Article extrait du Plein droit n° 142, octobre 2024
« Loi immigration : xénophobie, toute honte bue »
Séparer les familles : la fin d’un tabou ?
Lisa Carayon
Maîtresse de conférence en droit, Université Sorbonne Paris Nord, laboratoire IRIS
Du fantasme d’un regroupement familial invasif au mythe du « grand remplacement », la question familiale est, de longue date, l’un des axes privilégiés des discours anti-migratoires. Malgré cette musique persistante, le principe du droit à vivre en famille sans être séparés restait, jusqu’à présent, relativement épargné par les réformes les plus récentes [1]. Certes, les couples et familles font toujours davantage l’objet de contrôles administratifs visant à évaluer la réalité de leurs liens personnels [2]. Les obstacles pratiques posés à la délivrance de visa comme de titres de séjour constituent déjà une difficulté majeure dans la protection des familles. Mais une idée n’avait jamais été remise en cause : celle selon laquelle le droit des migrations doit a minima préserver l’unité familiale.
Un nouveau cap a été franchi avec la loi Darmanin. Non pas dans les évolutions de la loi – qui n’a pas énormément évolué dans ce domaine en raison de la censure par le Conseil constitutionnel de la plus grande part des articles, en tant que cavaliers législatifs [3] – mais dans la progression de l’idée qu’il est tolérable, dans le cadre des politiques migratoires, de séparer les couples et les parents de leurs enfants. Car l’idée même de séparation n’a provoqué aucune levée de bouclier au Parlement, voire aucun débat.
Retour donc sur les deux aspects de ce nouveau texte : d’une part les modifications effectivement applicables, qui frappent essentiellement l’outre-mer et, d’autre part, les dispositions censurées, qui dessinent l’image d’un Parlement aveugle aux effets de ses votes.
Les nouveautés : haro sur l’outre-mer, haro sur les mères
Les dispositifs de la loi Darmanin touchant directement les familles, et qui n’ont fait l’objet d’aucun contrôle du Conseil constitutionnel, sont celles qui frappent Mayotte et la Guyane. L’article 82 de la loi, ajouté sans discussion en Commission mixte paritaire (CMP), conditionne ainsi les demandes de regroupement familial vers Mayotte à une présence régulière de trois ans, sous couvert d’un titre de séjour « d’une validité égale ou supérieure à cinq ans ». De plus, il introduit une nouvelle condition à la délivrance du titre de séjour « parent d’enfant français » [4] : que le parent français contribue à l’entretien et à l’éducation de l’enfant depuis la naissance de l’enfant ou depuis trois ans. Ces deux mécanismes, dérogatoires au droit applicable sur le reste du territoire, recèlent un pouvoir d’exclusion extrêmement important.
Le coup porté au regroupement familial vers Mayotte est plus violent que la formulation policée ne le laisse entendre. L’allongement de la durée de séjour préalable à la demande – trois ans contre deux en métropole – constitue une restriction évidente mais c’est surtout la nature du titre de séjour qui pose une condition insurmontable : un titre d’une validité de plus de cinq ans alors que le droit commun conditionne le regroupement à un titre de plus d’un an – autrement dit, tous les titres, à l’exception des autorisations provisoires de séjour [5]. On perçoit ici l’hypocrisie du texte car quels titres de séjour ont, en pratique, une validité de plus de cinq ans ? Uniquement les cartes de résident et quelques titres marginaux (carte retraités, résident permanent, etc.). Or, la carte de résident est attribuée sous condition de durée de séjour en France, de ressources, de niveau de langue, etc [6]. De fait, les cartes de résident sont extrêmement peu délivrées à Mayotte – même si l’absence de publication des chiffres mahorais de délivrance des titres de séjour rend impossible d’en évaluer précisément le nombre [7]. Par conséquent, les rares personnes qui pourront prétendre au regroupement familial ne pourront le demander qu’après une très longue séparation d’avec leurs proches.
La seconde attaque menée contre les familles frappe les parents d’enfants de nationalité française et, plus précisément, les femmes. Pour rappel, afin de bénéficier d’un titre de séjour en tant que parent d’enfant français, le parent étranger doit démontrer qu’il contribue effectivement à l’entretien et à l’éducation de cet enfant depuis sa naissance ou depuis deux ans. En outre, depuis 2018, il doit prouver que le parent français qui a établi sa filiation par reconnaissance contribue également aux besoins de l’enfant. Cette disposition est déjà constitutionnellement contestable dans la mesure où, parce que seuls les hommes établissent leur filiation ainsi, elle n’impose de fait cette condition supplémentaire qu’aux mères étrangères d’enfants français [8], ainsi à la merci du père de leur enfant pour fournir les documents nécessaires à leurs démarches.
