Article extrait du Plein droit n° 82, octobre 2009
« La police et les étrangers (2) »
Les grèves oubliées des immigrantes à Marseille
Linda Guerry
Post-doctorante à l’université du Québec à Montréal
Le travail des immigrantes est étudié outre-Atlantique depuis les années 1980. Les nombreux travaux sur le sujet ont montré que la demande de main-d’œuvre féminine étrangère existait dans le passé et que des femmes ont aussi traversé des frontières avec l’intention de trouver un travail. Bien que la France soit un grand pays d’immigration depuis le XIXe siècle, l’histoire du travail des immigrantes est encore largement méconnue.
L’histoire des femmes a cependant entrepris des recherches sur les migrations de travail à l’intérieur de l’espace national dès les années 1970, par exemple la migration de domestiques, qui est un phénomène de très longue durée. Dès avant l’industrialisation, migrer puis travailler dans la domesticité est un phénomène courant. Le confinement des immigrantes dans des secteurs d’activité traditionnellement féminins (domestique, care, prostitution) est considéré comme le résultat d’un transfert du travail de reproduction sociale à l’échelle internationale : l’immigration de femmes domestiques perpétue la répartition inégale des tâches entre hommes et femmes. Si le phénomène a pris de nos jours une importance considérable en raison de l’augmentation du taux d’activité des femmes dans les pays occidentaux et de la délégation des tâches domestiques à des immigrantes, la migration de domestiques a toujours été d’une importance majeure au cours de l’histoire.
Comme l’a montré l’historienne Nancy Green [1], le travail des femmes et des immigrants est sans cesse redéfini et l’interchangeabilité de main-d’œuvre est pratiquée au cours de l’histoire. Par exemple, le domaine agricole a recours à l’embauche d’immigrantes dans des travaux considérés comme masculins. Dans les années 1920, les ressorts du profit expliquent la préférence des exploitants agricoles du Sud-Ouest pour les femmes dans le recrutement des vendangeurs espagnols. Dans la moitié nord de la France, de nombreuses Polonaises, Slovaques et Yougoslaves sont exploitées au cours de la même période dans des travaux d’ordinaire confiés à des hommes, la nature jugée rustique et robuste de ces femmes justifiant leur embauche. Face à ces situations d’exploitation, des femmes se révoltent. Elles se tournent, par exemple, vers leur gouvernement pour dénoncer leur situation [2].
Si la figure de l’immigrante travailleuse est encore largement absente de l’historiographie française que dire de celle de l’immigrante révoltée ou en grève. On trouve pourtant, au cours de l’histoire, des mouvements de lutte d’ouvrières étrangères. Dans le cadre d’une recherche sur le genre de l’immigration et de la naturalisation à travers l’exemple marseillais [3], nous avons en effet relevé dans les archives des références à des grèves d’étrangères.
L’usine-internat
En 1894, dans une fabrique marseillaise de scourtins – sorte de cabas qui sert à écraser les olives afin d’en extraire l’huile –, la nouvelle législation sur le séjour des étrangers est le facteur déclencheur d’une grève d’ouvrières. Des étrangères qui ne s’étaient pas conformées aux prescriptions de la nouvelle loi du 8 août 1893 [4] – qui obligeait les étrangers arrivant dans une commune pour exercer une profession, un commerce ou une industrie à se déclarer dans les huit jours et à faire viser un certificat d’immatriculation à chaque changement de résidence –, se mettent en grève pour demander une augmentation de salaire afin de payer les frais occasionnés par les poursuites à leur encontre. Elle n’obtiennent pas d’augmentation mais la prise en charge par les patrons des frais des contraventions. Si, à Marseille, à la fin du XIXe siècle, les grèves d’immigrantes semblent peu nombreuses, elles se multiplient dans la première moitié du XXe siècle, en particulier dans l’industrie textile.
