Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »

Maraîchage : « Non aux contrats bidons ! »

Frédéric Decosse

Iris-EHESS
En 1980, les travailleurs agricoles saisonniers marocains du Loiret se mobilisent pour réclamer le droit au séjour et au travail permanent. Soutenus par la CGT, ils mènent une grève pendant près d’un mois et élargissent leur lutte aux conditions de travail. Intervention policière et arrestations constitueront la réponse patronale. Si le mouvement s’éteint à la suite des divergences syndicales, il aura permis que les saisonniers soient pris en compte lors de la grande régularisation de 1981-1982.

Tracts rédigés à l’occasion de cette lutte. Archives UL CGT Orléans.2 La République du Centre, 8 mai 1980.2 « Frères immigrés qui travaillez en usine ou dans le bâtiment, notre lutte à nous ouvriers agricoles, c’est aussi la vôtre. Il n’y a qu’un seul patron et qu’une seule lutte. [1] »

Plus qu’une histoire « officielle », ce qui suit est la reconstitution d’un fragment oublié des luttes de l’immigration, à savoir la grève menée par les saisonniers marocains sous contrat ONI [2] (Office national d’immigration) dans le Loiret au printemps 1980. Rivalités entre soutiens qui interdisent toute convergence entre le mouvement des Marocains et celui des sans-papiers turcs, bilan apparemment mitigé en termes d’avancées professionnelles et de titres de séjour obtenus à l’issue du conflit…, cette mobilisation n’est pas à proprement parler « exemplaire ». C’est sans doute ce qui explique qu’elle n’ait pas laissé de traces dans la mémoire collective. Mais c’est aussi là l’intérêt d’un objet historique dont l’analyse met au jour les rapports complexes que les syndicats français entretiennent avec le phénomène migratoire, a fortiori en période de chômage massif et de montée des discours et politiques xénophobes.

Fin des années 1970. La mise en place de l’aide au retour (le « million » de Stoléru) prolonge la petite phrase de Chirac : « Un pays dans lequel il y a près d’un million de chômeurs, mais où il y a 2 millions d’immigrés, n’est pas un pays dans lequel le problème de l’emploi est insoluble.  » Cette équation, reprise deux ans plus tard par le Front national, constitue l’expression la plus nue de l’utilitarisme migratoire qui s’impose alors et culmine avec la loi Bonnet autorisant, à partir de janvier 1980, l’expulsion de l’étranger pour motif d’entrée et de séjour irréguliers, ainsi que sa détention préalable pendant sept jours. Parallèlement, les luttes de l’immigration se multiplient. Dans les foyers, l’autonomie s’affirme comme un trait marquant de l’action collective, tandis que, dans les entreprises, les syndicats restent incontournables. Les travailleurs migrants sont de ce fait une ressource dans la compétition que se livrent les centrales entre elles. Car, au moment où le mouvement des saisonniers est lancé dans le Loiret, l’« unité d’action », qui avait tant bien que mal prévalu entre la CGT et la CFDT depuis 1966, est remise en cause. En juillet 1979, la CFDT entérine la reconversion des bassins sidérurgiques de Longwy et Denain, synonyme de plus de 15 000 licenciements. La base ouvrière cégétiste perçoit ce geste comme une « trahison », un ressenti dont il faut tenir compte pour comprendre les rivalités syndicales lors du conflit de l’Orléanais en 1980.

La grève du Loiret n’est pas la première action collective des saisonniers étrangers contre le statut ONI. Soutenus par des militants du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), ils ont déjà mené plusieurs actions en 1974-1975 (grèves de la faim, occupation de la Ligue arabe et de l’ONI) pour revendiquer la « carte de séjour et de travail » et la fin des « statuts spéciaux ». L’élément déclencheur de cette mobilisation est la suppression de la procédure administrative de « permanisation », permettant à un saisonnier sous contrat ONI de basculer sur un statut de séjour et de travail plus permanent. Alors que, jusqu’en juillet 1974, ces contrats servaient ainsi parfois de porte d’entrée « légale » sur le territoire, ils se transforment alors en un statut-prison dont les migrants ne peuvent s’extraire qu’à travers l’action collective.

Le conflit qui secoue le Loiret ne bénéficie cependant d’aucun acquis de cette précédente mobilisation, en raison de la dispersion des lieux de contestation et du renouvellement des soutiens. C’est là d’ailleurs une constante dans l’histoire des luttes des saisonniers ONI, puis OMI, qui, faute de disposer d’une mémoire protestataire collective, sont condamnés à réinventer chaque fois le rapport de forces susceptible de faire aboutir leurs revendications. Les luttes de l’immigration de l’époque vont toutefois constituer pour eux une source d’inspiration. Le conflit de la sidérurgie (1979- 1980), la grève de la faim des ouvriers de la confection du Sentier (février-mars 1980) et le débrayage des nettoyeurs du métro (mars 1980) sont des éléments qui vont indirectement jouer un rôle dans le déclenchement, mi-avril, du conflit du maraîchage.

