Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

Le HCR et Sangatte

Louise Aubin

Chargée de formation – Délégation du HCR pour la France
S’interroger sur le rôle du HCR en Europe en prenant Sangatte pour exemple n’est pas simple. Le HCR est convaincu que la disparité actuelle des normes de traitement des demandeurs d’asile et des réfugiés dans les différents pays de l’Union européenne est à l’origine des facteurs d’attraction et de dissuasion qui ont créé le « phénomène Sangatte ». Ce phénomène appelait cependant une réponse urgente et ne pouvait attendre l’achèvement du processus d’harmonisation européenne pour être résolu.

Pendant les années 1950, le HCR s’est borné à secourir les réfugiés européens. Sa création coïncidait avec le début de la guerre froide et la solution généralement envisagée pour résoudre les problèmes de réfugiés était la réinstallation. Son action se limitait essentiellement à l’Europe occidentale et à des travaux de nature juridique pour aider à la mise en œuvre de la Convention de l’ONU de 1951 sur les réfugiés.

Depuis, le HCR a établi une présence dans plus de 120 pays et assuré protection et solutions durables à plus de 22 millions de réfugiés. Aussi, son mandat s’est-il considérablement étendu au fil des événements et des résolutions de l’ONU. Si le HCR face au débat sur l’asile en Europe se soucie principalement de l’accès aux procédures d’asile, du fonctionnement du système d’asile en général et des normes de traitement des demandeurs d’asile et des réfugiés, il cherche tout autant à contribuer au débat actuel relatif à une approche politique européenne globale de la gestion des migrations.

Si les États admettent généralement la valeur positive des migrations internationales lorsque celles-ci ont lieu de manière régulée et prévisible, l’inquiétude et la suspicion règnent s’il s’agit de migrations irrégulières, d’où la croyance bien répandue selon laquelle de nombreux demandeurs d’asile sont en réalité en quête d’une amélioration de leur niveau de vie et souhaitent contourner les contrôles migratoires mis en place. La multiplication de ces contrôles n’ont eu pour effet que de détourner les migrants et les demandeurs d’asile vers de nouvelles destinations en encourageant les moyens clandestins pour migrer. Tous ces facteurs accroissent la réticence des États envers l’arrivée et la présence de demandeurs d’asile sur leur territoire.

Le principal défi pour le HCR est de préserver l’institution de l’asile et de garantir qu’une véritable protection internationale est accordée aux personnes qui en ont besoin. En même temps, et pour les mêmes raisons, le HCR a intérêt à ce que toute personne puisse connaître un degré acceptable de sécurité humaine dans son pays d’origine ; si elle est contrainte de le quitter, encore doit-elle pouvoir le faire sans avoir recours à des moyens irréguliers et clandestins.

Le rôle du HCR dans la création et le maintien de la sécurité humaine globale est manifestement très limité : il n’a tout simplement ni le mandat, ni les ressources, ni l’influence politique nécessaires pour combattre les causes profondes des mouvements et des déplacements de population. Il contribue toutefois à ce combat par le biais de ses stratégies relatives au retour durable et à la réintégration des réfugiés. Ces programmes devraient d’ailleurs être soutenus non seulement parce qu’ils permettent de trouver des solutions à long terme, mais également parce qu’ils peuvent prévenir des migrations irrégulières.

Le HCR reconnaît qu’une véritable gestion migratoire en Europe devrait inclure une dimension retour, étudié et mis en place dans les normes du respect des droits de l’homme, et que, dans ce domaine, la distinction entre migrants économiques irréguliers et demandeurs d’asile déboutés n’est plus pertinente. La question du retour ne peut ignorer les causes mêmes du départ. Pour le HCR, le retour des demandeurs d’asile déboutés commence par l’équité et la justesse de la procédure de détermination du statut de réfugié. Cela présuppose un véritable rôle de surveillance de ces procédures par le HCR.

Un phénomène migratoire complexe

L’Europe, en particulier l’Europe de l’Ouest, est depuis plusieurs décennies un pôle d’attraction important pour les migrants du monde entier, ce qui s’explique par sa relative prospérité, sa tradition démocratique et de respect des droits de l’homme. Cependant, depuis « l’arrêt » de l’immigration de travail dans les années 70, l’Europe de l’Ouest a adopté des politiques orientées de plus en plus vers le contrôle migratoire. Comme les causes profondes des migrations sud-nord ont été largement négligées, les mesures de contrôle n’ont pas réussi à enrayer la migration motivée par le désespoir.

