Édito extrait du Plein droit n° 141, juin 2024
« Travailler au péril de sa santé »
Une nouvelle atteinte à la liberté de circulation des étrangers : celle de sortir !
ÉDITO
C’est une lubie chez lui. Le Premier ministre n’aime pas que les étrangers s’en aillent. C’est peut-être sa principale différence avec son ministre de l’intérieur.
Lorsqu’il était ministre du budget, il considérait comme fraudeurs les étrangers qui touchaient des prestations et n’étaient pas suffisamment présents sur le territoire. « Nous allons augmenter la durée nécessaire de résidence en France pour percevoir le minimum vieillesse. Je travaille par ailleurs à le faire pour l’ensemble des allocations sociales [1]. » Ce fut fait, discrètement, à l’occasion de la réforme des retraites pour les bénéficiaires du minimum vieillesse (allocation de solidarité aux personnes âgées [Aspa]) [2]. Désormais, ils ne peuvent passer plus de trois mois au total par année civile dans leur propre pays [3].
Mais comme annoncé, et toujours au prétexte de lutte contre la fraude et les abus, il fallait donc étendre ce durcissement à d’autres prestations sociales.
S’agissant des prestations familiales, c’est acté depuis le décret du 19 avril 2024 [4] qui entrera en vigueur au 1er janvier 2025. Le Premier ministre reprend la proposition du ministre du budget qu’il était lorsqu’il souhaitait « harmoniser à neuf mois par an la condition de résidence en France pour l’accès aux prestations sociales (hors pensions) [...]. L’harmonisation à neuf mois par an des conditions de résidence permettra de mutualiser les contrôles entre organismes de protection sociale et renforcer leur efficacité ». Au moins cela s’appelle avoir de la suite dans les (mauvaises) idées.
Selon l’article 1er du décret « sont réputées avoir en France le lieu de leur séjour principal les personnes qui séjournent personnellement et effectivement sur le territoire métropolitain ou dans l’une des collectivités d’outre-mer mentionnées au premier alinéa :
1° Pendant plus de neuf mois au cours de l’année civile de versement pour les prestations mentionnées aux articles L. 512-1 et L. 815-1 ainsi qu’à l’article 2 de l’ordonnance n° 2004-605 du 24 juin 2004 simplifiant le minimum vieillesse ;
2° Pendant plus de six mois au cours de l’année civile de versement pour les autres prestations mentionnées au premier alinéa. »
Les prestations de l’article L. 512-1 du code de la sécurité sociale, désormais assujetties à la règle des neuf mois, sont donc les prestations familiales. Et celle de l’article L. 815-1 renvoie à l’Aspa.
Celles qui relèvent désormais de la règle des six mois sont les prestations maladie, invalidité ou encore l’assurance veuvage. Les aides personnelles au logement, elles, sont assujetties à une condition d’occupation effective du logement d’au moins huit mois par année civile, ce qui exclut des absences du territoire qui dépasseraient au total une durée de quatre mois durant l’année [5].
L’objectif officiel de cette réforme est de lutter contre la fraude aux prestations. Il serait donc frauduleux de passer quatre mois de congés dans son propre pays ? Ou, quand on est retraité, de passer l’hiver sous des cieux plus cléments ? En réalité, l’objectif est de piéger les intéressés. Il y a fort à parier qu’il n’y aura aucune réelle information du public concerné sur ces nouvelles durées. Qu’on ne voie pas ici un procès d’intention : dans le régime actuel de l’Aspa, rien n’est fait pour informer les bénéficiaires qu’ils perdront leur allocation s’ils s’absentent de France plus de trois mois.
Il va de soi que, pour qu’un tel durcissement atteigne ces objectifs, les services concernés ne vont pas se limiter à des déclarations sur l’honneur des intéressés. Pour le Premier ministre, l’une des solutions envisagées est l’accès par les organismes sociaux aux fichiers des compagnies aériennes ! C’est affirmé [6] et présenté dans le plan « Lutte contre toutes les fraudes aux finances publiques » : « La mesure consiste à permettre à certains agents des organismes de protection sociale et de la Direction générale des finances publiques (DGFiP), spécialement désignés et habilités, d’interroger l’Agence nationale des données de voyage (ANDV) sur des dossiers individuels. L’accès à certaines informations de l’application PNR (Passenger Names Record), qui regroupe les données de voyage, à savoir les données de réservation, d’enregistrement et d’embarquement des personnes présentes à bord des transports aériens, contribuera à renforcer la capacité d’action des caisses de sécurité sociale et de la DGFiP dans la détection de fraudes… [7] »
Peut-être qu’un jour, accessoirement, on pourra discuter de l’éligibilité à une aide sociale si on peut se payer un billet d’avion aussi coûteux.
Pour l’instant, ce deuxième temps de la réforme n’a pas été mis en œuvre, mais il s’imposera à coup sûr, sauf vigilance de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Peut-on y compter ? Rappelons que, pour l’ouverture des droits à la prise en charge des frais de santé par l’assurance maladie ou pour la détermination de la minorité, la même Cnil a accepté que la Caisse nationale de l’assurance maladie et les services d’évaluation de la minorité aient accès au fichier des demandeurs de visa, dit Visabio [8].
Vivement la puce électronique…
Hommage à Bertrand Delcros
Bertrand nous a quitté·es, le 8 mai 2024.
Il était arrivé au Gisti, en 2018, alors que l’association peinait à mettre à jour régulièrement une carte de France destinée à permettre aux personnes étrangères de trouver aisément des organisations locales pouvant leur apporter une aide juridique, ou bien des collectifs où trouver un peu de solidarité. Bertrand avait alors remis cette carte sur pied, puis l’avait considérablement enrichie.
Bertrand, qui avait aussi apporté son expertise d’ancien directeur juridique dans d’autres activités de l’association, faisait partie de ces membres que l’on voit et entend peu en réunion, mais qui fournissent, avec discrétion et modestie, un travail essentiel au Gisti.
Gentillesse, humilité et bienveillance sont les mots qui se sont rapidement imposés dans les discussions qui ont suivi, au sein du Gisti, l’annonce de son décès. On peut ajouter gaieté, tant Bertrand avait l’art d’apporter en permanence avec lui une belle ambiance, adressant à chacun⋅e un mot pour rire. Beaucoup gardent aussi en mémoire de passionnantes discussions.
À bien des égards, il va nous manquer.
Notes
[1] Tweet de Gabriel Attal (@GabrielAttal), 8 mars 2023.
[2] Loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, article 18, et décret n° 2023-752 du 10 août 2023.
[3] « Haro sur les Maghrébins âgés !! », Action collective, 23 avril 2023
[4] Décret n° 2024-361 du 19 avril 2024 relatif à la condition de stabilité de la résidence pour le bénéfice des prestations familiales, NOR : TSSS2405434D.
[5] Cette disposition existe depuis les années 1980. La condition d’occupation effective du logement peut aussi être remplie par le conjoint ou un enfant du bénéficiaire de l’aide au logement et il est possible d’y déroger pour diverses motifs : obligation professionnelle, raison de santé, cas de force majeure (code de la construction et de l’habitat, art. R. 822-23).
[6] « Allocations sociales : l’État veut utiliser les fichiers PNR pour détecter les fraudeurs vivant à l’étranger », Air Journal, 12 mars 2023.
[7] Mesure 22 du plan précité.
[8] Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. R. 142-4.
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