La migration temporaire de femmes venant travailler dans les filatures marseillaises dans la première moitié du siècle s’inscrit dans la continuité d’un phénomène qui se développe avec l’industrialisation : l’usine-internat. Ce système voit le jour aux États-Unis au début du XIXe (par exemple, le Lowell system dans la Massachusetts) et s’exporte ensuite en France. Des jeunes femmes originaires des campagnes migrent temporairement pour travailler et sont logées et nourries par l’entreprise. Les usines-internats de l’industrie textile se développent surtout de part et d’autre du Rhône, notamment après les révoltes ouvrières des Canuts lyonnais en 1831 et 1834.
Stratégie des employeurs qui cherchent une main-d’œuvre moins remuante et moins coûteuse, l’implantation des usines-internats dans les campagnes répond aussi à la « question sociale » émergente sous la Monarchie de Juillet qui voit les autorités morales, médicales et religieuses déplorer les effets négatifs de l’industrialisation. Certains patrons s’associent d’ailleurs aux autorités religieuses, comme par exemple dans la filature de Jujurieux dans l’Ain [5]. À la fin du XIXe siècle, au moment où le système des usines-internats atteint son paroxysme (des dizaines de milliers d’ouvrières y travaillent), les patrons font appel à une main-d’œuvre de plus en plus lointaine et embauchent des Italiennes.
Plusieurs filatures s’installent au début du XXe siècle dans un quartier ouvrier situé à l’est de Marseille : la Capelette. En 1913, deux entrepreneurs, semble-t-il italiens, sont autorisés à installer au 98 boulevard Saint Jean une filature de soie qu’ils appellent La Marseillaise. La main-d’œuvre embauchée par les patrons est principalement italienne. À la veille de la Première Guerre mondiale, les filatures marseillaises occupent plus de 1000 ouvrières italiennes et environ 200 ouvrières françaises. Lorsque la filature est installée, elle dispose d’un dortoir de 50 lits. Puis, dans les années 20, une centaine d’ouvrières y sont logées. Au recensement de 1926, parmi les ouvrières logées, 85 ouvrières sont italiennes, 11 sont de nationalité turque et deux sont françaises. Les contrats proposés aux Italiennes précisent que leur salaire est compris entre 6 et 12 francs par jour (selon la période) [6], logement, chauffage, éclairage compris et que le voyage est aux frais des patrons. Cependant, le coût du voyage est parfois retenu sur les salaires et ces derniers sont souvent inférieurs à ceux annoncés sur le contrat.
Rapatriement des grévistes
En 1924, une grève éclate à La Marseillaise. Le commissaire de police note dans un rapport sur le conflit : « Les ouvrières prétextent qu’à la signature de leur contrat, le salaire qui leur était offert était avantageux par rapport à la lire et leur permettait de venir en aide à leur famille en Italie. Aujourd’hui cet avantage n’existe plus, et pour compenser cette perte, elles réclament une augmentation de deux francs correspondant à peu près aux bénéfices qu’elles tiraient de la valeur du franc ». Cette grève est spontanée et indépendante de toute organisation syndicale ; elle revêt des caractéristiques spécifiques aux grèves de femmes pointées par l’historienne Michelle Perrot : « subites, défensives, peu organisées » [7]. Les grévistes tentent de partir en cortège pour manifester en ville, autre caractéristique des grèves féminines [8]. Evaluées à environ 200 par la police, elles sont dispersées par un service d’ordre envoyé sur les lieux. Si, dans l’industrie textile où les salaires sont très bas, la revendication salariale des ouvrières est classique, elle correspond ici à l’avantage que trouvent les immigrantes à venir travailler en France. Finalement, après quelques jours de grève, les ouvrières obtiennent 1 franc 25 d’augmentation. La répression de la grève revêt aussi un caractère spécifique : après une entente entre les patrons et le consulat général d’Italie, un rapatriement d’ouvrières (venues en France avec un contrat de travail) est organisé aux frais des employeurs à partir de gares situées en périphérie de Marseille afin d’« éviter tout incident en ville ». Le fait que les grévistes soient des étrangères logées dans l’entreprise permet aux patrons de licencier et d’éloigner physiquement des ouvrières en les rapatriant dans leur pays.