Stratégies de clientèle

Avril 1980. Soutenus par la CFDT, les sans-papiers turcs, employés en masse dans l’agriculture du Loiret, revendiquent leur régularisation et établissent localement un rapport de forces avec l’administration sur la question du séjour des travailleurs agricoles étrangers, ce qui aide les travailleurs marocains saisonniers à poser leurs revendications. Ce second mouvement s’inscrit dans le prolongement de la grève de la faim menée quelques semaines plus tôt par les Turcs du Sentier et également appuyée par la CFDT. Dans le bras de fer avec le gouvernement engagé par la CFDT sur la question du travail au noir et de la régularisation des sans-papiers, l’agriculture orléanaise est appelée à constituer un nouveau foyer de contestation.

Alors qu’en 1974-1975, sans-papiers et saisonniers ONI étaient associés dans la lutte, précaires marocains et « clandestins » turcs mènent deux batailles séparées en 1980. Si la CGT et la CFDT s’opposent toutes deux au durcissement de la législation relative aux étrangers, sur le terrain, les mobilisations des ouvriers agricoles du Loiret sont prisonnières de leurs stratégies de clientèle. Sans vouloir nier l’existence d’une réelle éthique de conviction chez les militants de base, il est frappant de constater que le nombre d’adhésions engrangées et les résultats aux élections professionnelles suivantes sont mis en avant par les syndicats lorsqu’ils font le bilan de la lutte. Tandis que la CFDT s’enorgueillit d’avoir recueilli 3 000 cartes supplémentaires dans le Sentier, la CGT souligne de son côté que « 300 adhésions, ça compte  » et reconnaît que les saisonniers marocains « ont permis de gagner des sièges aux prud’hommes et ont donc fait la différence  ».

Comme lors de la grève de la faim du Sentier, la mobilisation du Loiret se structure sur la base d’un collectif autonome. L’émergence d’un « leader » en la personne de M. Echahbouni (surnommé « Moustapha CGT » par ses collègues) joue un rôle important dans la formation du collectif de grévistes et l’intermédiation avec la CGT, alors qu’il n’a « pas d’expérience syndicale, ni au Maroc, ni en France ». S’il est composé exclusivement de saisonniers agricoles, le premier cercle se forme cependant en dehors des « fermes », la précarité statutaire et la dispersion spatiale rendant difficile toute organisation sur les lieux de travail. L’éclatement du collectif représente d’ailleurs un élément qui rompt avec le schéma protestataire « classique » des grèves d’OS, une spécificité de la mobilisation en milieu rural qui oblige les migrants à faire des lieux de vie et de sociabilité des espaces d’organisation.

Dimanche 20 avril 1980. M. Echahbouni et ses deux collègues de travail interpellent leurs compatriotes sur le marché. Une majorité de travailleurs consultés accepte de se réunir l’après-midi même au foyer Aftam de Saint-Jean-Le-Blanc qui héberge des Marocains originaires du Rif avec lesquels les saisonniers des « fermes » environnantes ont pour certains des relations de parenté. Quelques heures plus tard, 120 personnes sont ainsi rassemblées dans la salle commune du foyer de l’Île-de-Corse. Si M. Echahbouni est mandaté pour « tâter le terrain » auprès des organisations susceptibles de soutenir leur future mobilisation, le choix de la CGT s’impose rapidement car le syndicat a soutenu la lutte menée quelque temps auparavant par les résidents du foyer contre la hausse des loyers. En outre, l’union locale organise deux jours plus tard un « meeting de solidarité et de lutte français-immigrés contre les lois Bonnet-Stoléru » auquel se rend une délégation de saisonniers. « Nous y sommes allés en masse pour réclamer un soutien, ce qui fut accordé  », résume M. Echahbouni.

« Ses petits immigrés »

Forts de ce soutien, les saisonniers cherchent alors à élargir le groupe des travailleurs mobilisés. Car si les serristes des alentours d’Orléans sont les plus gros employeurs de main-d’œuvre, les maraîchers de plein champ de l’est du département emploient aussi des travailleurs saisonniers. C’est l’un des objectifs de la manifestation organisée le dimanche suivant à Jargeau. Pour le syndicat, l’événement a une double portée, comme le perçoit immédiatement un gréviste : « Si la CGT accepte de nous aider, c’est pour concurrencer la CFDT ; elle nous a fait croire que nous allions manifester notre solidarité avec les Turcs et en fait, elle nous a amenés à Jargeau pour démontrer qu’elle a aussi "ses petits immigrés"  ». Alors que les sans-papiers turcs sont rassemblés sous la halle du village, les saisonniers maghrébins défilent sur le mail, chacun scandant, non sans ironie, « Immigrés, solidarité !  » Finalement, seule la délégation CGT, flanquée d’élus communistes, est reçue en mairie.