On estime actuellement entre trois et cinq millions le nombre de migrants irréguliers dans les quinze États membres de l’UE. Si certains se déplacent par choix, d’autres y sont contraints, d’autres encore sont motivés par tout un ensemble de raisons. Les voies migratoires, elles aussi, répondent à une logique utilitaire : si une porte se ferme, la pression est portée sur une autre, voire même en forçant une ouverture.

Aujourd’hui, plus que jamais, les réfugiés font partie d’un phénomène migratoire complexe dans lequel les personnes sont poussées à quitter leur pays par une combinaison de craintes, d’espoirs et d’aspirations souvent difficiles à démêler. Les causes immédiates sont bien entendu facilement identifiables : violations graves des droits de l’homme, persécution, conflits politiques, ethniques ou religieux violents ou conflits armés. Mais ces causes sont souvent aggravées, voire parfois provoquées, par des facteurs comme la marginalisation économique et la pauvreté, le chômage massif, la dégradation de l’environnement, la pression démographique et la défaillance de l’État.

Il existe une tension évidente entre le droit, pour les personnes en quête de protection, de demander et d’obtenir l’asile, et le droit, pour les États, de contrôler les migrations en réglementant l’entrée, le séjour et l’expulsion de ressortissants étrangers. Le trafic illicite et la traite des êtres humains, de même que les mesures de plus en plus restrictives que les États ont introduites pour enrayer ces phénomènes croissants font désormais partie du paysage des migrations. La problématique est la suivante : de nombreuses personnes – y compris celles pouvant légitimement prétendre au statut de réfugié – ont recours aux trafiquants parce qu’elles n’ont pas d’autre moyen d’atteindre leur destination. En conséquence, les mesures destinées à combattre le trafic illicite conduisent inévitablement à limiter l’accès aux procédures d’asile.

A cet égard, il faut souligner que, bien qu’il y ait des imbrications évidentes entre les mouvements de réfugiés et ceux de migrants, ces deux catégories de personnes soulèvent néanmoins des questions fondamentalement différentes et nécessitent des réponses politiques distinctes. Les problèmes posés par les mouvements actuels de migrants, de réfugiés, de demandeurs d’asile et de personnes déplacées sont des questions internationales qui nécessitent des réponses internationales au moyen d’une combinaison de responsabilités et de capacités nationales, régionales et globales. La nature multidimentionnelle des migrations, où se mêlent des questions de démographie et de marché du travail, de commerce et de développement, de droits de l’homme et de valeurs démocratiques, d’environnement et de politique étrangère, rend ces réponses d’autant plus difficiles. Les intérêts des États doivent être conciliés avec leurs obligations de mise en œuvre des normes internationales applicables tant aux réfugiés qu’aux apatrides, aux migrants et aux membres de leurs familles.

Une mission « bons offices »

Il n’est pas du tout simple de s’interroger sur le « rôle du HCR » en Europe en prenant Sangatte pour exemple. L’implication du HCR à Sangatte est avant tout une exception puisque ce n’est pas à cause de son mandat que le HCR a porté assistance mais en offrant ses « bons offices ». Parmi les mesures adoptées par la communauté internationale en vue d’adapter ses méthodes aux impératifs des nouveaux problèmes migratoires, la plus utile, peut-être, a été l’apparition de cette notion de « bons offices ». Introduite à l’origine en 1957 pour permettre au HCR de transmettre des fonds d’assistance à un groupe particulier de réfugiés dont l’éligibilité n’avait pas été déterminée, cette notion a été élargie de manière que le HCR puisse adapter son action aux problèmes intéressant les réfugiés qui arrivent en masse et pour lesquels une décision immédiate s’imposait en matière de secours international si l’on ne voulait pas mettre des vies humaines en péril.

La procédure des bons offices a également permis au HCR d’intervenir dans des cas limites auprès de personnes se trouvant dans une situation assimilable à celle de réfugiés. Enfin, l’emploi des bons offices, au sens large du terme, a permis au Haut Commissaire de servir d’intermédiaire pour aider à résoudre un problème de réfugiés existant ou pour éviter l’apparition d’un problème nouveau.

Situation d’urgence

Dans le cas de Sangatte, comme dans les cas que je viens de mentionner, il s’agit d’une intervention qui se veut avant tout pragmatique. Il n’est jamais question de détermination individuelle de statut lorsque le HCR agit sous ses bons offices. L’objectif est plutôt de faciliter la recherche de solutions à un problème assimilable à celui des réfugiés ou encore à un problème qui risque de porter préjudice aux réfugiés ou à l’institution de l’asile. L’action du HCR sous ses bons offices ne signifie pas non plus que les bénéficiaires de cette intervention ne relèvent pas de la Convention de 1951 mais que leur cas n’a pas été apprécié individuellement.

