Article extrait du Plein droit n° 128, mars 2021
« Apatridies »

1981, l’incendie de New Cross, un tournant dans l’histoire des Noirs britanniques

Mogniss H. Abdallah

Agence IM’média
Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1981, l’incendie d’une maison au 439 New Cross Road, dans le sud de Londres, provoque la mort de 13 jeunes Noirs et en blesse 27 autres. Qui a mis le feu ? On ne le sait toujours pas. À la suite d’une enquête inaboutie, la police est mise en cause pour son déni de toute motivation raciste. Le « New Cross Massacre » suscite un immense émoi et une mobilisation dans tout le pays, culminant avec le Black People’s Day of Action, qui rassemble 20 000 personnes. Quelques semaines après éclatent les émeutes de Brixton. Ces événements vont accélérer les changements pour la reconnaissance des communautés noires dans la société britannique.

Pour beaucoup, cet incendie meurtrier n’est pas un événement isolé. Il fait suite à de multiples attaques racistes dans le quartier de New Cross depuis les années 1970, attribuées au National Front ou à d’autres groupes d’extrême droite alors en expansion. Ainsi, le 3 janvier 1971, plusieurs personnes furent grièvement blessées au 47 Sunderland Road, à la suite d’une attaque au cocktail molotov contre une fête antillaise. Et un climat de tension endémique entre les jeunes Noirs et la police y règne depuis une violente descente, durant le week-end des 26-27 avril 1975, pour interrompre une blues dance sur Malpas Road. Prétextant les nuisances sonores, des policiers ont brutalement chargé les personnes présentes et détruit le matériel à coups de matraque. Tandis que certains sont embarqués, le musicien Jah Shaka se voit oralement notifier l’interdiction de jouer dans le sud de Londres avec son sound system [1].

L’idée que la police laisse faire le « paki-bashing » (chasse aux Pakistanais) et protège l’extrême droite est, en outre, très répandue depuis la mort de l’enseignant Blair Peach, tué par le Special Patrol Group (SPG) de la Metropolitan Police, lors d’une manifestation de l’Anti-Nazi League contre la tenue d’un meeting du National Front, le 23 avril 1979 à Southall, en plein quartier indo-pakistanais.

« Come what may, we are here to stay » [Quoi qu’il arrive, nous sommes ici pour rester !]

Quinze jours avant le drame de New Cross, la députée conservatrice de Birmingham, Jill Knigth, a déclaré que les trop bruyantes house parties, ces fêtes organisées par les Antillais dans leurs maisons, devraient être contrôlées voire interdites, faute de quoi des « actions directes » de la population pourraient survenir.

L’incendie est aussi perçu comme une conséquence du tour de vis contre l’immigration de Margaret Thatcher, Première ministre depuis 1979. Lors de sa campagne électorale, elle avait déclaré à la télévision que «  les Britanniques ont peur d’être submergés [swamped] par des gens de culture différente  » en provenance du New Commonwealth et du Pakistan, brandissant le chiffre épouvantail de 4 millions de nouveaux arrivants potentiels. Elle fut alors applaudie par Enoch Powell, politicien conservateur qui, en 1968, pour marquer son opposition au projet d’ajout de nouvelles mesures anti-discrimination (accès au logement, à l’emploi et aux services publics) dans le Race Relations Act de 1965, réclamait l’arrêt immédiat de l’immigration et la « ré-émigration » (ou rapatriement massif) dans un discours resté célèbre, dit « des fleuves de sang » (Rivers of Blood Speech). Faute de quoi il prédisait une guerre civile interraciale à l’américaine.

