Article extrait du Plein droit n° 75, décembre 2007
« Femmes, étrangers : des causes concurrentes ? »

Victimes de la traite : étrangères avant tout

Johanne Vernier

Juriste, membre du Gisti.
Alors que les conventions internationales relatives à la traite élargissent leur objet de la protection des femmes contre la prostitution à la protection de tout être humain contre toute forme d’exploitation, la lutte contre la traite entre en résonance avec la lutte contre l’immigration irrégulière au détriment des victimes étrangères.

Si, dans l’esprit de beaucoup ainsi que dans le discours de nombreux organismes [1], la traite est associée aux violences commises à l’égard des femmes, il est intéressant de constater que celles-ci ont progressivement disparu des conventions internationales spécifiques à la traite. Il s’agit aujourd’hui de protéger contre la traite non plus seulement les femmes mais tous les êtres humains, quels que soient leur sexe ou leur âge. L’étude de cette évolution permet en outre de découvrir que la seule caractéristique constante attachée à la victime de traite réside en fait dans son extranéité : dès 1904, les victimes étrangères apparaissent clairement au centre des préoccupations des États parties, les cas de traite nationale relevant par principe de leur droit interne. Le vocabulaire employé dans ces divers instruments a lui aussi évolué au cours du temps en fonction, semble-t-il, des intérêts protégés par les États signataires les plus puissants et de la place occupée par leurs ressortissants dans ce phénomène : quand il était question pour eux, au début du XXe siècle, de protéger leurs propres ressortissants contre la traite à destination d’autres pays, il s’agirait désormais de protéger leur sécurité publique contre la menace que représente la traite, perçue comme une forme d’immigration souvent irrégulière impliquant les ressortissants des États (les) moins puissants. Au final, on s’étonne bien moins de l’application

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à l’égard des étrangers victimes de traite, des textes internationaux relatifs au trafic illicite de migrants plutôt que de ceux portant sur la traite des personnes.

Avant de procéder à un examen plus détaillé des différentes conventions internationales relatives à la traite, précisons qu’à l’époque où émerge la question de la traite des Blanches (white slave trade), celle de la traite des Noirs (slave trade) fait déjà l’objet d’une importante mobilisation en vue de son abolition effective, et ce depuis plus d’un siècle. Ces deux phénomènes feront néanmoins l’objet de conventions distinctes : les victimes de la traite des Noirs sont des hommes et des femmes originaires d’Afrique que les ressortissants des puissances européennes ont longtemps destinés, en toute légalité, à l’esclavage, tandis que les victimes de la traite des Blanches sont des femmes, ressortissantes de ces mêmes pays européens, embauchées par contrainte ou par fraude en vue de leur « débauche » à l’étranger. Tandis que l’interdiction de la traite des Noirs vient à peine de faire l’objet de conventions multilatérales, la traite des Blanches devient, en quelques années seulement, un problème international.

Ainsi, lorsque la presse anglaise rapporte, à la fin du XIXe siècle, les mésaventures de jeunes anglaises victimes de traite en Belgique, un congrès international est rapidement organisé à Londres afin d’interpeller les États sur la traite des Blanches. Dès 1902, une conférence diplomatique se tient à Paris au cours de laquelle sont adoptés deux projets d’instruments internationaux. Le premier est signé en 1904 uniquement par des pays européens. Cet arrangement international vise à protéger efficacement les femmes (européennes), essentiellement en facilitant leur « rapatriement », qu’il intervienne à leur demande ou à celle d’une personne ayant autorité sur elles. Le second texte est signé en 1910 globalement par les mêmes États, rejoints par le Brésil alors considéré comme un pays de destination de la traite. Pour sa part, cette convention vise à améliorer la coopération des États concernant la répression de la traite qu’elle définit comme le fait, pour satisfaire les passions d’autrui, d’embaucher, d’entraîner ou de détourner une femme en vue de la débauche, la contrainte n’étant pas exigée lorsque la victime est mineure.

