions, sauf pour les conditions d’attribution des prestations non contributives.

Et le projet de loi Chevènement ne s’attaque à corriger que des lacunes portant sur celles-ci, d’ailleurs non sans équivoque…

Le projet de loi supprime la condition de nationalité pour l’accès aux prestations non contributives (allocation adulte handicapé, fonds nationale de solidarité, ...). Davantage aboutissement de longues luttes associatives que véritable initiative, cette suppression n’aura nécessité « que » la mise en demeure de la France par les instances communautaires, des milliers de recours individuels, plusieurs arrêts de la Cour de cassation. Enfin vont être respectés la décision du Conseil constitutionnel du… 23 janvier 1990 et le principe de l’égalité de traitement !…

Une fausse avancée

Autre « avancée » du projet de loi, la création d’un nouveau titre de séjour, une carte mention « retraité » valable dix ans et renouvelable de plein droit. En seraient bénéficiaires les étrangers ayant résidé en France sous couvert d’une carte de résident et titulaires d’une pension de vieillesse de base liquidée ainsi que leur conjoint ayant régulièrement résidé avec eux.

Cette carte apparaît a priori comme une bonne idée. Elle permettra, précise l’exposé des motifs « aux personnes bénéficiaires d’une pension de retraite versée par une organisme français qui résident dans leur pays d’origine, d’entrer et de séjourner de manière temporaire » en France.

Deux remarques s’imposent :

  • La résidence en France serait, semble-t-il, toujours exigée pour la liquidation de la pension de vieillesse (sauf convention bilatérale). C’est la principale difficulté que rencontrent les retraités étrangers. Le projet de loi ne la résout pas.
  • Les titulaires de la carte « retraité » ne seraient couverts par l’assurance maladie que pour les « pathologies graves ». Cette disposition constitue un net recul par rapport à la situation actuelle. En effet, l’étranger retraité dont la pension de vieillesse a été liquidée peut, s’il est titulaire d’une carte de résident, séjourner temporairement à l’étranger à condition de ne pas dépasser le délai de trois ans au-delà duquel sa carte de résident est périmée. Précisons qu’il conserve alors une protection sociale intégrale.

Avec la carte « retraité », l’étranger perd sa protection sociale sauf « pathologies graves ». Il se retrouvera nécessairement dans une situation plus précaire. L’étranger retraité allant vivre à l’étranger continuerait de perdre sa couverture maladie alors qu’il a cotisé durant toute sa vie active. De plus, il continuerait à cotiser sans ouvrir de droit à l’assurance maladie.

La carte « retraité » devrait, comme le préconisent les avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 1er octobre 1997 et du Haut conseil à l’intégration du 3 octobre 1997 ouvrir droit à toutes les prestations sociales. Par ailleurs, pourquoi exclure les pré-retraités, les bénéficiaires de revenus de remplacement ou de certains types de revenus (Fonds national de l’emploi, Allocation de remplacement pour l’emploi, ...) ?

On le voit, avec cette loi, on est bien loin de régler les multiples cas d’inégalité et d’inéquité existants. Ce qui est bien normal puisqu’on ne les a pas auparavant dénoncés !…

Pour sembler réparer une machine en panne sans toucher aux motifs de la panne, il suffit de déclarer que… tout allait bien auparavant. L’opération rapport Weil – projet de loi Chevènement est un coup de maître. C’est surtout… un mauvais coup. Pour tous.





Notes

[1Ce que nous ne savons pas au moment de mettre sous presse.

[2Voir pour cela le Guide de la protection sociale des étrangers en France, Gisti, Guides Syros, juin 1997.


Article extrait du n°36-37

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Dernier ajout : mardi 20 mai 2014, 15:43
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