Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

Un récurrent soupçon de fraude

Nathalie Ferré

Maître de conférence en droit privé à l’Université Paris XIII – Présidente du Gisti.
Toutes les réformes du statut des étrangers en France, intervenues à la suite de la fermeture des frontières à toute immigration nouvelle de main-d’œuvre, ont comporté un volet important au service de la lutte contre l’immigration clandestine. La loi du 26 novembre 2003 n’échappe pas à la règle : cette lutte est même devenue une obsession. Le législateur franchit un pas de plus en achevant le portrait de l’étranger fraudeur, usurpateur de qualité, presque vicieux dans sa détermination à rester sur le territoire où il n’est pas désiré.

L’exposé des motifs de la loi résume l’essentiel des dispositions censées lutter contre l’immigration clandestine, en cherchant à les légitimer par le combat mené contre les filières mafieuses : « en ce qui concerne la lutte contre l’immigration clandestine, le projet de loi propose des mesures destinées à agir sur l’ensemble de la chaîne des filières criminelles. Il crée un fichier des empreintes digitales des demandeurs de visas et améliore le fonctionnement des zones d’attente, qui constituent les premiers stades de l’entrée ou du maintien irréguliers sur le territoire. Dans le même esprit, il institue un contrôle des attestations d’accueil dont l’utilisation à des fins d’immigration clandestine est patente […]. Il améliore le dispositif de lutte contre le mariage et les reconnaissances en paternité de complaisance et donne aux autorités publiques les moyens de mieux contrôler la fraude à l’état civil étranger. »

Qui peut croire avec honnêteté que ces mesures ont pour premier objectif de toucher les filières décriées ? Elles frappent les étrangers dans les plus précieuses de leurs libertés au premier rang desquelles figurent celle de circuler et le respect de leur vie privée. Faux touristes, faux parents, faux conjoints, habiles dans leur aptitude à détourner les procédures, à réclamer un droit qui ne leur est pas dû, telle est la seule figure de l’étranger qui se présente aux frontières ou aux guichets de nos préfectures. Il faudrait un jour pouvoir mesurer le mal produit par les interventions successives du législateur avec cette entreprise de destruction comme facteur d’exclusion, de xénophobie et de racisme. Comment peut-on croire à la sincérité des discours sur la lutte contre les discriminations quand l’autre est sans cesse désigné comme un délinquant, un vil personnage dans lequel on ne saurait avoir confiance ?

Sans revenir sur l’ensemble des dispositions nouvelles, on peut tenter de montrer, à travers l’analyse de la loi du 26 novembre, comment finit de se dessiner, à coup de gros traits, le portrait de l’étranger fraudeur. Cet étranger est prêt à tout pour entrer et ne jamais repartir, venant ainsi grossir les rangs des sans- papiers. Il est par définition, sauf quand il vient de pays riches, un faux touriste. En conséquence, comme tous les documents réclamés aux frontières sont forcément détournés de leur objet et constituent à ce titre un véritable sésame, les procédures permettant d’entrer légalement en France sont placées sous très haute surveillance.

Désormais, celui qui se borne à demander un visa est soupçonné de vouloir migrer, ce qui justifie de prendre ses empreintes digitales et sa photographie. Si l’article 8-4 nouveau de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ne rend pas le fichage obligatoire, il y a fort à parier que cette mesure sera systématiquement utilisée par les autorités consulaires. Le fait d’avoir demandé vainement la délivrance, à plusieurs reprises, d’un visa suffira à induire que l’étranger, par son insistance, est un futur clandestin. Vouloir à tout prix venir voir sa famille, des proches ou des amis ou encore désirer passer un diplôme dans une université qui a accepté préalablement l’inscription seront preuves que la personne concernée n’entend pas repartir. La démonstration serait sans faille.

