Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »

Passages négociés à la frontière Schengen

Mathilde Darley

CNRS – CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales)
Entre 2004 et 2007, la République tchèque, en tant que membre de l’Union européenne n’ayant alors pas encore intégré l’espace Schengen, doit démontrer sa capacité à contrôler les circulations à destination du territoire européen. Pourtant, en marge de la fermeté du discours et des moyens humains et technologiques développés, les observations conduites à la frontière donnent à voir celle-ci comme le lieu de passages négociés entre migrants, passeurs et policiers.

En mai 2004, la République tchèque rejoint l’Union européenne, comme sept autres pays d’Europe centrale et orientale ayant appartenu au bloc communiste. L’entrée de ces nouveaux pays membres de l’UE dans l’espace Schengen n’intervient pourtant que trois ans plus tard, en décembre 2007. Entre mai 2004 et décembre 2007, les frontières ouest et sud de la République tchèque (jouxtant l’Allemagne et l’Autriche) délimitent donc l’espace Schengen. À ce titre, elles revêtent une importance particulière pour le contrôle de la circulation des ressortissants extra-communautaires cherchant à pénétrer dans la zone Schengen.

Tandis que les activités de l’agence européenne Frontex, créée fin 2004, se concentrent sur le contrôle des frontières sud de l’espace Schengen, à l’est, la sécurisation des frontières extérieures s’incarne dans des dispositifs plus morcelés et moins visibles, tels le développement de la coopération policière transfrontalière et la mise en place de patrouilles binationales en charge de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ces dispositifs se voient conférer un rôle central dans les politiques nationales de contrôle migratoire et contribuent ainsi à construire les frontières Schengen comme des zones hautement sécurisées par les investissements humains, informatiques et technologiques dont elles ont fait l’objet.

Les observations et les rencontres effectuées dans les postes-frontières jalonnant la frontière tchéco-autrichienne témoignent en effet des efforts de contrôle, rhétoriques mais aussi pratiques, que concentre, entre 2004 et 2007, cette portion de la frontière Schengen. Elles dessinent pourtant également, en marge des discours officiels (nationaux et européens) prônant son hermétisme aux circulations non autorisées, l’image d’une frontière mouvante, lieu de passages négociés [1]. Les extraits de notes de terrain qui suivent donnent donc à voir la frontière dans son caractère malléable et multiforme, à travers l’expérience qu’en font migrants, passeurs et policiers.

Trajectoires migrantes

William, originaire du Cameroun, est hébergé au moment de notre rencontre dans le centre fermé de réception pour demandeurs d’asile de l’aéroport de Prague, où il a déposé une demande d’asile après avoir transité par la Russie. Au bout de dix jours de détention à l’aéroport, William est transféré vers un centre ouvert pour demandeurs d’asile. D’abord désireux de rester en République tchèque, il est rapidement découragé par la difficulté de la langue, les faibles opportunités d’emploi pour les travailleurs immigrés – en particulier pour les Africains – et les bas salaires. Cherchant à rejoindre la France, où il dispose déjà d’un petit réseau de connaissances, William commence donc à se renseigner sur les opportunités de passage clandestin.

Après l’échec de plusieurs projets, William rencontre un Sri Lankais d’une cinquantaine d’années, Kasun, qui souhaite rejoindre sa famille en Italie mais ne veut pas voyager seul. Celui-ci propose à William de partir avec lui vers Milan, puis de lui payer le train entre Milan et Paris. L’itinéraire prévu doit passer par Prague, Vienne, Innsbruck et enfin Milan. William paye 600 euros pour le trajet de Prague à Innsbruck. De là, un cousin de Kasun doit venir les chercher en voiture et les emmener à Milan pour moins de 100 euros.

La nuit du passage, la voiture comprend quatre passagers : William, Kasun, le passeur et le conducteur. À la frontière tchéco-autrichienne, contrairement à ce qui leur avait été annoncé, William et Kasun sont sommés par le passeur de descendre du véhicule pour franchir la frontière seuls à pied. Le passeur et le conducteur assurent qu’ils attendront de l’autre côté, mais William n’est pas dupe. Il se met donc en route, avec Kasun, en pleine nuit à travers taillis et buissons. Ils débouchent finalement sur des rails de chemin de fer qu’ils suivent jusqu’à une petite gare autrichienne à proximité de la frontière. Ils y attendent le premier train pour Vienne. Ils échappent de justesse, en se dissimulant dans des wagons de marchandise stationnés à quai, à un contrôle de police : leur présence, incongrue à cette heure matinale et dans cette petite gare de province où les étrangers sont rares, semble avoir été repérée par un habitant qui a alerté la police.