Le HCR a bien précisé que, comme le groupe de personnes à Sangatte ne comporterait, a priori, qu’un nombre restreint de personnes pouvant relever de la Convention de 1951, les « bons offices » étaient la voie la plus indiquée pour agir.

Pourquoi agir dans le cadre de Sangatte ? Dans sa position rendue publique le 19 juin 2002, le Haut Commissaire soulignait la disparité actuelle des normes de traitement applicables aux demandeurs d’asile et aux réfugiés dans les différents pays de l’Union européenne, cette disparité créant des facteurs d’attraction et de dissuasion qui aboutissent à la situation que nous avons connue à Sangatte. Rappelons, bien que ce soit devenu un argument notoire, que la seule vraie solution à ce problème réside dans l’harmonisation des politiques d’asile, dans la mise en place d’une véritable politique d’immigration à l’échelle de l’Union européenne, ainsi que dans le renforcement de la protection et l’accès à de véritables solutions dans les régions d’origine.

Mais la situation difficile qui prévalait à Sangatte ne pouvait attendre l’achèvement du processus d’harmonisation européenne pour se résoudre. Nous étions tous confrontés à une situation humanitaire et à un problème de gestion qui appelaient une réponse dans les meilleurs délais. Celle-ci ne pouvait résulter que des efforts concertés des deux pays pour collaborer dans un esprit de partage des charges et des responsabilités.

Le HCR a donc mis à la disposition des États ses services de consultant et d’expert pour aider à la recherche d’une solution et, en particulier, à l’instauration d’un dispositif de partage des responsabilités comprenant notamment la recherche de solutions individuelles comme le regroupement familial, la réadmission dans d’autres pays européens pour la poursuite de procédures d’asile sous la forme de recours par exemple. La mise en place d’un dispositif de partage des charges était la pierre angulaire d’une solution. Aussi, le HCR a-t-il souhaité le retrait des mineurs isolés du centre de Sangatte et un placement en hébergement mieux adapté. Enfin, le retour volontaire de ressortissants afghans ayant fait savoir qu’ils désiraient se prévaloir des dispositions de l’accord tripartite de retour en Afghanistan a pu bénéficier à certains.

Là où tout se complique, c’est quand on a affaire à des flux mixtes, voire « très mixtes » comme on a pu le constater à Sangatte : demandeurs d’asile déboutés en grand nombre, voire déboutés à plusieurs reprises dans plusieurs pays européens, cas sociaux n’ayant rien à voir avec l’asile, personnes souhaitant demander l’asile, demandeurs d’asile en cours de procédure en France ou ailleurs, réfugiés reconnus mais ignorant la décision positive ( !), passeurs, personnes souhaitant rejoindre un membre de famille résidant régulièrement ou non dans un pays européen, etc.

Les termes du partage des charges conclu entre la Grande-Bretagne et la France ont permis la réalisation d’objectifs fondamentaux : protection et statut juridique, partage des responsabilités entre deux États concernés, accès à de véritables solutions comme le rapatriement volontaire et l’intégration locale.

Il reste encore beaucoup à faire dans les pays de l’Union pour entreprendre le développement d’une politique d’immigration et d’un système d’asile communs. Nombreux sont ceux qui, atteignant les frontières de l’Europe, sont des réfugiés en quête de protection. Mais on ne peut ignorer que d’autres entreprennent le voyage essentiellement pour des raisons économiques. Cela appelle des réponses novatrices et, tout d’abord, des politiques justes et transparentes.

Pour une politique d’immigration organisée

L’Europe a un urgent besoin de développer des voies d’accès légales. Le développement d’une politique accrue en matière de réinstallation des réfugiés et l’élaboration d’une politique d’immigration organisée contribueraient de manière importante à désengorger les systèmes d’asile nationaux. Ne pas agir dans ce sens conduit inéluctablement à des situations pénibles, comme celle de Sangatte.

Récemment, le Haut Commissaire s’est entretenu avec Monsieur Vitorino, responsable de la justice et des affaires intérieures à la Commission européenne, et lui a réaffirmé que le HCR souhaitait contribuer à la recherche de solutions sur les questions des flux migratoires mixtes, de l’interface entre asile et migration sur les problèmes relatifs à la migration et au développement, sur le trafic des migrants et la traite des êtres humains. La prochaine étape, au-delà de l’« agenda Amsterdam » relatif à l’harmonisation des politiques d’asile en Europe, doit inclure des accords de partage des responsabilités afin de réaliser un système commun d’asile. ;



Article extrait du n°57

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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