Le nouveau texte issu de la loi Darmanin ajoute donc, uniquement pour Mayotte et la Guyane, une condition de durée d’entretien et d’éducation de l’enfant de la part du parent français : depuis la naissance ou depuis trois ans. La disposition accentue donc cette situation absurde où la légalité du séjour des mères dépend de la diligence des pères non seulement à remplir leurs obligations mais donc aussi, désormais, à faire établir leur filiation dès la naissance. En effet, si le père français ne reconnaît pas l’enfant immédiatement – et quand bien même il remplirait, à compter de cette reconnaissance, l’ensemble de ses obligations civiles – la mère ne peut bénéficier d’un droit au séjour avant l’expiration d’un délai de trois ans, alors même que ni la filiation ni la nationalité de l’enfant ne sont contestées. Cette disposition construite en commission ne semble pas avoir été discutée, ni même peut-être comprise, par les parlementaires.
Certes, ce nouveau mécanisme n’aura pas directement pour effet de diviser les familles dans la mesure où les mères étrangères d’enfants français sont, par principe, protégées contre l’expulsion sans qu’il soit nécessaire de démontrer la contribution du parent français à l’entretien de l’enfant. Mais ces femmes ont, en revanche, perdu la protection contre l’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le résultat de ce nouveau texte sera donc, au mieux, de maintenir les mères célibataires dans une situation d’illégalité, les privant, et donc privant leurs enfants, de ressources. Ou comment construire la misère de toutes pièces.
Une dernière disposition de la loi doit être étudiée, non dans sa rédaction mais dans son application concrète : l’interdiction du placement en rétention des enfants au profit d’une assignation à résidence des adultes accompagnés de mineur·es. Cette nouvelle interdiction semble favorable aux enfants et aux familles, mais dans sa circulaire du 5 février 2024 [9], Gérald Darmanin précise qu’il « demeure toujours possible de placer en centre de rétention administrative (CRA) ou local de rétention administrative (LRA) un des deux parents en vue d’un retour forcé, [dans le cas d’]un couple d’étrangers en situation irrégulière accompagné d’enfants mineurs, et d’assigner à résidence l’autre parent qui accompagne les enfants ». Séparer enfants et parents n’est donc pas un problème, et nul doute que l’application concrète de cette disposition distribuera les rôles selon une approche patriarcale du droit : les hommes en CRA et les femmes assignées à résidence, seules avec leurs enfants.
Bientôt séparer sans scrupules ?
Pour radicales que semblent ces premières dispositions, elles ne sont rien face à celles qui furent censurées en tant que cavaliers législatifs. Pourquoi, dès lors, en parler ? Précisément parce que, invalidés pour des motifs procéduraux et non de fond, ces textes doivent être examinés pour ce qu’ils représentent : de nouvelles opinions qui ont pu franchir la barre d’un vote au Parlement sans que ne s’élève contre elles la moindre objection de principe. Trois tabous sont ici tombés : limiter les possibilités d’unité familiale des Français·es, introduire un critère d’âge des conjoints dans le regroupement familial et, enfin, séparer les enfants réfugiés de leur famille.