William et Kasun arrivent finalement à Vienne mais n’ont plus d’argent pour prendre le train jusqu’à Innsbruck. William entreprend alors d’exposer leur cas aux Africains qu’il rencontre autour de la gare, et parvient ainsi à collecter la somme nécessaire à l’achat de deux billets de train. Ils attendent une nuit entière à la gare d’Innsbruck le cousin de Kasun, qui arrive finalement et les emmène à Milan.

William passe quelques jours à Milan dans la famille de Kasun. Lorsque ce dernier trouve du travail à Bologne, William décide de partir également : sur le conseil d’une connaissance, il s’installe dans la chambre d’un compatriote à Naples. William travaille d’abord au noir comme maçon, puis, grâce à l’entremise d’une bénévole de l’Armée du Salut où il suit des cours d’italien, comme technicien en informatique. Au bout de quelques mois, il se rend à Paris en train muni de documents d’identité prêtés par un compatriote. Grâce à ces documents, William s’inscrit à l’ANPE et trouve rapidement du travail dans le domaine de la maintenance informatique.

Le parcours de William est riche d’enseignements à bien des égards : il témoigne d’abord du fait que la sécurisation des frontières Schengen n’a en rien entamé la volonté des migrants séjournant en Europe centrale et orientale de gagner le territoire Schengen. Celle-ci s’explique sans doute, en partie au moins, par la longueur des procédures d’asile dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale ainsi que par les obstacles qui y subsistent, pour les demandeurs d’asile et plus largement pour les ressortissants extra-communautaires, en terme d’accès au marché du travail, au logement ou aux prestations de santé. Surtout, le parcours de William, comme celui de la plupart des migrants rencontrés en République tchèque, révèle le caractère incontournable du passeur pour l’organisation du voyage vers l’Ouest.

Loin d’avoir abouti à l’éviction des passeurs, objectif officiellement annoncé par les polices concernées comme par les instances européennes, la sécurisation des frontières Schengen semble en effet davantage avoir conduit à une adaptation des stratégies de passage tant des passeurs que des migrants : les tarifs ont souvent augmenté et les risques encourus par les migrants se sont accrus, comme en témoigne l’exemple de William et Kasun contraints de franchir de nuit et sans guide une frontière qu’ils ne connaissent pas, contrairement à l’accord qui les liait au passeur.

Un business « éthique » ?

Après huit ans au sein de la police tchèque, Johnny a dû quitter ses rangs en raison notamment de sa consommation régulière d’héroïne. Johnny se trouve alors dans une situation personnelle et financière difficile rendant urgent le « renflouement  » de ses caisses. Il rejoint donc un réseau de connaissances engagé dans le passage clandestin de migrants en situation irrégulière depuis la République tchèque vers l’Italie. Interrogé sur ses activités de passeur, Johnny prend soin d’insister sur la « charte éthique  » du groupe auquel il appartient et qui a pour priorité d’« assurer la sécurité des migrants  », tout en leur proposant des tarifs « raisonnables  ». Johnny décrit ses activités clandestines de passeur comme motivées par des considérations financières, certes, mais aussi « humanitaires  » : tout comme il a aidé ses compatriotes à fuir le communisme, activité alors considérée comme héroïque, Johnny fait aujourd’hui passer des migrants pour « les emmener vers la liberté  ».