Une approche abolitionniste

Sous les auspices de la Société des Nations (SDN), la définition de la traite est étendue, par la convention de 1921, aux jeunes garçons sous la dénomination générale d’« enfants » puis, par la convention de 1933, aux femmes majeures mêmes consentantes. Les États signataires ne sont plus exclusivement des pays européens puisque ces derniers s’engagent pour leurs colonies et autres territoires soumis à leur autorité aux côtés d’autres pays de destination que le Brésil (l’Afrique du Sud, l’Australie…) et d’autres pays de départs (comme le Japon). L’expression « traite des Blanches » perd alors doublement de sa pertinence : les victimes de la traite ne sont plus exclusivement ni des femmes ni des européennes. Elles demeurent néanmoins des migrantes, plus particulièrement des émigrantes : les États parties sont invités, en 1921, à protéger les femmes et les enfants qui cherchent un travail dans un autre pays, à mobiliser les services d’immigration et d’émigration, à informer les migrants dans les ports et les gares des dangers de la traite et des lieux où trouver refuge et assistance, et à confier leur « retour » aux associations internationales compétentes.

L’Onu prenant le relais, une nouvelle convention est adoptée en 1949 [2] afin d’unifier et de se substituer aux quatre textes précédents. Elle consacre une approche abolitionniste à l’égard tant de la traite en vue de la prostitution que de la prostitution elle-même : tout être humain, quel que soit son âge, son sexe (les hommes majeurs sont désormais concernés), son origine ou son consentement, doit être protégé contre l’une et l’autre en ce qu’elles sont incompatibles avec « la dignité et la valeur de la personne humaine » et mettent en danger « le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté » (préambule). Il s’agit, d’une part, d’interdire la traite et le proxénétisme (avec ou sans contrainte) et, d’autre part, de permettre la « rééducation » et le « reclassement » des personnes « victimes de la prostitution » (article 16), déviantes mais pas délinquantes.

Dans le cadre de cette convention, les mesures relatives aux migrants s’inscrivent dans la continuité et vont même jusqu’à dessiner l’ébauche d’un statut de victime (étrangère) : il y est question non seulement de protéger les migrants contre la traite et de prendre en charge ceux d’entre eux qui n’auraient pas de ressources en attendant leur « rapatriement », mais aussi d’autoriser les étrangers à se constituer partie civile dans les mêmes conditions que les nationaux du pays où ils se trouvent. Ce qui peut être considéré comme une avancée est cependant contrebalancé par ce qui est présenté comme la nécessaire prise en compte du droit interne de l’État sur le territoire duquel se trouvent les immigrants concernés : la convention évoque la possibilité, pour l’étranger victime de traite, de faire l’objet de poursuites ou d’une « expulsion ». Au passage disparaît la disposition qui prévoyait d’informer les migrants sur les lieux où trouver refuge et assistance. Les États parties (pays d’origine comme de destination) semblent donc désormais chercher autant à protéger leurs propres ressortissants à l’étranger qu’à se protéger contre les ressortissants étrangers, qu’ils soient victimes ou non de traite.

La contrainte, élément constitutif de la traite

Il faut attendre la fin du XXe siècle pour que soit discutée, au sein de l’Onu, l’adoption d’un nouveau texte international spécifique à la traite qui prend la forme, en 2000, d’un protocole « visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants » (protocole TP). Du projet initial qui devait concerner uniquement les femmes et les enfants, ne reste que cette formule qui invite tout au plus à accorder une attention particulière à des groupes considérés comme plus vulnérables. Le protocole TP se veut un instrument universel appréhendant la traite dans tous ses aspects (préambule), ce qui le démarque de la convention de 1949, toujours en vigueur. En effet, le protocole TP entend par traite le fait de recruter, transporter, transférer, héberger ou accueillir une personne, en usant de menace ou de contrainte, en vue de l’exploiter, qu’il s’agisse d’une forme d’exploitation sexuelle (notamment de prostitution), de travail ou de services forcés, d’esclavage ou de pratiques analogues, de servitude ou encore de prélèvement d’organes. La contrainte redevient un élément constitutif de la traite, à moins que la victime soit mineure.

Attaché à la convention contre la criminalité transnationale organisée, le protocole TP met l’accent sur la répression des auteurs de la traite, notamment au moyen d’un meilleur contrôle des frontières et des documents de voyage ou d’identité. Sur la scène internationale, les victimes de la traite demeurent donc avant tout des migrants, en particulier irréguliers. Cette assertion est aisément confirmée à la lecture de la section réservée aux victimes de traite : si le premier article aborde de manière générale et peu contraignante la question de l’assistance et de la protection susceptibles de leur être accordées, les deux autres concernent uniquement les victimes étrangères de la traite.

