Article extrait du Plein droit n° 49, avril 2001
« Quelle Europe pour les étrangers ? »

Sur le terrain des discriminations

Nathalie Ferré

Maître de conférence en droit privé à l’Université Paris XIII.
Le 29 juin 2000, le Conseil européen a adopté une directive visant à mettre en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique. C’est la première fois que le législateur communautaire s’avance sur le terrain des discriminations raciales et ethniques, après avoir été le chantre de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes. La France, de son côté, se prépare à adopter un texte censé transposer, dans le même temps, les exigences communautaires relatives à la lutte contre les discriminations sexistes. Cette transposition se présente d’ores et déjà imparfaite.

Si l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes a été consacrée dès les premiers pas du droit communautaire, il a fallu attendre le Traité sur l’Union européenne pour que celle entre les hommes sans distinction de race ou d’origine trouve sa place. L’article 6, en montrant l’attachement de l’Union au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et en intégrant, dans le corpus juridique communautaire, la convention européenne des droits de l’homme se dégage des considérations économiques qui avaient jusque là prévalu en matière de circulation des personnes. De façon plus formelle, l’article 13 du Traité instituant la Communauté européenne consacre la compétence communautaire en la matière : « Sans préjudice des autres dispositions du présent Traité, et dans la limite des compétences que celui-ci confère à la Communauté, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle  ».

Le processus institutionnel pour élaborer des normes dans le champ considéré est parmi les plus exigeants en imposant l’unanimité et il exclut le Parlement européen. Deux directives ont été annoncées par la Commission, seule la première relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ayant été adoptée. La seconde, dite directive emploi, et qui concerne les autres motifs de discrimination, aurait dû être arrêtée sous la présidence française.

Discrimination indirecte

Le concept de discrimination inclut toute discrimination directe ou indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique. La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes avait depuis longtemps condamné les discriminations indirectes en matière sexiste, avant que la notion ne soit consacrée, dans le droit communautaire, par une directive du 15 décembre 1997. Une discrimination indirecte se produit, selon le texte de juin 2000, « lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires  ».

Cette définition, de toute évidence, est le fruit du travail du juge communautaire relatif à l’égalité homme/femme qui a consisté à prohiber les pratiques qui, par la mise en œuvre d’un critère apparemment neutre, produisent des situations discriminatoires établies sur la base d’éléments statistiques.

C’est le travail à temps partiel majoritairement occupé par les femmes et menant à des traitements défavorables, qui a permis cette construction jurisprudentielle exclusive, par nature, de la preuve de l’intention discriminatoire.

Absence de contentieux

Selon la directive de 1997, il y a discrimination sexiste « lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre affecte une proportion nettement plus élevée de personnes d’un même sexe…  ».

Concernant la discrimination raciale ou ethnique, la même structure comparative est retenue ; il faut établir une différence de traitement issue d’un critère ou d’une pratique neutre. Toutefois, la définition retenue de la discrimination indirecte n’est pas strictement la même que celle consacrée dans le domaine de l’égalité homme/femme. La raison en est simple : s’il est facile de distinguer le groupe des travailleurs féminins et le groupe des travailleurs masculins afin de comparer leur situation objective, en revanche, pour certaines discriminations, la chose est délicate, voire impossible. Il est constant que le législateur communautaire cherche à promouvoir une définition unitaire ; or, la référence à des éléments statistiques sur la base de la constitution de groupes laisserait de côté les discriminations fondées, par exemple, sur l’état de santé ou l’orientation sexuelle. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, le paysage des discriminations indirectes pour raison raciale ou ethnique reste à dessiner et que l’absence de contentieux ne permet guère de mesurer l’efficience du dispositif.

Par ailleurs, le recours à la preuve statistique suppose d’identifier des groupes d’appartenance fondés sur la race ou l’origine ethnique. Or certains, opposés ou réticents à l’approche statistique, ont mis en avant les obstacles juridiques tenant à la constitution de groupes sur une base raciale ou ethnique pour la mise en œuvre de droits. Toutefois, il ne s’agit pas ici de figer de telles distinctions, mais simplement d’établir a posteriori un groupe uniquement pour les besoins d’un contentieux déterminé. Ce groupe serait alors constitué sur la base par exemple de la couleur de la peau ou de la consonance étrangère du nom et disparaîtrait après son utilisation devant le juge.

La discrimination directe à laquelle le juge français est plus habitué, indépendamment du caractère peu volumineux du contentieux, se produit « lorsque, pour des raisons de race ou d’origine ethnique, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable  ».