Toute opération de passage est précédée d’une première étape longue de préparation : il s’agit de trouver les véhicules, de surveiller les patrouilles de police et leurs habitudes pour identifier la plage horaire la moins risquée, de mettre au point l’itinéraire le plus sûr et d’assurer l’hébergement des migrants en transit. Les observations préalables des contrôles policiers aux frontières et l’expérience antérieure de Johnny au sein de l’institution policière ont permis d’identifier les « cycles  » du système de contrôle. Selon Johnny, ces cycles font apparaître des moments où, en fonction de l’heure, du jour, ou même de la saison, le contrôle de la frontière est plus lâche. Au vu de ces cycles, Johnny a concentré ses activités de passage clandestin sur la période estivale, de nuit et en milieu de semaine. « Tout doit être exactement minuté, et tout retard, même minime, a des répercussions sur l’ensemble de la “chaîne” et le franchissement des frontières suivantes  ». La moindre erreur d’une personne de la chaîne met donc en danger tout le groupe, ainsi que les migrants. C’est pourquoi l’activité de passeur demande selon Johnny « une vigilance incroyable  », une capacité à tout observer et à être « malin  » par rapport à la police. Si certains passeurs paniquent dès qu’ils voient une voiture de police, Johnny estime au contraire qu’il est important d’avoir l’air d’un « conducteur normal  » pour ne pas se faire repérer : « si on ne fait rien qui se remarque, il n’y a aucune raison de se faire arrêter  ». Ainsi, pour les premiers voyages, Johnny utilise une voiture de location. Sentant que les policiers des frontières commencent à trouver suspect de voir passer la même personne dans une voiture différente toutes les semaines, il achète une voiture avec l’argent reçu pour les premiers passages et fait ensuite voyager les migrants dans sa propre voiture.

En cas de problème ou pour signaler d’éventuels barrages de police, les passeurs du groupe communiquent entre eux par sms, pour éviter que les appels ne puissent être identifiés, et dans un langage codé. Johnny a un goût particulier pour la « montée d’adrénaline  » et le côté « James Bond  » de ces stratégies clandestines : « pendant le passage, tu te fous de tout le reste, de manger, de boire, ça devient secondaire, tu es un autre homme, la seule chose qui compte c’est passer  ».

Pour ce contrat, Johnny estime qu’il a « eu de la chance  » : la police n’a jamais réussi à le prendre sur le fait mais lui a fait comprendre, lors de ses derniers passages, qu’elle savait qu’il faisait passer des migrants clandestins. C’est aussi la raison pour laquelle il a préféré arrêter à la fin du contrat et ne pas recommencer plus tard, car il sait qu’il est repéré et que le passage serait désormais beaucoup plus risqué pour lui. Johnny remarque que, si les contrôles frontaliers sont de plus en plus légers, les barrages routiers opérés par des patrouilles volantes contrôlant tous les véhicules se multiplient à proximité des frontières. Selon lui, l’ouverture des frontières (effective depuis l’entrée de la République tchèque dans l’espace Schengen en décembre 2007) aura donc pour effet un déplacement des contrôles, redéployés sur l’ensemble du territoire et non uniquement aux postes frontières : le passage sera plus dur, mais « les gens ne s’arrêteront de toutes façons pas de passer  ».

Interdépendances passeurs/policiers

Le témoignage de Johnny éclaire non seulement les modalités concrètes du passage clandestin, mais aussi les interdépendances existant entre les différents acteurs qu’il implique. Indépendamment des connexions personnelles directes entre le passeur présenté ici et l’institution policière, dont on peut penser qu’elles revêtent un caractère plutôt exceptionnel et par conséquent non généralisable, le récit que fait Johnny de son activité de passeur donne à voir la manière dont passeurs et policiers s’observent réciproquement et mettent en œuvre différentes stratégies d’approche ou au contraire d’évitement. Leur rapport et les incidences qu’il peut avoir sur les formes de leur activité apparaissent ainsi plus complexes que l’image de la traque policière systématique ne pourrait le laisser penser. Dans l’ombre, le passeur collecte un ensemble d’informations sur l’institution policière qui lui permettront, le moment venu, d’échapper plus facilement à son contrôle. Mais la police semble également être parfois à même d’identifier les passeurs, sans pourtant pouvoir intervenir car elle peine à les prendre « sur le fait  ».