Sous l’intitulé engageant « Statut des victimes de la traite des personnes dans les États d’accueil » du second article, il s’agit en fait pour les États parties d’« envisager » de permettre aux victimes étrangères de la traite de rester sur leur territoire, à titre temporaire ou permanent, « lorsqu’il y a lieu », en tenant compte de « facteurs humanitaires et personnels ». Dans le dernier de ces trois articles, on retrouve le souci d’organiser et de faciliter le « rapatriement » des victimes de traite, avec cette précision toutefois que leur « retour » est « de préférence volontaire » et peut donc parfaitement consister en leur éloignement. Le compromis difficile qui sous-tendait déjà la convention de 1949 entre la nécessité de protéger ses ressortissants à l’étranger et la volonté de se protéger contre les ressortissants étrangers semble s’établir en 2000 au détriment des droits des victimes de la traite (la possibilité d’obtenir réparation du préjudice subi est tout juste évoquée).

Le risque de voir mis à mal les droits des étrangers victimes de traite est d’autant plus important que le protocole TP et un autre protocole adopté la même année relatif au trafic illicite de migrants (protocole TIM) se chevauchent partiellement. Le trafic illicite de migrants est compris comme le fait d’assurer, moyennant contrepartie, l’entrée illégale dans un État partie d’une personne qui n’en est ni ressortissant ni résident permanent – phénomène « qui porte gravement préjudice aux États concernés » (préambule). Selon le protocole TIM, le migrant ayant fait l’objet du trafic illicite ne peut être lui-même puni au titre d’un tel trafic (article 5), mais rien ne s’oppose à ce qu’il soit sanctionné pour entrée ou séjour irréguliers ou encore détention de documents frauduleux. Par conséquent, l’étranger concerné est par principe un délinquant dont le « retour » doit être organisé et facilité, son consentement étant alors indifférent.

Malgré des définitions a priori distinctes, à mieux y regarder, traite des personnes et trafic illicite de migrants peuvent recouvrir les mêmes faits, dès lors que la victime de la traite migre irrégulièrement : la traite n’impliquerait pas forcément le franchissement d’une frontière, mais il a été précédemment établi de quelle façon les victimes de la traite telles qu’envisagées en droit international sont avant tout des migrants, en particulier irréguliers ; l’auteur de la traite ne chercherait pas nécessairement à en tirer un avantage, mais rien n’exclut cette éventualité ; la traite exigerait obligatoirement la contrainte pour moyen, mais la contrainte peut ne pas être immédiatement ressentie comme telle par le migrant qui peut se voir trompé sur la finalité de sa migration illicite ; la traite aurait systématiquement l’exploitation pour finalité, mais le protocole TIM prévoit l’aggravation de la peine encourue pour trafic illicite de migrants en cas de traitement inhumain ou dégradant des migrants concernés, « y compris leur exploitation ». En outre, les États parties aux deux protocoles sont invités à appliquer de concert les mesures consistant à renforcer le contrôle aux frontières et la vérification des documents de voyage et d’identité, le protocole TP reprenant à l’identique les dispositions du protocole TIM en la matière [3].

Quel que soit le protocole concerné, il s’agirait donc de lutter contre l’immigration irrégulière ou, du moins, de faire de cette lutte la priorité

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Ainsi, lorsque plusieurs États réclamèrent l’introduction d’une disposition visant à protéger les victimes de traite contre la sanction des actes commis par elles en lien direct avec leur situation de victimes, d’autres États, plus nombreux, s’y opposèrent, craignant qu’une telle disposition ne nuise à l’application des lois nationales sur l’immigration [4]. Ce chevauchement a pour résultat de condamner à l’invisibilité les victimes de traite, qu’elles soient assimilées aux migrants irréguliers ou perdues au milieu des flux migratoires réguliers, et de rendre ainsi impossible toute assistance à leur égard.

Avec l’ambition de mieux garantir les droits fondamentaux des victimes de la traite, le Conseil de l’Europe a soumis à ratification [5], en 2005, une convention destinée à compléter le protocole TP qui se contentait, sur ce point, d’un renvoi général au droit international humanitaire et relatif aux droits de l’homme. L’approche adoptée par le protocole TP n’est aucunement remise en cause ; les luttes contre la traite et l’immigration irrégulière demeurent intimement liées

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Par exemple, la convention de 2005 reprend et précise les dispositions déjà adoptées par celui-ci concernant le renforcement des contrôles aux frontières ainsi que des documents de voyage ou d’identité. En fait, ce nouveau texte vise essentiellement à remédier aux inconvénients d’une lutte contre la traite qui, en pratique, fait peu de cas de ses victimes étrangères, en particulier lorsqu’elles sont en situation administrative précaire.