Première étape donc : l’article 6 de la loi qui subordonnait l’obtention d’un titre de séjour pour les personnes étrangères mariées avec des Français·es à des ressources stables, régulières et suffisantes, à un logement considéré comme normal et à une assurance maladie. Cette disposition, introduite par un amendement non discuté au Sénat, a été justifiée par une volonté d’élargir aux conjoint·es de Français·es les conditions applicables au regroupement familial mais dans une perspective inversée, où ce n’est pas le demandeur ou la demandeuse du regroupement mais son bénéficiaire qui doit démontrer son indépendance financière. L’exposé des motifs de l’amendement affirmait ainsi : « S’il est inenvisageable de faire peser sur les Français concernés des obligations ayant trait à leur niveau de ressources ou leurs conditions de logement, il est difficilement justifiable que leurs conjoints étrangers puissent séjourner régulièrement en France sans autre condition que la communauté de vie, au risque de faire parfois peser sur la communauté nationale le poids de leur assimilation à celle-ci. Au surplus, ce cadre juridique peut ouvrir la voie à des mariages frauduleux ou insincères. » Outre que le lien entre ces dispositions et le contrôle de la sincérité des mariages est plus que distendu, on perçoit également difficilement comment serait évalué le niveau de revenus et la qualité du logement des personnes étrangères en France, sans que cette exigence ne soit portée, en partie du moins, par les conjoint·es français·es. Une telle disposition, sous prétexte de favoriser l’immigration de personnes « intégrables », conduit en fait indirectement à une forte discrimination de classe mais aussi, nécessairement, de race ou d’état de santé : les couples les plus pauvres mais aussi les personnes handicapées, les personnes ayant cessé leur activité professionnelle pour prendre en charge un proche dépendant ou un enfant, celles qui perçoivent de faibles retraites, seraient ainsi privées de titres de séjour en tant que conjoint·es de Français·es. Un mécanisme qui exclurait donc en priorité les femmes. Au surplus, la disposition créerait une nouvelle « discrimination à rebours » en imposant aux Français·es des conditions de « regroupement » moins favorables qu’aux ressortissantes et ressortissants communautaires. Mais au-delà de ces absurdités, la disposition franchit surtout un cap important dans le fait d’imposer aux nationaux en couple avec des personnes étrangères des obstacles, de fait presque infranchissables, pour assurer leur unité familiale. Une sorte de marginalisation des familles « mixtes » [10] où les Français·es qui s’allient avec l’étranger font l’objet d’une forme de répression par contamination.
Cette limitation du rapprochement familial des Français·es devait cependant, et presque mécaniquement, s’accompagner d’une restriction de droits pour les personnes étrangères. L’article 3 du texte introduisait ainsi un âge plancher tant pour les demandeurs et demandeuses que pour les bénéficiaires du regroupement familial, qui ne pouvait être demandé avant les 21 ans de chacun des deux membres du couple. Là encore, la disposition avait été introduite par voie d’amendement au Sénat (n° 621) et n’a pas été discutée. Sa justification dans l’exposé des motifs est, de nouveau, surprenante. Comme l’autorise la directive 2003/86/CE du Conseil de l’Union européenne du 22 septembre 2003, le rehaussement de l’âge visait à « assurer une meilleure intégration et [à] prévenir des mariages forcés ». S’il fallait se soumettre à la logique de ce discours, il serait tentant d’avancer que si la personne regroupée fait l’objet d’un mariage forcé, mieux vaut peut-être qu’elle puisse le dénoncer en France le plus tôt possible plutôt que de rester mariée contre son gré dans le pays d’origine. De plus, comment comprendre que retarder l’arrivée en France des conjoint·es de nationalité étrangère facilite leur intégration ?
On notera, en outre, que l’introduction d’un âge plancher pour le regroupement conduirait, dans certains cas, à des fractures familiales difficilement justifiables. Ainsi, une personne étrangère de 21 ans résidant en France et remplissant les conditions du regroupement familial mais mariée à une personne de 18 ans devrait attendre trois ans pour entamer la procédure. Plus grave, le législateur, obsédé de diminuer le nombre de personnes bénéficiant du regroupement, n’a pas imaginé l’hypothèse selon laquelle le couple demandeur serait parents des mêmes enfants. En effet, en application de l’article L. 434-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), le regroupement ne peut, par principe, être demandé au seul bénéfice des enfants. Si l’un des deux parents est âgé de moins de 21 ans, le regroupement, qui ne pouvait être sollicité à son bénéfice, ne peut l’être non plus au bénéfice des enfants, lesquels sont soumis de fait à une séparation prolongée avec le parent résidant en France, en contradiction avec le prétendu objectif « intégratif » du texte.
Enfin, une dernière disposition illustre à merveille l’indifférence du pouvoir législatif pour la relation parent-enfant des personnes étrangères : des textes d’une violence inouïe contre les personnes sont aujourd’hui votés sans le moindre débat sur leurs effets. Ainsi, l’article 65 de la loi, en modifiant les articles L. 561-3 et L. 561-4 du Ceseda, excluait du bénéfice de la réunification familiale – dont on rappelle qu’elle ne concerne que les personnes sous protection internationale – d’une part, les enfants mineurs « ayant constitué leur propre cellule familiale » et, d’autre part, les frères et sœurs des enfants bénéficiaires d’une protection internationale. Ces deux dispositions sont issues de l’examen du texte par le Sénat : la première provient d’un amendement gouvernemental (n° 599), la seconde d’un sous-amendement sénatorial (n° 644) ayant bénéficié d’un avis favorable du gouvernement. Aucune discussion n’a précédé leur rédaction.