Enfin, le témoignage de Johnny donne également à voir la manière dont les passeurs s’attachent à légitimer leur activité, en réponse à la rhétorique policière dominante visant à leur faire endosser le rôle d’ennemi non seulement des États nations dont ils mineraient la capacité à contrôler leurs frontières nationales, mais aussi des migrants présentés comme victimes de leur exploitation sans scrupules. Reprenant les arguments de dénonciation des passeurs par la police, Johnny s’en sert pour discréditer l’activité des autres groupes de passeurs et présenter au contraire son engagement en tant que passeur clandestin comme mû par des considérations altruistes, voire « humanitaires  ». Il est alors intéressant de constater sous quelle forme les arguments policiers de justification du contrôle migratoire, axés autour de la construction d’une figure du passeur comme ennemi tout-puissant, peuvent être réappropriés par les passeurs eux-mêmes pour construire une légitimité sociale et politique à leurs activités.

Surtout, et plus prosaïquement, les déclarations de Johnny questionnent directement le sens même des investissements considérables réalisés tant à l’échelle européenne qu’au niveau des gouvernements nationaux dans le contrôle des frontières et de l’immigration : si, comme l’énonce Johnny, tant qu’« on ne fait rien qui se remarque, il n’y a aucune raison de se faire arrêter  » et que, même avec des contrôles renforcés et délocalisés, « les gens ne s’arrête[nt] de toutes façons pas de passer  », comment justifier alors l’important dispositif humain, technologique et communicationnel mis en œuvre pour contrôler les frontières ? Les policiers de terrain sont-ils eux-mêmes convaincus de l’utilité de leur mission de contrôle ? Ou bien sont-ils avant tout happés par l’importante machine de communication mise en branle par les gouvernements et les instances européennes pour présenter le contrôle migratoire comme la solution aux problèmes sociaux et de sécurité qui constituent aujourd’hui, en Europe, des enjeux électoraux essentiels ?

Entre jeu de hasard et « marketing » politique

Alors que les représentants de la hiérarchie policière tchèque et autrichienne s’attachent à présenter la frontière comme une zone sous contrôle, nous avons choisi de clore notre propos en donnant la parole aux policiers de terrain en charge localement du contrôle frontalier, rencontrés à la frontière tchéco-autrichienne. Cette échelle d’observation révèle notamment que, passée la rhétorique convenue de présentation institutionnelle de leur mission, les gardes-frontières paraissent se faire peu d’illusions quant à l’« efficacité  » du dispositif de contrôle qu’ils incarnent.

« Je vais vous dire, le meilleur endroit pour passer la frontière, c’est à proximité immédiate du poste frontière : la nuit, le poste est éclairé comme en plein jour, mais si les gens passent à l’endroit exact de jonction entre l’ombre et la lumière, ils peuvent voir tout ce qui se passe dans le poste sans avoir aucune chance d’être vus par les policiers qui se trouvent dans la lumière  ».

Ce constat policier, qui s’inscrit sur fond d’importants investissements technologiques et humains de sécurisation des frontières, s’accompagne d’un certain fatalisme professionnel. Celui-ci est redoublé par la connaissance du poids que revêtent le hasard et les aléas dans l’interpellation ou non de migrants en situation irrégulière et/ou de leur(s) passeur(s) : « Bien sûr, c’est un hasard si un migrant illégal passe justement par là au moment où nous contrôlons  ».

Le discours des policiers impliqués dans le contrôle des frontières, en particulier lorsqu’ils sont depuis longtemps en poste dans les régions frontalières, jette alors une nouvelle lumière sur la machine communicationnelle mise en branle, à l’échelle nationale comme européenne, pour justifier les dispositifs d’étanchéisation des frontières : « Tout est politique. La sécurité est un argument de vente de la politique. La politique se sent obligée d’investir de l’argent dans la sécurité. Peu importe que ça fonctionne ou non, ou que les policiers eux-mêmes disent que ça ne sert à rien. […] En fait, nous ne faisons plus qu’administrer le problème, nous ne le contrôlons pas. Les migrations ne peuvent de toutes façons pas être arrêtées ou combattues à la frontière, là il est déjà trop tard  ».




Notes

[1Voir aussi Mathilde Darley, « Le contrôle migratoire aux frontières Schengen : Pratiques et représentations des polices sur la ligne tchéco-autrichienne », Cultures 1amp ; Conflits, 71, 2008, p. 13-29.


Article extrait du n°84

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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