Une autre grève, déclenchée en 1926 par les ouvrières de La Marseillaise, voit entrer en scène l’Union départementale unitaire (UDU) de la confédération générale du travail unitaire (CGTU) [9]. Cette grève est plus longue que la précédente : elle dure 14 jours. La majorité des ouvrières (370 dont 83 logées dans les dépendances de la filature) arrêtent le travail pour une augmentation de salaire : elles demandent 2 francs supplémentaires par journée de travail. Pour faire face à la grève, le patron ferme les portes de son usine (sauf aux ouvrières logées). Si les ouvrières semblent avoir spontanément arrêté le travail, elles reçoivent cette fois l’aide d’un conseiller de la Bourse du travail, Paul Bonnet, qui les incite à s’organiser au sein du syndicat unitaire.
Deux jours après le déclenchement de la grève, M. Bonnet se présente seul à la direction de la filature pour soutenir les revendications des ouvrières grévistes mais le patron demande à recevoir une délégation d’ouvrières. Lors de l’entrevue, il refuse l’augmentation de salaire demandée et menace de rapatrier les ouvrières logées « au cas où la grève ne prendrait pas rapidement fin ». Là encore, le rapatriement des immigrantes grévistes est utilisé comme moyen de pression pour mettre fin à la grève. Le patron ne proposant que 50 centimes d’augmentation, le conflit se poursuit et M. Bonnet invite « les grévistes à se grouper plus que jamais, élément indispensable pour obtenir satisfaction ».
Le lendemain, les déléguées ouvrières se rendent à la direction, demandent une augmentation de 3 francs par jour et informent qu’un syndicat est en voie de formation. Cette entrevue ne donnant aucun résultat M. Bonnet invite le préfet à jouer le rôle de médiateur Deux jours plus tard, une délégation composée d’une partie des ouvrières en grève et de membres de la Bourse du travail se rend à la préfecture. La grève prend fin après une entrevue entre M. Bonnet, les déléguées ouvrières et les patrons de la filature qui aboutit à 1 franc d’augmentation. À la fin du conflit, une tension était cependant apparue entre les ouvrières étrangères logées et la délégation, qui ne comptait pas d’ouvrières logées : les premières reprochaient aux déléguées de n’avoir pas demandé une indemnité égale au salaire d’une demi-journée de travail par jour de grève et déclaraient que pour un tel résultat, elles n’auraient pas autant attendu et auraient repris le travail avec une augmentation de 50 centimes. On voit bien ici que, pour les immigrantes temporaires, les jours de grèves étaient comptés et qu’elles seraient allées plus loin dans les revendications relatives au paiement des jours de grève.
L’UDU a joué un rôle important dans ce conflit qui a débouché finalement sur la syndicalisation des ouvrières. Un article du Petit Provençal mentionne l’issue du conflit : « Elles [les ouvrières] décident de s’organiser puissamment au sein du syndicat pour la défense de leurs intérêts. Remercient l’UDU du concours apporté dans ce mouvement. Lèvent la séance aux cris de “Vive le syndicat” et “Toutes au syndicat !” ». Mais les revendications des ouvrières étrangères n’ont pas été prises en compte.
Le rôle joué par l’UDU dans l’organisation de la grève et la syndicalisation des ouvrières entre-t-il dans le cadre des actions entreprises dans les années 1920 par la CGTU et le Parti communiste pour rallier des ouvriers étrangers ou entre-t-il dans l’action de recrutement des femmes ? Un document datant de 1926 montre que la « femme étrangère » ne fait pas partie des catégories mises en avant dans les campagnes de recrutement du Parti communiste. Cette main-d’œuvre de l’industrie textile, qui compte pourtant en majorité des étrangères, entre dans la catégorie des femmes, celle des « femmes étrangères » ne paraissant pas pertinente dans les campagnes de mobilisation et de recrutement. Deux faits concernant les immigrantes temporaires peuvent appuyer cette hypothèse : d’une part, la menace de rapatriement des ouvrières logées dans la filature ne semble pas avoir été dénoncée par le syndicat, d’autre part parmi les déléguées ouvrières, il n’y avait pas d’ouvrière logée.