Le lendemain, la CGT dépose en préfecture une liste de 167 travailleurs saisonniers à régulariser. Si, de son côté, la CFDT est également engagée au niveau national dans une démarche de régularisation au cas par cas, elle refuse toutefois dans un premier temps la proposition de la préfecture de laisser à la FNSEA le soin de recenser à la fois les sans-papiers turcs et les besoins des producteurs, ainsi que de centraliser les demandes de régularisation sur la base d’une promesse d’embauche. Cette orientation commune vers une résolution au cas par cas des deux conflits avance toutefois cachée sous le masque discursif de la recherche d’une hypothétique « solution globale » à laquelle chaque syndicat accuse l’autre d’avoir renoncé.

« Ça allait vite l’expulsion à l’époque »

Dimanche 5 mai. De 200 à 300 contrats ONI organisent une manifestation dans les rues d’Orléans aux cris de « Non aux contrats bidons !  » et votent la grève reconductible au cours d’une assemblée générale organisée dans la foulée à la Bourse du travail. C’est un tournant dans le mouvement, qui se déplace alors sur le terrain de la production à un moment où la saison bat son plein. Les revendications vont au-delà de la « simple » délivrance de cartes de séjour : requalification en CDI, meilleures conditions de travail, de logement etc. La réaction du patronat est violente. Le 6 au petit matin, un serriste demande l’intervention des gendarmes qui entrent dans les chambres des grévistes, fouillent leurs effets personnels et les somment de reprendre le travail. Quatre grévistes ayant semble-t-il répondu aux provocations patronales écopent de un à trois mois de prison et risquent donc l’expulsion. M. Echahbouni est particulièrement visé : « Un jour on a vu arriver deux Marocains dans une grosse voiture. On leur a envoyé les flics du coin qui les ont contrôlés et les gars leur ont alors sorti leur carte de l’ambassade du Maroc. Une autre fois, j’ai été convoqué au commissariat. J’y suis allé avec des militants de la CGT. À l’intérieur il n’y avait que des flics en civil. Le commissaire m’a montré une lettre du préfet me donnant 24 heures pour quitter le territoire. Quand j’ai refusé de signer, il m’a dit : "C’est pas grave. Je t’attraperai dehors un de ces jours". C’est sûr que si j’y étais allé tout seul, ils m’auraient expulsé directement au Maroc. Ça allait vite l’expulsion à l’époque.  »

Face à la répression, la lutte se déploie sur deux plans : un volet juridique tout d’abord, consistant en deux dépôts de plainte relatifs aux agressions subies et aux violations du droit du travail (insalubrité des logements, non-majoration des heures supplémentaires, non-paiement de la prime d’ancienneté et du repos compensateur, remboursement illégal de la taxe d’introduction ONI, retenues indues sur salaire…), ainsi qu’en l’organisation de la défense des grévistes incarcérés ; un volet politique ensuite, afin d’amplifier et de médiatiser la lutte, par le biais de manifestations quotidiennes. M. Echahbouni se souvient : « On faisait des réunions à la CGT, on s’organisait. Il y avait des relais dans chaque zone, des types qui comprenaient un peu ce que c’était un syndicat, à quoi ça servait. […] On faisait des tracts en français et en arabe. On allait sur les marchés, sur les exploitations le soir […] On a bénéficié d’un soutien sans faille de la CGT. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de réflexions par ci par là, des gens qui pensaient que le syndicat en faisait un peu beaucoup pour les saisonniers, mais bon globalement, on a été appuyés à fond.[…] La CGT nous apportait une expérience de la lutte, des connaissances en termes de droit et puis surtout mettait le conflit en lumière. Sinon, on aurait été la proie de la police tant marocaine que française.  »

Un « coup de poignard dans le dos des travailleurs »