La « victime présumée »

La convention de 2005 impose en effet aux États parties de garantir un certain nombre de droits à toutes les victimes de traite se trouvant sur leur territoire. Ils « doivent » leur fournir une assistance matérielle, psychologique, médicale et juridique et prendre en compte leurs besoins en matière de sécurité et de protection. Au-delà de ce « socle commun », le statut de victime de traite que dessine le Conseil de l’Europe varie selon plusieurs critères : 1. si la personne concernée est identifiée comme étant une victime de traite ou si elle y est raisonnablement assimilée (victime présumée, en voie d’identification) ; 2. si elle est ressortissante ou en séjour régulier ou si elle est en situation administrative précaire ; 3. si elle coopère ou non avec les autorités compétentes ; 4. si elle est mineure ou non, accompagnée ou non.

Afin de garantir l’effectivité du statut de victime qu’il définit, le Conseil de l’Europe innove en créant le statut intermédiaire de victime présumée qui permet aux victimes étrangères en situation administrative précaire de ne pas être éloignées du territoire avant d’avoir eu une chance d’être identifiées comme telles et d’accéder au droit et à la justice. Il s’agit, pour les États parties, d’autoriser les victimes présumées à séjourner sur leur territoire pendant au moins trente jours. Avant la fin de ce délai dit de rétablissement et de réflexion, les États parties peuvent néanmoins procéder à leur « éloignement » sur le fondement de l’ordre public ou de l’utilisation illégitime du statut de victime (par une fausse victime).

Une importante marge de manœuvre est également laissée aux États parties concernant les victimes identifiées qui, en situation administrative précaire, « doivent » recevoir un permis de séjour renouvelable. D’une part, les États parties sont libres de faire de la coopération des victimes identifiées une condition préalable à la délivrance de ce permis, à la place ou en sus de la prise en compte de leur situation personnelle. Autrement dit, ils peuvent choisir d’accorder un permis de séjour aux seules victimes utiles parmi les victimes avérées. D’autre part, la Convention de 2005 laisse au droit interne de l’État partie sur le territoire duquel les victimes identifiées se trouvent le soin de trancher si ce permis de séjour, une fois remis, ne leur sera pas retiré ou renouvelé. Privées de permis de séjour, des victimes même avérées peuvent ainsi se voir éloignées du territoire de l’État partie concerné en toute conventionnalité, leur « renvoi » étant seulement (encore une fois) « de préférence volontaire », ce qui n’est pas sans remettre en cause l’effectivité de leur accès au droit et à la justice.

Pour résumer, à condition d’être une victime de traite très probable, voire utile, et de ne pas avoir été préalablement et définitivement appréhendée comme une délinquante, la situation administrative précaire d’une victime étrangère de traite « peut » ne pas faire obstacle à sa prise en charge, à sa protection et à la réparation du préjudice qu’elle a subi. À situation administrative précaire, statut de victime précaire, peu important alors qu’elle soit homme ou femme. Il apparaît donc incontournable non seulement de revoir les politiques relatives à l’immigration qui entravent plutôt qu’elles ne permettent la protection effective des victimes étrangères de la traite, mais aussi de recentrer la répression sur l’exploitation que permet la traite, indifférente pour sa part à l’origine des victimes.




Notes

[1Voir sur ce point N. Ragaru, « Du bon usage de la traite des êtres humains. Controverses autour d’un problème social et d’une qualification juridique », in Genèses, n° 66, mars 2007, pp. 69-89.

[2Entamée en 1937 et suspendue pendant la Seconde Guerre mondiale, l’élaboration de la convention de 1949 est plus précisément achevée sous l’égide des Nations Unies.

[3Voir le Guide législatif du Protocole TP, n° 73 et 86.

[4Voir les travaux préparatoires A/AC.254/4/ Add.1/Rev.1.

[5Fin octobre 2007, dix États (Albanie, Autriche, Bulgarie, Chypre, Croatie, Danemark, Géorgie, Moldova, Roumanie et Slovaquie) ont finalement ratifié la convention de 2005 qui pourra de ce fait entrer en vigueur le 1er février 2008. La France a, pour sa part, été autorisée à la ratifier le 1er août dernier.


Article extrait du n°75

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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