Quelles conséquences auraient eu ces textes sans la censure du Conseil constitutionnel ? En l’absence de définition de la notion de « cellule familiale », ils devaient sans doute signifier, a minima, que le mariage d’un enfant mineur ou le fait que cet enfant devienne lui-même parent aurait conduit à l’exclure du bénéfice de la réunification. Cette exclusion systématique aurait pu être gravement préjudiciable aux personnes puisque le texte ne distinguait pas les circonstances dans lesquelles ladite cellule familiale a été constituée. Quid alors du mariage forcé de mineures ? De la naissance d’enfants non-désirés, voire issus de viols ? Alors même que la protection contre les mariages contraints était la justification avancée pour relever l’âge du regroupement familial, ce motif disparaît lorsqu’il s’agit de protéger les filles de personnes réfugiées – pourtant infiniment plus susceptibles d’y être exposées…
La suppression de la possibilité, pour les mineures et mineurs réfugiés, de demander la réunification familiale non seulement de leur parents mais aussi de leur frères et sœurs mineur·es aurait conduit à des situations particulièrement inhumaines. Les parents d’enfant bénéficiant d’une protection internationale auraient ainsi été confrontés à un choix impossible : rejoindre ou demeurer en France avec leur enfant réfugié – dont le statut lui interdit de retourner dans son pays d’origine – mais en laissant seuls à l’étranger leurs autres enfants mineurs ; demeurer à l’étranger avec leurs autres enfants en laissant seul leur enfant résidant en France ou séparer la cellule familiale en décidant qu’un parent résidera dans chacun des pays.
Comment concevoir que des parlementaires aient pu, sans discussion, sans opposition, voter de pareilles dispositions ? L’analyste hésite, comme trop souvent, entre le procès en incompétence – le Parlement ne comprend pas ce qu’il vote – et le procès en malveillance – il sait parfaitement ce qu’il fait. Opter pour l’ignorance béate des parlementaires procède sans doute d’une trop douce naïveté. Si séparer les parents de leurs enfants n’est plus une digue, la vague est sans doute trop haute pour qu’on espère encore lui faire barrage.
Notes
[1] Les lois « Pasqua » avaient cependant considérablement compliqué la régularisation « sur place » des familles arrivées hors du regroupement. Sur l’histoire du regroupement familial et sa restriction à compter de l’indépendance de l’Algérie, voir notamment : Muriel Cohen, « Contradictions et exclusions dans la politique de regroupement familial en France (1945-1984) », Annales de démographie historique, n° 128, 2014. Sur les discours hostiles au regroupement familial, voir « Le “piège” du regroupement familial », Plein droit n° 69, 2006.
[2] Sur le contrôle des couples voir par exemple : Anne Wyvekens, « Justice familiale et “mariages migratoires”. Observations dans deux tribunaux français », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 86, 2021. Sur les parents, voir dans le même volume : Lisa Carayon, « Parents suspects. Stratégies de contrôle des personnes étrangères parents d’enfants français ».
[3] La présente contribution reprend pour partie les arguments que l’autrice avait proposés comme « porte étroite » devant le Conseil constitutionnel. Disponible en ligne : Tout sur la loi immigration intégration asile du 26 janvier 2024
[4] Ceseda, art. L. 441-4 (pour la Guyane) et L. 441-7 (pour Mayotte).
[5] Ceseda, art. L. 434-2.
[6] Sur les difficultés propres à Mayotte dans ce domaine, voir : Défenseur des droits, Établir Mayotte dans ses droits, 2020, p. 38 et s.
[7] Une question parlementaire sur ce point, déposée le 20 février 2024 (n° 15479), est restée sans réponse du fait de la dissolution de l’Assemblée nationale le 11 juin 2024.
[8] Voir notre analyse de ce dispositif : « Parents suspects », op. cit.
[9] Circulaire du 5 février 2024 relative à la fin du placement en rétention des étrangers mineurs, NOR : IOMV2402702J.
[10] Sur la difficile notion de « couples mixtes », voir Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, La Découverte, 2024.
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