« Dans tout le pays, des milliers de Noirs ont en quelque sorte perçu ce qui s’est passé comme une métaphore de leur propre vécu, d’où une mobilisation massive », explique Ian Macdonald, un des avocats qui défendra bénévolement les familles de New Cross  [2]. Au lendemain de l’incendie, nombreux sont ceux qui se rendent sur les lieux pour exprimer leur solidarité avec les familles endeuillées et avec les survivants, ainsi que pour recueillir des informations circonstanciées sur les faits. Parmi eux, Darcus Howe et John La Rose, dirigeants de l’Alliance entre le Black Parents Mouvement, le Black Youth Mouvement et le collectif Race Today. Ils rencontrent Armza Gee Ruddock, propriétaire de la modeste maison incendiée et mère de deux des victimes, Yvonne, 16 ans, dont c’était l’anniversaire, et Paul, 22 ans. Décision est alors prise de constituer un comité d’action, le New Cross Massacre Action Committee (NCMAC). Ses objectifs : mener sa propre enquête sur le terrain, surveiller le déroulement de l’investigation policière sur l’incendie, interpeller le gouvernement sur son indifférence manifeste, mais aussi apporter un soutien psychologique et financier aux familles. D’autres groupes politiques, tels le Black Unity & Freedom Party et le Pan African Congress Movement (PACM Head start), rejoignent le comité. Son assemblée générale hebdomadaire, regroupant à la surprise générale des centaines de personnes, est ouverte à tous, y compris aux Indo-Pakistanais (Asians) et aux Blancs – Mme Ruddock a une ascendance indienne, et plusieurs des mères de victimes étaient blanches. John La Rose, choisi comme président du comité d’action, insistera sur l’indispensable unité entre Antillais, Africains et Indo-Pakistanais, jusque-là organisés séparément par communauté. La tentation qu’ont certains black nationalists de réserver les réunions aux seuls Noirs, Africains et Antillais, est fermement rejetée  [3]. « Black » est alors défini comme une identité politique au-delà de la couleur de peau ou de l’origine ethnique. Et un des mots d’ordre adoptés, « Come what may, we are here to stay [Quoi qu’il arrive, nous sommes ici pour rester] » traduit un sentiment grandissant d’appartenance à la société britannique, actant l’obsolescence du mythe du retour et la résistance à toute politique de rapatriement forcé.

Le NCMAC institue une commission d’enquête sur l’incendie, dite « Facts and Findings », et surveille les versions changeantes de la police sur les faits. La nuit même du drame, deux policiers ont affirmé à Mme Ruddock qu’un cocktail Molotov lancé depuis la rue est à l’origine de l’incendie. Un jeune Antillais témoigne pour sa part avoir vu quelqu’un jeter un objet vers la maison avant de s’enfuir en voiture. Mais, petit à petit, la version policière s’oriente vers un feu qui aurait pris depuis l’intérieur, accidentellement ou à la suite d’une dispute entre convives. En écho, la presse évoque alors une bagarre entre Noirs et le Daily Mail annonce leur prochaine arrestation  [4]. À l’origine de cette rumeur, les méthodes controversées de Graham Stockwell, le commandant de la Metropolitan Police en charge de l’investigation, qui aurait obtenu des aveux forcés de la part de jeunes Noirs présents à la fête. Ultérieurement, la théorie de la bagarre entre Noirs sera abandonnée, mais elle aura permis à la police d’écarter d’emblée toute motivation raciste dans l’incendie.

« 13 Dead, and nothing said  » [Treize morts, et pas un mot]

L’apport des sound systems et des musiciens donnera une dimension inédite à la campagne naissante. Si les moyens d’action militante traditionnels (réunions, tracts et affiches, manifestations, etc.) sont bien sûr de mise, le toasting ou improvisation verbale parle davantage à des jeunes peu portés sur la lecture. Les animateurs de sound system se démènent aux quatre coins du pays pour mobiliser leur public : la party, la piste de danse ou la salle de jeux se transforment en agoras aussi vibrantes que les veillées à la bougie, les piquets de grève ou les meetings. Des artistes, parfois personnellement liés aux victimes, alimentent la mobilisation par leurs chants, repris sur des 45tours dédiés. La playlist non exhaustive comprend Roy Rankin & Raymond Naptali, Sir Collins & His Mind Sweepers, Benjamin Zephania, Johnny Osbourne ou encore UB 40. Le dub-poet Linton Kwesi Johnson (LKJ), omniprésent dans le NCMAC, complétera cette liste avec son titre « New Crass Massahkah ».

De jeunes cinéastes s’engagent également, dont Imruh Bakkari et Menelik Shabazz, réalisateurs du film Blood Ah Gonna run, qui donne à voir et à entendre les participants à la journée nationale d’action dite Black People’s Day of Action, du 2 mars 1981. Au-delà des militants radicaux au look black power, des rastas et autres rude boys, on y découvre les gens ordinaires de Black Britannia : beaucoup de femmes noires, de différentes générations, de jeunes élèves portant encore leur uniforme scolaire, et des étudiants parfois venus de loin (des délégations importantes ont fait le déplacement depuis Manchester, Leeds, Bradford ou encore Bristol). Il y a aussi des travailleurs, dont un conducteur de bus qui a subitement rangé son véhicule afin de défiler, répondant ainsi spontanément à l’idée d’une « grève générale des Noirs ». Cette marche a en effet été appelée un lundi, journée travaillée, à contre-courant des habituelles manifestations organisées le week-end.

