Article extrait du Plein droit n° 142, octobre 2024
« Loi immigration : xénophobie, toute honte bue »
L’État de droit au crible de la lutte contre l’immigration
Jacques Chevallier
Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
La campagne pour l’élection présidentielle de 2022 a été marquée par une large offensive contre l’État de droit, tous les candidats de droite et d’extrême droite s’étant déclarés prêts à suspendre certaines des garanties qu’il offre au nom de la « souveraineté nationale » et de la « lutte contre l’immigration ».
Ce discours est tenu par une série d’acteurs, situés dans des champs différents. Dans le champ politique, il sert de marqueur politique à la droite qui l’utilise comme argument pour contester des choix gouvernementaux et soutenir des propositions de réformes institutionnelles ; il est désormais assumé au sein même du gouvernement entré en fonction le 23 septembre 2024. Relayé par des juristes et des intellectuels soucieux de réhabiliter le volontarisme politique, le propos a trouvé un large écho dans les médias.
Ce débat autour de l’État de droit est en grande partie polarisé sur les questions migratoires, dont voici quelques exemples. La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur la loi Darmanin le 25 janvier 2024, expurgeant le texte voté par le Parlement – presque exclusivement pour des motifs de procédure au demeurant – d’un grand nombre de ses dispositions a ainsi suscité de vives réactions. On a dénoncé un « coup d’État de droit » (Laurent Wauquiez), un « coup d’État institutionnel » (François-Xavier Bellamy), un « coup de force du juge » (Jordan Bardella), un « hold-up démocratique » (Éric Ciotti) ou encore une « prise d’otage institutionnelle » (Bruno Retailleau), la décision ayant « vidé de son contenu une loi votée par les deux tiers des parlementaires soutenus par les Français » (Laurent Wauquiez). Le rejet, trois mois plus tard, d’une demande d’organisation d’un référendum d’initiative partagée visant à réformer, dans le sens qu’on imagine, l’accès des étrangers aux prestations sociales entraînera des critiques comparables, de même que la décision du 28 mai 2024 déclarant inconstitutionnelle l’exclusion des personnes étrangères en situation irrégulière de l’accès à l’aide juridictionnelle.
L’incapacité de l’État de droit à répondre de manière satisfaisante au défi de l’immigration justifierait ainsi, aux yeux de ses contempteurs, une inflexion des principes qui sont à la base de son fonctionnement. Sur quoi s’appuie ce raisonnement ?
L’État de droit, entrave à la politique migratoire
Tel qu’il est conçu, l’État de droit serait incapable de répondre au défi posé par la pression migratoire. Cette incapacité résulterait de la conjugaison de deux phénomènes : la conception de la hiérarchie des normes issue de l’intégration du droit international et du droit européen ; le pouvoir que les juges se seraient arrogé en s’appuyant sur cette architecture de l’État de droit [2].
La conception extensive de l’État de droit a entraîné l’intégration d’un droit supranational dans la hiérarchie des normes. Le droit de l’immigration en constitue un cas emblématique, les politiques migratoires étant encadrées par des normes internationales de plus en plus nombreuses, comme la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) ou encore les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), et par les règlements et directives de l’Union européenne (UE).
La primauté reconnue au droit de l’UE par la Cour de justice (CJUE) dans sa décision Costa/Enel de 1964 aboutit à priver le droit national de sa portée puisque la validité d’une loi relative à l’immigration dépend désormais de sa conformité aux normes arrêtées au niveau européen. La CEDH entraîne des effets comparables, les principes qu’elle pose tels qu’interprétés par la Cour de Strasbourg étant de plein droit applicables aux étrangers : ainsi le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5) limite les motifs légitimes de privation de liberté et impose l’octroi de garanties de procédure en cas de détention ; l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (art. 3) peut être invoquée pour contester les conditions d’un placement en rétention ou en zone d’attente, ou encore l’expulsion d’un étranger dès lors qu’il risquerait d’être soumis à de tels traitements dans le pays de renvoi ; le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8) amenuise les marges de manœuvre des autorités nationales pour accorder ou refuser le droit au séjour. Plus généralement, l’interdiction des discriminations dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention (art. 14) peut être invoquée par les étrangers, les dérogations n’étant admissibles qu’à condition qu’elles soient justifiées et proportionnées.
L’irrésistible ascension du pouvoir des juges
Tandis que les Cours de Luxembourg et de Strasbourg, par l’interprétation qu’elles donnent du droit européen, limiteraient la souveraineté de l’État, les juridictions internes exerceraient, elles aussi, une emprise croissante sur le processus de production du droit, celui-ci se construisant de plus en plus en dehors de la loi, voire contre elle. La jurisprudence aurait amputé la liberté de choix des autorités politiques dans une série de domaines, à commencer par celui de l’immigration, au nom de la garantie des droits et de la protection des libertés.