La charge de la preuve

La question n’est donc pas seulement d’examiner la façon dont un travailleur d’origine française a été traité, notamment par rapport à l’évolution de sa carrière ou l’accès à la formation professionnelle, mais dont il l’aurait été s’il avait été placé dans une situation comparable à celle du salarié d’origine étrangère, ce qui suppose de passer outre de prétendues impossibilités de comparer… faute d’avoir justement été dans une situation jugée comparable.

L’innovation présentée comme majeure, et commune à l’ensemble des discriminations, porte sur la charge de la preuve. Beaucoup de choses ont été dites sur ce sujet, et le deuxième rapport du Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations traite entièrement de cette question essentielle. Elle part d’un constat : les difficultés de lutter contre les ruptures illicites du principe d’égalité sont dues pour partie à l’impossible preuve à rapporter.

La directive du 29 juin 2000 propose donc d’aménager le système probatoire pour améliorer le sort des victimes : « … dès lors qu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l’égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement  ».

Il est de toute évidence erroné de prétendre que le droit communautaire inverse la charge de la preuve ; cela supposerait d’imposer, en toute circonstance, à l’auteur présumé de la discrimination d’établir la raison objective de sa décision en cause, la victime attendant passivement qu’une telle preuve soit administrée. Il appartient bien à la personne s’estimant victime d’une discrimination d’en établir l’apparence. Tout dépendra donc des exigences du juge quant aux éléments permettant de l’établir.

Il est tout aussi faux de présenter le système comme complètement innovant sur le terrain probatoire. Le code de procédure civile invite les deux parties à participer à la preuve de leurs prétentions respectives, et le code du travail connaît des mécanismes de partage de la preuve en matière de licenciement ou d’heures supplémentaires. Cette évidence n’empêche pas les parlementaires français de s’opposer sur les termes définissant ce partage… alors que, de son côté, la cour de cassation a de toute façon déjà emprunté le pas du droit communautaire. L’enjeu n’est-il pas ailleurs ?

L’Etat irréprochable ?

La directive, loin de s’en tenir aux discriminations dans le monde du travail, a un vaste champ d’application. Le principe de non-discrimination doit être respecté en matière de protection sociale, d’avantages sociaux, d’éducation ou encore d’accès aux biens et aux services et de fourniture de biens et de services, à la disposition du public, y compris en matière de logement.

La proposition de loi actuellement en discussion (« relative à la lutte contre les discriminations  ») limite son intervention aux relations salariales. Comme si l’État, les collectivités locales ou encore les organismes chargés de gérer un service public n’étaient pas concernés par les pratiques discriminatoires, comme si les discriminations n’existaient que dans le monde du travail et qu’ailleurs le principe d’égalité régnait dans toute sa plénitude…

Par ailleurs, la directive indique très clairement qu’elle s’applique au secteur public en ce qui concerne « les conditions d’accès à l’emploi aux activités non salariés ou au travail, y compris les critères de sélection et les conditions de recrutement, quelle que soit la branche d’activité et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle, y compris en matière de promotion  ». Il y a là matière à réfléchir sur les emplois fermés aux étrangers tant dans le secteur privé que dans le secteur public. Lorsque, sous forme de réserve, la directive énonce que ne sont pas visées les différences de traitement fondées sur la nationalité, elle fait un lien direct avec la réglementation applicable spécifiquement aux étrangers.

La directive s’entend « sans préjudice des dispositions et conditions relatives à l’admission et au séjour des ressortissants de pays tiers et des personnes apatrides sur le territoire des États membres et de tout traitement lié au statut juridique des ressortissants de pays tiers et personnes apatrides concernés  » (art. 3 point 2). A la lumière de ce texte, le principe d’égalité ne semble pouvoir être rompu que par l’application des mécanismes d’admission au séjour et au travail. Autrement dit, si l’étranger qui est en situation irrégulière ou en possession d’un titre ne lui permettant pas d’exercer la profession salariée de son choix peut être traité différemment, il n’en est pas de même de l’étranger autorisé à travailler et à séjourner. Seuls les emplois impliquant une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des collectivités publiques pourraient, comme pour les communautaires, être fermés aux migrants issus de pays tiers.

Corriger les inégalités

Les États membres ont, semble-t-il, beaucoup discuté de l’opportunité d’introduire dans la directive une disposition relative aux actions positives. La France, en particulier, y était très hostile, se retranchant derrière une « incapacité de notre système juridique  » à accueillir de telles actions empruntées à la technique de l’affirmative action que connaissent les États-Unis.