Arrivée à Blackfriars bridge, pont sur la Tamise en direction de la City, la marche est bloquée par la police. Mais son cordon est enfoncé par le camion équipé d’un sound system sur lequel sont juchés organisateurs et musiciens. Brandissant le nom ou le portrait des victimes, tous reprennent « 13 Dead, and nothing said », de Johnny Osbourne, un hymne désormais emblématique. « Treize morts, et pas un mot  ». Pas un mot de condoléances aux familles de la part de la reine ou de la Première ministre. Un silence qui choque, d’autant plus qu’après un incendie meurtrier dans une discothèque à Dublin, le jour de la Saint-Valentin, Margaret Thatcher et la reine ont aussitôt envoyé une lettre de sympathie, des membres de la famille royale se sont rendus en Irlande au chevet des blessés, et le Parlement a ajourné ses travaux en signe de deuil. Prévaut alors le sentiment que, pour les gouvernants, la vie des Noirs, elle, ne vaut rien  [5].

« Marée noire »

La réussite du Black People’s Day of Action est, selon le sociologue des Cultural studies Paul Gilroy, une « défaite symbolique » pour la police. Prédomine alors un esprit de revanche, bien servi par une grande partie de la presse tabloïd. Le Daily Mail titre ainsi dès le lendemain : « Quand la marée noire percuta la fine ligne bleue des forces de l’ordre » ; le Sun renchérissant sur une meute déchaînée  [6].

La contre-attaque policière ne va pas tarder : le 6 avril, elle lance à Brixton, autre quartier au sud de Londres, son Operation Swamp 1981, une dénomination se référant implicitement à la « submersion » déjà mentionnée par Thatcher en 1978. Plus de 120 policiers en civil occupent ostensiblement le terrain plusieurs jours de suite et procèdent à un millier de contrôles dits « stop & search », en vertu de la «  sus law » qui autorise les policiers à stopper, fouiller et arrêter tout personne soupçonnée de se préparer à commettre un délit. À la suite de plusieurs incidents isolés, le 10 avril, c’est l’explosion : plusieurs centaines de jeunes, noirs et blancs, s’en prennent violemment aux policiers déployés. Des voitures et des bâtiments sont brûlés sur l’artère principale, la Frontline. Des irruptions de violences similaires, qualifiées d’émeutes urbaines, se reproduiront l’été suivant, à Brixton ainsi que dans une trentaine de villes.

Face à l’ampleur de cette « insurrection », les autorités décident de se pencher sérieusement sur ses causes, et le Home Office (ministère de l’intérieur) charge Lord Scarman, doyen des juges britanniques, de lui remettre un rapport circonstancié. Rendu public le 25 novembre 1981, celui-ci évoque une « explosion spontanée de colère et de ressentiment chez les jeunes Noirs, dirigée contre la police » et reconnaît l’existence d’un « désavantage racial  » sur fond de chômage de masse. Il réclame une «  action urgente » et avance une série de recommandations pour une « discrimination positive » en matière de logement, d’éducation et d’emploi, qui seront suivies par l’adoption de mesures concrètes : sous la houlette du ministre Michael Heseltine, on assiste alors à une spectaculaire rénovation urbaine des quartiers («  inner cities ») par des investissements publics et privés massifs, et à l’essor d’une nouvelle classe moyenne noire, emmenée par les buppies (Black urban professionnals). Lord Scarman recommande le rétablissement d’un rapport de confiance entre la police et la population, par une cooptation de représentants communautaires, par le recrutement de policiers issus des différentes communautés noires et par une meilleure formation. Il demande également que les personnes interpellées aient droit, lors de leur interrogatoire (qui devra être enregistré), à la présence d’un avocat et à celle des parents pour les mineurs, préconisation reprise en 1984 dans le cadre du Police and Criminal Evidence Act. Enfin, il insiste sur la nécessité de constituer une commission indépendante pour traiter les plaintes à l’encontre de policiers, ouvrant ainsi la voie à la Police Complaints Authority, instituée en 1985. Le Home Office diligente des enquêtes régulières sur les violences racistes. Il faudra cependant attendre 1998 pour que le Crime and Disorder Act définisse les motivations racistes comme des circonstances aggravantes  [7].

Malgré ces avancées, Darcus Howe, qui a participé à la Brixton Defence Campaign pour l’amnistie générale des quelque 300 personnes arrêtées lors des émeutes, fustige dans le Times l’absence de remise en cause des contrôles «  stop & search », et le rejet de la notion de « racisme institutionnel ». Pour Lord Scarman, les faits de racisme avérés dans la police restent des actes individuels  [8].