Cette critique vise en premier lieu l’emprise que le Conseil constitutionnel détient sur la loi : la volonté souveraine du peuple, exprimée par la voie de ses représentants, tend à se déplacer vers un organe juridictionnel dépourvu de légitimité démocratique. L’invalidation par le Conseil de certaines dispositions votées par le législateur compromettrait l’efficacité de la politique décidée en matière d’immigration. La décision rendue le 25 janvier 2024 sur la loi Darmanin a ainsi été dénoncée comme l’expression du « gouvernement des juges », et conduit à se demander s’il est « encore possible de légiférer en matière d’immigration [3] ». Les mêmes critiques ont été formulées contre la décision du 28 mai 2024 concernant l’aide juridictionnelle pour les personnes en situation irrégulière : « encourageant l’immigration irrégulière » et « faisant prévaloir les droits des individus sur les intérêts de la Nation » (Bertrand Mathieu), le Conseil « s’enfonce toujours un peu plus dans une dangereuse dérive idéologique qui met en danger notre Nation » (Éric Ciotti) [4].
La dénonciation de la montée en puissance des juges concerne aussi les ordres juridictionnels administratif et judiciaire, et plus particulièrement le Conseil d’État. Le rôle que celui-ci est amené à jouer en tant qu’« arbitre des libertés fondamentales » est devenu plus visible à la faveur de l’introduction du référé-liberté, qui le conduit à prendre position en temps réel sur des sujets sensibles, à commencer par l’immigration. Quelques juristes de renom ont ainsi pris la plume, dans Marianne [5], pour critiquer avec virulence l’ordonnance par laquelle le Conseil d’État avait enjoint au ministre de l’intérieur d’organiser dans les meilleurs délais le rapatriement d’un demandeur d’asile ouzbek [6]. La mesure d’expulsion avait en effet été exécutée en violation d’une décision de la CEDH demandant à la France de surseoir à cette mesure en raison des risques de traitements inhumains ou dégradants auxquels le requérant serait exposé en cas de retour dans son pays. La charge visait à la fois la Cour, qui ferait passer la sécurité collective des citoyens « après celle d’un étranger qui n’a pas d’attaches en France et adhère à une idéologie hostile aux valeurs de la société française », et le juge administratif qui, notamment grâce à la procédure du référé, se serait vu « ouvrir par le législateur un nouvel horizon : la capacité de dicter sa conduite à l’administration au nom des libertés ».
Repenser l’État de droit pour faire face à la pression migratoire
Sans remettre frontalement en cause le système de l’État de droit, il conviendrait donc, nous dit-on, de réévaluer son contenu afin d’éviter de saper les orientations de la politique migratoire décidées par les élus de la Nation.
La question migratoire devrait être traitée dans un cadre juridique rénové, redonnant aux autorités politiques nationales la responsabilité essentielle des choix et limitant le pouvoir que se sont arrogé les juges. La proposition de loi constitutionnelle « citoyenneté-identité-immigration » déposée le 25 janvier 2024 à l’Assemblée nationale par le groupe Rassemblement national pose clairement les termes de la mutation envisagée [7].
À défaut de remettre en cause la primauté des normes transnationales, désormais inscrite dans le système de l’État de droit, il faudrait à tout le moins, selon eux, desserrer le carcan juridique qu’elles font peser sur le droit national. La dénonciation ou la renégociation de certains des engagements internationaux consentis par la France ainsi que des traités européens devrait contribuer à la réalisation de cet objectif ; la réforme des procédures et des institutions de l’UE, le strict encadrement de ses compétences et l’arrêt de tout nouveau transfert permettraient de bloquer l’emprise croissante du droit européen ; la suspension de la participation de la France à la CEDH pourrait même être envisagée. À côté de cette voie politique, dont l’efficacité (et la faisabilité ?) reste aléatoire, des moyens d’action juridiques sont envisagés, tels que la suspension unilatérale de telle ou telle règle du droit européen, voire la neutralisation des effets de la Convention européenne en mettant fin au recours individuel devant la Cour de Strasbourg [8].