Selon l’article 5 de la directive, « Pour assurer la pleine égalité dans la pratique, le principe de l’égalité de traitement n’empêche pas un État membre de maintenir ou d’adopter des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés à la race ou à l’origine ethnique  ». L’analyse qui consiste à dire que de telles actions constituent des discriminations à rebours rompant le principe d’égalité est manifestement excessive ; celle qui les présente comme incompatible avec le droit positif est erronée.

L’expérience n’est pas nouvelle. Le droit du travail, notamment, est fait de différences de traitement et comprend des mesures propres à certaines catégories de travailleurs aux fins de compenser des « fragilités » sur le marché de l’emploi. Le fait d’appeler « priorité d’emploi » l’obligation pour les employeurs d’embaucher un pourcentage de travailleurs handicapés est un trompe-l’œil. Il s’agit bien d’une action destinée à corriger des inégalités de fait constatées et tenant à la difficulté, pour ces personnes, d’accéder au monde du travail. Notre propos n’est pas tant de défendre « les actions positives », ce qui induirait déjà de reconnaître l’existence d’inégalités sociales en matière de travail, de chômage ou encore de logement, mais de montrer que cette résistance repose, pour une grande part, sur une argumentation contestable.

Le Conseil d’État, dans son rapport public de 1996 portant sur le principe d’égalité, reconnaît l’aptitude du système juridique français à accueillir des « discriminations positives  » au nom de l’intérêt général consistant à réduire les inégalités de fait. On parle aussi de « conception équitable de l’égalité  » pour admettre ces différences de traitement favorables à certaines catégories de personnes. La proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations ne contient aucune référence à la possibilité de mener de telles actions.

Assurer réellement l’aide aux victimes

La directive enfin prévoit la création, par les États membres chargés de promouvoir l’égalité de traitement entre toutes les personnes sans discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique, d’un ou plusieurs organismes. Ces organismes doivent être compétents pour apporter aux victimes une aide indépendante afin d’engager une procédure pour discrimination, conduire des études indépendantes concernant ce sujet, publier des rapports indépendants et émettre des recommandations sur toutes les questions liées à ces discriminations (art. 13).

La mise en place du groupe d’étude sur les discriminations (GED) – devenu, en octobre 2000, le groupe d’étude et de lutte contre les discriminations (GELD) – ne répond pas à ces exigences. La gestion du 114 – numéro d’appel mis à la disposition des particuliers pour dénoncer les pratiques discriminatoires- ne saurait s’analyser comme « une aide indépendante pour engager une procédure pour discrimination  ». Le « 114 » a d’abord une vocation d’écoute et de transmission des fiches établies aux CODAC (commissions d’accès à la citoyenneté), étant entendu que celles-ci n’offrent pas un soutien juridique continu aux victimes, mais se bornent, le cas échéant, à assurer une coordination avec le parquet ou la ou les administrations concernées. Dans son deuxième rapport, le GELD relève lui-même : « En l’état actuel, le dispositif CODAC – 114 n’a pas vocation à offrir un lieu indépendant de mise en place de recours juridiques…  ».

Le législateur français envisage de légaliser ce service d’accueil téléphonique gratuit et de définir plus avant ses fonctions : « Il concourt à la mission de prévention et de lutte contre les discriminations raciales. (Il) a pour objet de recueillir les appels des personnes estimant avoir été victimes ou témoins de discriminations raciales. Il répond aux demandes d’information et de conseil, recueille les cas de discriminations signalées ainsi que les coordonnées des personnes morales désignées comme ayant pu commettre un acte discriminatoire…  ».

A l’échelon départemental, et en liaison avec l’autorité judiciaire, doit être mis en place un dispositif « permettant d’assurer le traitement et le suivi des cas signalés et d’apporter un soutien aux victimes…  » (art. 8 de la proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations). Un décret pris en Conseil d’État devra définir les conditions d’organisation et de fonctionnement des dispositifs départementaux. On peut penser qu’ils ressembleront étrangement aux actuels CODAC dont l’efficacité reste à démontrer, si l’on s’en tient aux contentieux engagés.

Les instruments juridiques au service de la lutte contre les discriminations ne sauraient – c’est une évidence – suffire. Ils doivent être relayés par une mobilisation des différents acteurs appelés à intervenir et susceptibles d’être sollicités par les victimes de pratiques discriminatoires. L’État, fût-il protégé de toute mise en cause pénale, ne doit-il pas d’abord « balayer » devant sa propre porte pour être crédible dans la lutte qu’il dit vouloir mener ? Les différences de traitement, dans le domaine de l’accès à certains emplois du secteur privé et à la fonction publique et celui des droits politiques, ne sont-elles pas les premières à combattre ? ;



Article extrait du n°49

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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