Avec la médiation des services départementaux de l’inspection du travail, les négociations débouchent sur de timides avancées comme la revalorisation des salaires conventionnels, ainsi que des engagements sur le paiement des heures supplémentaires et sur l’application du droit du travail. Sur la question du passage en CDI en vue d’une « permanisation », l’administration s’en remet aux employeurs. Alors que la CGT juge ces avancées insuffisantes et reconduit la grève, la CFDT signe le 14 mai un protocole d’accord avec la FNSEA et la préfecture, prévoyant la création d’une commission tripartite chargée d’étudier les demandes individuelles de régularisation des Turcs « travaillant depuis longtemps dans l’agriculture du Loiret  » et bénéficiant d’un contrat de travail de douze mois. La CGT dénonce un « coup de poignard planté dans le dos des travailleurs  ». La situation au niveau local n’évoluera plus. L’administration du travail et la préfecture reconnaissent certes que les contrats saisonniers sont utilisés dans le cadre de cultures permanentes pour remplir des tâches non-saisonnières, mais elles se déclarent incompétentes pour requalifier les CDD en CDI en lieu et place du conseil des prud’hommes, ainsi que pour obliger les employeurs à demander la « permanisation » de leurs salariés.

Le conflit s’enlise malgré la radicalisation des modes d’action. Suite à des manifestations, les grévistes occupent les bureaux de la « Main-d’œuvre » et de l’Inspection du travail. Le 27 mai, après trois semaines de grève, la CGT organise un dernier baroud d’honneur. Environ 200 saisonniers manifestent à Paris devant le secrétariat d’État aux travailleurs manuels et immigrés. Reçue par un collaborateur de Stoléru, la délégation réclame la délivrance d’une carte de séjour d’un an et la transformation des contrats ONI en CDI. Le surlendemain, alors qu’à Orléans les grévistes ont de nouveau investi les locaux de l’administration départementale du travail pour maintenir la pression, le Secrétariat réaffirme le principe d’examen au cas par cas des demandes de permanisation exceptionnelle déposées par les employeurs et s’engage simplement à en assurer le suivi. Cette fin de non-recevoir sonne le glas de la grève. La reprise du travail est votée le 30 mai.

Si peu de choses ont été immédiatement acquises, les conséquences de la grève dans le temps en font toutefois un mouvement unique en son genre. Sur le plan des conditions de travail tout d’abord, le rapport de forces a permis une renégociation de la convention collective et certains gros patrons ont été condamnés par le conseil des prud’hommes. Pour l’accès au séjour « permanent », la question est plus délicate, car il existe peu de données fiables quant au nombre réel de grévistes ayant obtenu un titre de séjour. Un tract de l’UL-CGT de janvier 1982 affirme que « la permanisation touchera plus d’une centaine de travailleurs du maraîchage  » et que « sur 115 dossiers déposés, 53 sont d’ores et déjà acceptés  ». De son côté, M. Echahbouni, qui tenait alors une permanence à la CGT et qui accompagnait ses camarades en préfecture, se souvient que « comme ils avaient toutes les preuves nécessaires (contrats de travail, fiches de paie), ils ont pu avoir leurs papiers quand les socialistes sont arrivés au pouvoir. Presque tous les grévistes ont été régularisés d’une façon ou d’une autre  ».

La régularisation exceptionnelle de 1981-1982 a en effet ouvert deux voies d’accès au séjour. La première [3], classique, s’adresse aux sans-papiers munis d’un contrat de travail (M. Echahbouni obtiendra ainsi ses papiers grâce à une promesse d’embauche dégotée par la CGT dans les Bouches-du-Rhône). La seconde, plus inhabituelle et à ce jour inédite, s’adresse aux saisonniers et rétablit exceptionnellement la procédure de « permanisation » supprimée en 1974. La mise en place de cette seconde procédure découle directement de la mobilisation qui a secoué le Loiret un an et demi plus tôt, comme le laisse entrevoir l’exposé des motifs qui stipule que « du fait du caractère quasi permanent du travail effectué en France depuis plusieurs années par certains immigrés sous couvert de travail saisonnier, il apparaît équitable de permettre à ceux-ci d’échapper à la situation précaire qui est la leur  » [4]. Sur l’ensemble du territoire, elle permettra la délivrance de quelque 6 500 titres de séjour.




Notes

[1Tract CGT-FSM rédigé en arabe « On est tous concernés par la lutte des ouvriers agricoles marocains qui défendent leur dignité ! », juin 1980. Archives personnelles de M. Echahbouni. Traduction K. Kajja.

[2Office national d’immigration, devenu Office des migrations internationales (OMI) en 1988, puis Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem) en 2005 et Office français d’immigration et d’intégration (Ofii) en 2009.

[3Circulaire du 11 août 1981 relative à la régularisation de la situation de certains étrangers, JORF, 25 septembre 1981.

[4Circulaire du 20 novembre 1981 relative aux travailleurs saisonniers étrangers, JORF, 15 janvier 1982.


Article extrait du n°94

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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