Comme d’autres ouvriers et ouvrières étrangers, ceux de La Marseillaise participent au mouvement de grève du printemps et de l’été 1936. La grève dure 20 jours et les déléguées ouvrières auraient, selon les patrons, confisqué les clés de l’usine. Comme dans d’autres entreprises, la reprise du travail entraîne des tensions entre les patrons et les ouvriers : en août 1936, des ouvrières sont licenciées pour activité syndicale. La participation de femmes étrangères au mouvement de grèves de 1936 apparaît d’ailleurs scandaleuse. Un éditorial du Petit Marseillais (26 juin 1936) note : « nous savons telle étrangère qui, dans une usine marseillaise rallumait sans cesse la grève, que des ouvrières et des patrons français avaient réussi à éteindre ».
Des gèves spontanées et autonomes
Ces grèves d’ouvrières à La Marseillaise ne sont pas isolées. Dans d’autres entreprises marseillaises, des étrangères se mettent en grève : une fabrique de tapis créée par des Arméniens en 1924 qui loge sa main-d’œuvre grecque et arménienne voit ses ouvrières tisseuses se mettre en grève en 1925 pour une augmentation de salaire ; la Société des filatures et tissages dans le quartier de la Capelette, connaît aussi des grèves dès 1918 et au cours de l’entre-deux-guerres.
Les grèves d’immigrantes n’ont pas laissé de traces dans les mémoires. Le cas des ouvrières de la filature La Marseillaise dans le quartier ouvrier de La Capelette à Marseille montre cependant que des immigrantes temporaires ont mené ou ont participé à des luttes collectives au cours de l’entre-deux-guerres. Se situant au plus bas de l’échelle salariale et bien souvent subissant des conditions de travail déplorables, ces femmes ne sont pour autant pas restées inactives et se sont mises en grève de manière spontanée et autonome. Si la figure de l’immigrante gréviste demeure encore aujourd’hui un impensé, la grève d’une trentaine de femmes de chambre – la plupart immigrantes africaines – en 2002-2003, au sein de la société sous-traitante Arcade du groupe Accor pour obtenir une amélioration de leurs conditions de travail, s’est caractérisée comme une « lutte atypique » et a démontré la détermination et une certaine invention dans les luttes d’immigrantes dont on met bien souvent en doute la capacité de mobilisation et d’action [10].
Notes
[1] Nancy L. Green, Du sentier à la 7e Avenue. La confection et les immigrés. Paris-New York, 1880-1980, Paris, Seuil, 1998, p. 223-263.
[2] Janine Ponty, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 83-112 ; Ronald Hubscher, « Les femmes de l’ombre : migrantes italiennes et polonaises dans l’entre-deux-guerres », in Ruralité française et britannique, XIIIe-XXe siècle. Approches comparées, Nadine Vivier (éd.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2005, p. 129-143.
[3] Linda Guerry, (S’) Exclure et (s’) intégrer. Le genre de l’immigration et de la naturalisation. L’exemple de Marseille (1918-1940), thèse de doctorat d’histoire contemporaine soutenue à l’Université d’Avignon en décembre 2008.
[4] Loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national » (Journal Officiel du 9 août 1893, p. 4173)
[5] Voir Dominique Vanoli, « Les couvents soyeux », Les Révoltes logiques, n° 2, 1976, p. 19-39.
[6] S’agissant des journaliers, les salaires des hommes sont en général compris entre 20 et 40 francs par jour, ceux des jeunes filles, des garçons et des femmes sont compris entre 10 et 20 f par jour.
[7] Michelle Perrot, Les ouvriers en grève (France, 1871-1890), tome I, Paris, Mouton, 1974, p. 318-330.
[8] Ibid.
[9] La CGTU, née de la scission syndicale de la Confédération Générale du Travail (CGT) en 1921, est proche du Parti Communiste.
[10] Voir à ce sujet l’enquête de Carine Eff en trois parties dans Vacarme : « Journal d’une femme de chambre », n° 22 (hiver 2003) n° 24 (été 2003) et n° 28 (été 2004).
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