Attestations d’accueil : fraude à l’entrée

De même, il est évident, pour le législateur, que l’attestation d’accueil a permis à des milliers d’étrangers d’obtenir un visa ; il était donc nécessaire de durcir les conditions d’obtention du document et de responsabiliser ceux qui les hébergent, complices de ce qui ne peut être qu’une fraude. La forte mobilisation de 1996 contre le certificat d’hébergement version « Debré » est oubliée ; ce que met en place aujourd’hui la loi n’a pourtant rien à lui envier. Les vieilles ficelles sont à l’œuvre pour soi-disant déjouer la fraude : vérification des conditions de logement de celui qui souhaite accueillir, pouvoir des maires de refuser de valider le document, engagement de l’hébergeant à prendre en charge les frais de séjour au cas où l’étranger en visite ne pourrait y faire face…

Celui qui veut accueillir n’est pas mieux traité et son portrait n’est pas plus flatteur. Il est soupçonné de remplir des attestations d’accueil de complaisance. Aussi, pour pouvoir repérer les coupables et chasser les fraudes en ce domaine, la loi crée un fichier des hébergeants dans chaque mairie : « Les demandes de validation des attestations d’accueil peuvent être mémorisées et faire l’objet d’un traitement automatisé afin de lutter contre les détournements de procédure. Les fichiers correspondants sont mis en place par les maires […] ».

Ainsi, celui qui a établi une attestation d’accueil, validée ou non, devient un tricheur potentiel dont il faut à l’avenir surveiller le comportement. Lorsqu’il voudra à nouveau accueillir des proches ou faire une nouvelle tentative, il sera aisé de le repérer en consultant le fichier. Non seulement le maire refusera de valider le document, comme la loi l’y autorise désormais (les attestations antérieures signées par l’hébergeant faisant « apparaître, le cas échéant après enquête […] un détournement de la procédure  »), mais, de plus, la personne risque d’être poursuivie pour aide à l’entrée et/ou au séjour irrégulier, en application de l’article 21 de l’ordonnance. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 novembre 2003, n’a rien trouvé à redire à ces mécanismes de contrôle, dangereux pour les libertés individuelles, et a considéré que le dispositif opérait « entre le respect de la vie privée et la sauvegarde de l’ordre public une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée ».

L’obsession de la fraude se mesure également au stade de la délivrance des titres de séjour. Le législateur n’a eu de cesse, depuis l’instauration de la carte de dix ans, il y a vingt ans, de jouer avec les catégories d’étrangers pouvant obtenir « de plein droit  » un titre de séjour. Deux catégories ont toujours été dans le collimateur des pouvoirs publics : les conjoints de Français et les parents d’enfants français. Au mariage de complaisance s’est donc ajoutée la « paternité de complaisance », censés l’un et l’autre justifier une fois de plus des mécanismes préalables de contrôle.

Concernant tout d’abord le mariage, la réglementation met en place deux types de mesures : une surveillance en amont pour la célébration du mariage, qui existe depuis 1993, et une surveillance en aval en jouant sur les conditions à remplir pour bénéficier du titre de séjour. Le législateur a tenté de durcir considérablement le dispositif existant dans le domaine de la célébration du mariage. Ainsi, dans la version de la loi votée par le parlement, la situation administrative irrégulière de l’un des futurs époux constituait un indice sérieux d’absence de consentement, comme si le fait d’avoir ou non des papiers pouvait préjuger de la sincérité du projet matrimonial.

Dès lors, l’officier d’état civil devait saisir le préfet, ce qui, en pratique, revenait à empêcher les personnes sans papiers de se marier. Ces dispositions portaient incontestablement atteinte à la liberté de se marier, ce que le Conseil constitutionnel avait déjà sanctionné dans sa décision du 13 août 1993. Aujourd’hui, celui-ci rappelle sa position : « si le caractère irrégulier du séjour d’un étranger peut constituer dans certaines circonstances, rapproché d’autres éléments, un indice sérieux laissant présumer que le mariage est envisagé dans un autre but que l’union matrimoniale, le législateur, en estimant que le fait pour un étranger de ne pouvoir justifier de la régularité de son séjour constituerait dans tous les cas un indice sérieux de l’absence de consentement, a porté atteinte au principe constitutionnel de la liberté du mariage [1].

