Article extrait du Plein droit n° 50, juillet 2001
« L’enfermement des étrangers »

Vers un régime à deux vitesses ?

Laurent Giovannoni

Responsable du service de la défense des étrangers reconduits (DER) à la Cimade.
La question de la « rétention administrative » des étrangers sous le coup d’une mesure d’éloignement est revenue sur le devant de l’actualité à l’occasion de l’élaboration puis de la publication, le 20 mars 2001, d’un décret tendant à encadrer plus strictement les conditions de maintien des étrangers en rétention. Issu d’un rapport publié trois ans auparavant et ayant donné lieu, dans ses versions antérieures, à de nombreuses oppositions, ce texte laisse encore planer un certain nombre d’incertitudes.

La rétention administrative, aujourd’hui entrée dans les us et coutumes de la politique d’immigration des gouvernements successifs, est vieille de vingt ans. Jusqu’à la loi Bonnet de 1980, la loi ne permettait pas d’exécuter par la force une mesure d’expulsion ou de reconduite à la frontière d’un étranger en situation irrégulière. Si l’étranger ne se soumettait pas de lui-même aux injonctions de l’administration, il se trouvait en infraction et encourait les peines prévues par la loi. Les lois Bonnet et Peyrefitte (Loi sécurité et liberté) de 1980 transformèrent la réglementation pour permettre d’une part l’exécution forcée des mesures d’éloignement et d’autre part la privation de liberté de l’étranger sur décision administrative. Cette privation de liberté s’effectuait dans des locaux ne dépendant pas de l’administration pénitentiaire si l’étranger faisait l’objet d’une décision de refus d’entrée en France, ou dans des locaux dépendant de l’administration pénitentiaire s’il était sous le coup d’une mesure d’expulsion.

La gauche, à l’époque, avait vigoureusement dénoncé ces mesures [1]. Cela ne l’empêcha pas, quelques mois plus tard, de généraliser le principe de la rétention administrative dans la loi du 29 octobre 1981, par la création de l’article « 35bis  » dans l’ordonnance. C’est cet article 35 bis, toujours en vigueur, qui organise la rétention et est à l’origine de la création des centres de rétention. Il prévoit que « peut être maintenu par décision écrite motivée du représentant de l’Etat, dans des locaux ne dépendant pas de l’administration pénitentiaire, pendant le temps nécessaire à son départ  », qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement.

En vingt ans, le « 35 bis » a connu plusieurs évolutions notables. En 1981, il prévoyait la rétention de tous les étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement : refoulement après un refus d’entrée en France, reconduite à la frontière pour séjour en situation irrégulière, expulsion pour des motifs liés à l’ordre public. Son champ d’application s’est élargi, début 1992, aux étrangers faisant l’objet d’une réadmission en vertu des accords de Schengen (et depuis Dublin), et s’est restreint la même année en ne visant plus les étrangers non admis aux frontières, ces derniers relevant, à compter de la loi Quilès du 6 juillet 92 du maintien en zone d’attente (article 35 quater de l’ordonnance).

La durée de la rétention s’est allongée au fil des années : 7 jours au maximum en 1981 (1 + 6), 10 jours en 1993 (1 + 6 + 3), 12 jours en 1998 Le contrôle du juge judiciaire n’a pas été remis en cause, mais son intervention a été modifiée : en 1981, le premier délai de rétention, sous la seule décision administrative, ne pouvait excéder 24h. Le juge délégué par le président du tribunal de grande instance pouvait refuser la prolongation du maintien, décider d’assigner l’étranger à résidence, ou encore, « à titre exceptionnel », autoriser le maintien en rétention pour une période maximale de 6 jours. Cette rétention « exceptionnelle » fut, dans la pratique, très rapidement la règle, ce que la loi confirma en 1993 en inversant les termes : le juge délégué peut, depuis la loi Pasqua, décider l’assignation à résidence et refuser la prolongation de la rétention, mais une telle mesure doit être l’exception. Cette volonté de limiter le pouvoir de contrôle du juge garant de la liberté individuelle a été relativement circonscrite par la Cour de cassation qui, par plusieurs arrêts, a rendu de fait au juge judiciaire une grande part de sa liberté de jugement.

L’intervention du juge a également été différée puisque, depuis la loi Debré de 1997, la première période de rétention a été amenée à 48h, le juge intervenant à ce moment-là seulement pour autoriser la prolongation (5 jours) et éventuellement une nouvelle fois pour une prorogation (3 jours de 1993 à 1998, 5 jours depuis la loi Chevènement).