En 1999, le rapport d’un autre juge, Sir William MacPherson, enquêtant sur la mort, six ans plus tôt, du jeune Stephen Lawrence à Londres et sur les préjugés de la police et de la justice à l’encontre de la famille et des témoins (comme dans l’affaire de New Cross, ces derniers ont été dédaignés, voire interrogés comme des suspects), admettra enfin la réalité d’un « racisme institutionnel » et demandera que les dispositions contenues dans la Race Relations Act soient étendues aux services de police et de justice, ainsi qu’à la santé publique, à l’éducation et à l’armée  [9]. Au nom d’un devoir d’inventaire, des affaires non résolues comme celle de New Cross devront aussi être réexaminées. Une deuxième inquest, enquête judiciaire sous l’autorité d’un coroner, est ainsi menée en 2004. Comme la précédente, en avril 1981, elle n’aboutit à aucune conclusion définitive.

« Black lives matter »

Quarante ans après, l’affaire continue à marquer les esprits, comme le dit Alex Wheatle, un des jeunes noirs emprisonnés lors des émeutes de Brixton en 1981 et devenu un romancier en vue. À l’entendre, le mouvement actuel Black Lives Matter en Angleterre trouve ses racines dans l’incendie meurtrier de New Cross. Si Black Lives Matter a repris avec vigueur au Royaume-Uni, dans la foulée de la protestation mondiale consécutive à la mort de George Floyd le 25 mai 2020 aux États-Unis, ce mouvement s’inscrit en effet dans une longue histoire de « nigger hunting » en Angleterre. On reparle ainsi des émeutes raciales de 1958 à Notting Hill ou encore du harcèlement policier contre des lieux de socialisation tel le Mangrove Restaurant au début des années 1970, épisode mis en scène avec brio par le réalisateur Steve McQueen  [10].

Deux longs métrages, Injustice (2001) et Ultra Violence (2020), réalisés par Ken Fero avec la participation de Tariq Mehmood (Migrant Media), rappellent par ailleurs que plus de 2 000 personnes sont mortes sous les coups de la police ces cinquante dernières années. Plusieurs des familles de victimes se sont regroupées dans l’United Families & Friends Campaign (UFFC). Parmi elles, Myrna Simpson, dont la fille, Joy Gardner, est décédée le 1er août 1993 à la suite d’une descente policière à son domicile en vue de l’expulser du pays. Originaire de Jamaïque, Joy Gardner était venue en 1987 rejoindre sa mère résidant en Angleterre depuis 1961 – elle fait partie de la Génération Windrush  [11]. Or, avec le British Nationality Act de 1981, le droit au séjour de cette génération est entravé, et, au fil des ans, les politiques migratoires n’ont fait qu’accentuer les restrictions au point d’ériger en doctrine officielle la notion d’« environnement hostile » pour les immigrés. Une hostilité qui, Brexit aidant, s’étend désormais aux résidents européens, Polonais notamment, avec des slogans du type « EU rats, Go home now », (Rats de l’UE, rentrez chez vous). L’histoire nous dira si les tentatives actuelles de faire cause commune autour du mot d’ordre « Nos vies comptent » porteront leurs fruits  [12].

New Cross 1981 : la bande-son




Notes

[1Cf. « Mek’ it Blow », Race Today Magazine, octobre 1975.

[2Britain’s Black Legacy, film, agence IM’média/Migrant Media, 1991.

[3John La Rose, in The New Cross Massacre Story, réédition NB & GPI, Londres, 2015.

[4« Killer blaze charge soon », Daily Mail, 25 février 1981.

[5cf. les archives du NCMAC, déposées au George Padmore Institute, Londres.

[6« When the black tide met the thin blue line » ; « The day the blacks ran riot in London », 3 mars 1981.

[7Cf. Gus John, in The New Cross Massacre Story, op. cit.

[8Darcus Howe, « My fears after this failure », The Times, 26 novembre 1981.

[9Mogniss H. Abdallah, « Grande-Bretagne. Le racisme institutionnel sur la sellette », Hommes & Migrations n° 1219, mai-juin 1999.

[10Small Axe, collection de films diffusés sur la BBC en novembre-décembre 2020 et désormais disponibles en français sur la plate-forme Salto. Deux nouveaux documentaires, Black Power (réal. Geotge Amponsah) et Subnormal, dans lequel Lyttanya Shannon traite du scandale des discriminations dans l’éducation, sont programmés courant 2021.

[11Du nom de ce célèbre paquebot (l’Empire Windrush) qui a débarqué les premiers migrants antillais de l’après-guerre 1939-1945 en Angleterre. « Royaume-Uni : qu’est-ce que la "génération Windrush" ? », Le Monde, 30 avril 2018.

[12D’ores et déjà, Black Lives Matter UK et l’UFFC annoncent l’organisation commune d’un tribunal des peuples, People’s Tribunal on police killings, en présence d’observateurs internationaux.


Article extrait du n°128

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Dernier ajout : mardi 27 avril 2021, 15:52
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