De la même façon, a été condamné le signalement automatique au préfet de la situation du candidat au mariage, comme l’information concomitante du parquet, en position de déclencher alors des poursuites pénales. Le dispositif, avant de lutter contre les mariages de complaisance, entendait surtout organiser l’éloignement de l’étranger, présumé fraudeur, en ce sens que la précarité de sa situation administrative annihilait toute idée de projet d’union admissible au regard du code civil.

Continuant son entreprise de dévoiement de la loi pénale, et sous prétexte de déjouer une fois de plus les fraudes, le législateur a érigé en délit le fait, pour une personne, de contracter un mariage dans le seul but d’obtenir ou de faire obtenir un titre de séjour ou d’acquérir ou de faire acquérir la nationalité française, un délit punissable de cinq ans d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. En outre, il accentue son contrôle sur les mariages, puisque l’officier d’état civil doit désormais procéder à l’audition commune des futurs époux. Le législateur a pris soin de préciser que cette audition n’a pas lieu en cas d’empêchement ou s’il apparaît à l’officier qu’elle n’est pas nécessaire pour s’assurer du consentement.

Il n’est pas utile de faire des paris pour savoir dans quelles hypothèses on y aura recours. Il ne reste finalement pas grand chose du dessein originel du législateur, si ce n’est la possibilité, pour le ministère public, de surseoir à la célébration du mariage pendant deux mois (un mois renouvelable) et non plus un, comme c’était le cas auparavant. Du temps supplémentaire pour mettre au point les départs forcés. Il demeure de toutes les façons, et au regard des pratiques, toujours très difficile pour un étranger en situation irrégulière de se marier avec un(e) Français(e).

Faux mariages et « enfants blancs »

La loi du 26 novembre 2003 est venue ajouter une condition à la délivrance d’une carte de séjour d’un an « vie privée et familiale  » pour les conjoints de Français : la justification d’une communauté de vie au moment de la demande de titre, condition que les personnes auront bien du mal à remplir en cas de célébration du mariage à l’étranger. Par ailleurs, on peut s’interroger sur les documents qui seront à même de l’établir, dès lors que, le plus souvent, la demande de carte suit les noces. La lutte contre les mariages de complaisance a également été invoquée pour justifier une antériorité du mariage de deux ans afin de bénéficier cette fois d’une carte de résident [2]. Toutes ces dispositions, au service de la même obsession largement entretenue, non seulement précarisent inutilement le séjour des intéressés, mais de plus influent sur la stabilité des unions. Elles sont aussi parfois à l’origine de chantages et de pressions entre époux relevant de la sphère privée, dont le législateur est pour une grande part responsable [3].

Les parents d’enfants français sont encore moins bien lotis. Parce qu’il n’est pas concevable d’exercer un contrôle en amont, le législateur a fait le choix de supprimer purement et simplement la possibilité, pour ces derniers, d’obtenir « de plein droit  » une carte de résident. Les paternités de complaisance – ou les « enfants blancs », comme le monde associatif s’était amusé à le dire au moment des discussions autour de la loi Joxe – seraient devenues, selon les responsables politiques, une pratique courante pour remédier à une situation administrative précaire ou pour échapper à une mesure d’éloignement.

Les parents ne peuvent donc prétendre désormais qu’à une carte d’un an, à condition de faire la preuve qu’ils contribuent effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par le code civil (« chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de leurs ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant  » [4]). Cette référence au devoir d’entretien, qui régit en droit commun les rapports entre parents et enfants, laisse présumer que les étrangers démunis de titre de séjour se désintéressent habituellement du sort de leur enfant et qu’ils sont animés, là encore, par le seul dessein de régulariser leur situation administrative. Il faudra donc les mettre sous surveillance en les maintenant, à supposer qu’ils aient pu établir préalablement le respect de leur obligation auprès des autorités préfectorales, sous titre précaire le temps que ces mêmes autorités le jugeront nécessaire. Désignés par la loi comme de faux parents, ils devront se montrer plus qu’exemplaires pour renverser cette terrible présomption.