Durcissement

Généralisée avec la loi d’octobre 1981, la rétention administrative se développe réellement deux ans plus tard. Le contexte politique de l’époque subit alors une inflexion sensible. Après la période de régularisation exceptionnelle de 1981- 1982, le ton se durcit. La montée en puissance de l’extrême droite apparaît aux élections municipales du printemps 83, et le phénomène prend une nouvelle ampleur lors des élections partielles de Dreux. A la fin de l’été 83, le gouvernement Mauroy annonce une série de mesures partagée en deux volets : l’un visant l’insertion des étrangers, l’autre ayant pour objectif de combattre « l’immigration irrégulière ». Ce second volet constitue le volet principal et un tournant dans la politique d’immigration du premier septennat de François Mitterrand.

Cet effet d’annonce a des conséquences immédiates. Dès l’automne, les opérations de contrôle se multiplient. Les interpellations d’étrangers en situation irrégulière deviennent la règle. Les prisons se remplissent d’étrangers condamnés pour ce seul motif [2]. Le garde des Sceaux adresse une circulaire aux parquets pour les inviter à requérir la reconduite à la frontière comme peine principale, avec exécution provisoire. Du coup, les étrangers condamnés sont entassés dans des locaux administratifs, principalement des commissariats, non prévus à cet effet. De nombreuses voix – dont celles du Monde et de Libération en novembre 83 – s’élèvent pour dénoncer la situation réservée aux retenus qui, dans ces conditions, ne peuvent pas bénéficier du minimum prévu par la loi.

C’est pour essayer de faire face à cet imbroglio que le gouvernement décide, début 1984, la création de centres dits de rétention dans les principales villes du pays : Lyon, Nice, Bayonne, Paris, Lille, Strasbourg, Sète, Perpignan, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Clermont-Ferrand. Le gouvernement estime également souhaitable qu’une mission d’accompagnement social soit confiée à une association. Il la propose à la Cimade.

Les débats internes à l’association sont vifs entre ceux qui dénoncent la collaboration à une politique d’exclusion et ceux qui prônent une attitude plus pragmatique. La Cimade finalement accepte cette mission, son conseil d’administration votant, en mai 1984, une délibération estimant que cette acceptation est en « cohérence avec le passé de la Cimade  », en « cohérence avec sa position pour la fermeture conjoncturelle des frontières [3] », en « cohérence avec sa vocation de veille et de témoin  ».

Accompagnement social et juridique

Une convention est donc signée avec la Direction de la population et des migrations. La mission confiée à la Cimade vise à ce que « les étrangers condamnés à la reconduite à la frontière (…) le soient dans des conditions qui respectent leur dignité  ». Elle consiste à « visiter les étrangers pour leur donner toutes informations et toute aide utile  », à « assurer les liens avec l’extérieur » et à « alerter les services publics sur les conditions dans lesquelles sont retenus les étrangers et formuler des propositions tendant à leur amélioration  ».

La dénomination évolue quelques années plus tard en une mission « d’accompagnement social et juridique », traduisant ainsi l’acceptation, par les pouvoirs publics, du rôle en matière de défense des droits des étrangers maintenus assuré par les permanents présents dans les centres de rétention.

Fin 2000, la Cimade est présente dans 13 centres : Paris dépôt, Paris Vincennes, Mesnil Amelot (Roissy), Lille, Strasbourg, Lyon, Nice, Marseille, Sète, Rivesaltes, Toulouse, Bordeaux, Nantes.

Il est cependant notoire qu’un nombre important d’étrangers reconduits – globalement un sur deux – ne passe pas par ces centres de rétention dits « officiels ». La rétention administrative n’étant définie que par l’article 35 bis de l’ordonnance, n’importe quel local ne dépendant pas de l’administration pénitentiaire peut faire office de lieu de rétention. Une grande hétérogénéité se manifeste ainsi dans les conditions de maintien entre les centres « officiels » et les autres lieux, commissariats ou autres.

En 1997, le ministre de l’intérieur demande un rapport à l’Inspection générale de l’administration, rapport qui sera rendu en mars 1998 par M. Karsenty [4]. Constatant l’extrême diversité des conditions de rétention – 102 lieux de rétention sont dénombrés –, M. Karsenty propose une refonte d’ensemble du dispositif : élaboration d’un statut réglementaire de la rétention, attribution de ce statut à une trentaine de centres, limitation stricte des autres lieux de rétention aux premières vingt-quatre heures de la procédure, harmonisation du dispositif médical dans les centres.