Enfin, parce que l’étranger est prompt à usurper l’identité d’autrui – et les qualités qui l’accompagnent –, la loi détruit la règle, inscrite dans le code civil depuis 1938, en vertu de laquelle les actes de l’état civil des étrangers rédigés selon la loi locale font foi, c’est-à-dire sont supposés dire la vérité. Elle vient en réalité consacrer les pratiques administratives consistant à remettre systématiquement en cause les actes étrangers. Il résulte tant de ces pratiques que des débats parlementaires que le fonctionnement de l’état civil, dans les pays pauvres, est nécessairement considéré comme déficient, et que les administrations locales concernées sont complices des fraudes débusquées en France.

Dangereux amalgame

Selon le rapporteur du projet, la fraude serait de l’ordre de 60 à 90 % dans certains pays ! On oublie dans la foulée un peu vite – même s’il s’agit d’une autre histoire – qu’un acte d’état civil erroné ne signifie pas automatiquement qu’il y a fraude, et que des milliers d’étrangers ont obtenu un titre de séjour sur la base de renseignements d’état civil ne correspondant pas à la réalité (nom patronymique changé ou écorné, date de naissance approximative…) sans que cela pose de problème. La procédure de vérification des actes d’état civil étrangers, mise en place par l’article 47 du code civil, peut aller de deux mois dans le meilleur des cas à… douze mois, alors même que sont en jeu des libertés fondamentales comme celle de se marier ou le droit de mener une vie familiale normale.

Par son obsession à lutter contre les pratiques frauduleuses, intimement liée à la politique de fermeture des frontières, la réglementation produit elle-même des situations de clandestinité. Elle plonge délibérément dans la précarité des personnes qui, de par leurs liens familiaux, ont vocation à s’installer durablement en France. Elle conduit aussi certains à prendre des voies détournées pour trouver une terre d’accueil. Mais est-ce pour autant ce que l’on nomme « fraude  » ?

Ce tour d’horizon enfin ne rend que partiellement compte de l’image de l’étranger dessinée par la loi. L’histoire de son statut juridique montre clairement, dès la fin du XIXe siècle, qu’il était perçu comme un être dangereux dont on devait surveiller les déplacements pour préserver l’Etat-nation [5]. Ce trait est loin d’avoir disparu aujourd’hui. De la même façon, la fraude ne se résume aux déclinaisons évoquées, le faux touriste, le faux parent ou encore le faux membre de famille. Il faudrait y ajouter le faux étudiant, le faux malade, le faux mineur ou encore le faux demandeur d’asile, représentation qui transparaît dans la réforme intervenue en décembre 2003. ;




Notes

[1Décision n° 2003-484 du 20 novembre 2003 sur la loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.

[2Il faudra aussi attendre un délai de deux ans depuis la célébration du mariage pour pouvoir acquérir la nationalité française en application de l’article 21-2 du code civil modifié. Ce délai est même porté à trois ans lorsque l’étranger, au moment de sa déclaration, ne justifie pas avoir résidé de manière ininterrompue pendant au moins un an en France à compter du mariage. Enfin, l’époux doit justifier à la date de la déclaration que la communauté de vie, tant affective que matérielle, n’a pas cessé.

[3On peut aussi évoquer, dans le même ordre d’idée, la nouvelle réglementation sur le regroupement familial prévoyant la remise en cause de l’admission au séjour du conjoint en cas de rupture de la vie commune dans les deux ans suivant la délivrance de son titre de séjour.

[4Art. 371-2 du code civil.

[5Bien que, sous la IIIe République, la France soit présentée comme une « Nation accueillante et hospitalière  », elle prend des mesures jugées nécessaires pour que « les étrangers n’apportent pas le trouble et le désordre  ». Ainsi, par la loi du 2 octobre 1888, elle met en place pour la première fois un mécanisme de contrôle propre aux non-nationaux : l’obligation de déclarer leur présence en mairie dans les quinze jours suivant l’arrivée sur le territoire. S’en suivront d’autres dispositifs jusqu’à la création, en 1917, de la carte d’identité d’étranger dont la détention est obligatoire.


Article extrait du n°59-60

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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