Proposition de décret

Les conclusions de ce rapport sont longues à se transformer en propositions précises. La première évolution apparaît à la fin de l’année 1999, avec la publication d’une circulaire enjoignant à chaque préfecture concernée de signer une convention avec un établissement hospitalier afin de permettre une prise en charge médicale cohérente dans tous les centres. Cette circulaire est mise en œuvre au fil des mois, et permet de fait une nette amélioration du suivi médical des retenus.

La principale suggestion du rapport Karsenty porte sur l’élaboration d’un décret réglementant enfin le dispositif général. Un premier projet de décret est soumis, en janvier 2000, à la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui donne un avis mitigé : la Commission regrette la logique proposée par le gouvernement tendant à conserver en l’état, en la figeant, la structure existante d’une rétention à deux vitesses, partagée en centres et en locaux de rétention.

Suite à cet avis, le gouvernement poursuit la consultation des différents ministères concernés (intérieur, défense, affaires sociales, justice) et soumet une nouvelle version au conseil d’Etat, durant l’été 2000. Il apparaît alors que le nouveau projet, tout en maintenant en l’état le double degré de rétention, tend à effacer le rôle attribué à une association dans l’aide aux étrangers retenus. D’un premier projet qui évoquait une mission confiée à une association auprès des retenus pour « concourir au plein exercice de leurs droits  », la version soumise au conseil d’Etat ne mentionne plus qu’une « action d’accueil, d’information, de soutien psychologique et moral  » dont l’acteur principal devient l’OMI, Office des migrations internationales. Les réactions à ce « glissement », évinçant de fait l’association de la rétention, amènent le gouvernement à revoir à nouveau sa copie.

Le décret est enfin publié le 20 mars 2001. Il distingue cette fois clairement le rôle confié à une ONG, « afin de permettre l’exercice effectif des droits des étrangers  » de celui de l’OMI, chargé d’une mission sociale (article 5 du décret). Mais il ne retient toujours pas la logique Karsenty et crée deux rétentions : les centres interdépartementaux (articles 2 à 8), dans lesquels a priori les conditions devraient être réunies pour que les droits des étrangers puissent être convenablement respectés ; les locaux (articles 9 à 11) dont l’aménagement et l’encadrement sommaires ne pourront que rendre très aléatoires le respect des procédures et des garanties prévues par la loi.

Un premier arrêté interministériel a été publié le 24 avril 2001. Il fixe en annexe la liste des 23 centres de rétention, dont 4 en Guyane, Martinique, Guadeloupe et la Réunion, et définit un modèle de règlement intérieur type pour les centres.

Une circulaire d’application est attendue, qui doit préciser le rôle de chacun des intervenants : justice, police ou gendarmerie, personnel médical, OMI, Cimade. Il est cependant d’ores et déjà évident que la situation des étrangers placés dans les locaux de rétention sera la plus sensible : si le décret prévoit que l’association pourra y intervenir – à la demande de l’étranger ou de sa propre initiative – les conditions de cette intervention restent encore floues, du fait notamment de l’absence de liste nationale des locaux, la création de ceux-ci relevant de la décision préfectorale.

Beaucoup de bruit pour rien ? Il est encore trop tôt pour porter un tel jugement. La mise en œuvre du décret prévue sur trois années ne permettra pas un bilan rapide. Un état des lieux exhaustif devra être effectué régulièrement. Le rapport que la Cimade publie durant l’été 2001 en constitue le premier élément. ;




Notes

[1Voir article p. 20.

[2Jusqu’en 1986, le séjour irrégulier ne pouvait être sanctionné que par le juge judiciaire en application de l’article 19 de l’ordonnance. Ce dernier pouvait condamner l’étranger à une peine de prison et une peine complémentaire de reconduite à la frontière. La décision préfectorale d’éloignement – l’arrêté de reconduite à la frontière – a été créée en 1986 par la loi Pasqua. La loi Joxe de 1989 a conservé cette voie administrative, en y adjoignant une voie de recours suspensif en janvier 1990 (article 22 bis de l’ordonnance).

[3La Cimade avait, à cette époque, pris « acte » de l’arrêt de l’immigration économique.

[4Inspecteur général de l’administration.


Article extrait du n°50

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:26
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