Un bouclier constitutionnel contre le droit européen
Plus généralement, l’idée d’un « bouclier constitutionnel » permettant de faire obstacle à l’application intégrale du droit de l’Union est avancée. Si le Conseil constitutionnel a posé une limite à la primauté du droit européen à laquelle pourrait faire obstacle la préservation de l’« identité constitutionnelle de la France », il conviendrait de consolider et d’étendre cette réserve [9] : la Constitution devrait consacrer le droit inaliénable et souverain de la France à « protéger l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire national » ainsi qu’a « protéger l’identité et la sécurité du peuple français sur le territoire national » (ajout à l’article 88-1 de la Constitution). Tout en respectant l’État de droit, une telle révision constitutionnelle permettrait de « restituer aux pouvoirs publics des marges de manœuvre dans des domaines où existent des obstacles constitutionnels à l’efficacité des politiques publiques », à commencer par la politique migratoire.
Il conviendrait cependant d’aller plus loin, par l’affirmation de la primauté de la Constitution et du droit national sur le droit international et le droit européen : cette idée trouve un large écho dans le champ politique, comme l’a montré la campagne pour l’élection présidentielle en 2022, et elle est au cœur du programme du Rassemblement national. « Norme suprême de l’ordre juridique français », s’imposant aux pouvoirs publics, à l’administration et aux juridictions, la Constitution serait supérieure aux normes internationales : « Aucun engagement international de la France, aucune règle du droit international public ou de la coutume internationale ni aucune décision d’une juridiction internationale ne peut avoir pour effet de remettre en cause la Constitution » (ajout à l’article 1er de la Constitution) ; et les citoyens devraient se voir accorder le droit de demander aux juges, à l’occasion d’une instance en cours, de faire respecter cette primauté, dès l’instant où leurs droits et libertés ou la souveraineté nationale sont en cause.
Corrélativement, les traités ne disposeraient plus d’une supériorité de principe sur les lois (nouvelle rédaction de l’article 55) : des lois organiques seraient appelées à décider de l’autorité des traités en droit interne, en modulant leur force, voire en empêchant qu’ils soient invoqués dans certains contentieux comme celui de l’immigration, et à fixer l’autorité des principes généraux du droit international public et de la coutume internationale. La politique migratoire redeviendrait, de ce fait, une affaire nationale, l’inscription des grands principes qui la sous-tendent dans la Constitution assurant leur prévalence par rapport aux règles européennes, ainsi que leur application au niveau législatif.
Les questions de « la maîtrise de l’immigration, [de] la protection de la nationalité et de l’identité française » pourraient ainsi être introduites dans la Constitution par la voie d’un référendum organisé sur la base de son article 11.
Sauvegarder l’« identité française »
Il s’agirait en tout premier lieu de « préserver le peuple français de la submersion migratoire » en inscrivant dans la Constitution une disposition qui mette la politique migratoire à l’abri des pressions extérieures. La crainte d’un « grand remplacement » avancée en 2010 par Renaud Camus, s’alarmant d’un processus de substitution de la population française par une population non européenne, fréquemment reprise à l’extrême droite, se profile derrière cette exigence. La modification de la Constitution viserait à y inscrire les objectifs de contrôle de l’entrée des étrangers sur le territoire national, de développement des mesures d’éloignement face à l’immigration illégale, de répression des entrées illégales et des aides qui leur sont apportées. Parallèlement, le regroupement familial pourrait être interdit ou limité par la loi et les prestations sociales non-contributives réservées aux nationaux ou soumises à des conditions fixées par la loi, la « préférence » ou « priorité » nationale étant « gravée dans le marbre constitutionnel ». Les binationaux se verraient privés de l’accès à certains emplois.
Plus généralement, l’importance des flux migratoires justifierait que soit réaffirmée dans la Constitution l’existence d’« une seule et unique communauté nationale », impliquant le respect par tous d’un ensemble de règles et de valeurs communes. Cette préoccupation – qui s’étend, depuis la loi anti-séparatisme du 24 août 2021, aux associations sollicitant une subvention publique – va bien au-delà de l’extrême droite, comme en témoigne la loi du 26 janvier 2024 qui conditionne la possession d’un titre de séjour à la signature d’un « contrat d’engagement au respect des principes de la République », se substituant à l’ancien « contrat d’intégration républicaine ». Il conviendrait d’aller plus loin : les étrangers étant invités à « faire corps avec la Nation » en devenant « pleinement Français », la condition d’« assimilation à la communauté nationale » pour être naturalisé devrait être désormais inscrite dans la Constitution et les autres conditions insérées dans une loi organique (nouvel article 2-1).
Si l’affirmation de la prééminence de la Constitution sur le droit européen suffirait, pour ses partisans, à marquer un coup d’arrêt à l’activisme des juges européens, le statut du juge constitutionnel devrait corrélativement être revu. Sans remettre en cause son existence, une réforme constitutionnelle permettrait de limiter l’impact de sa jurisprudence en matière d’immigration : d’une part, en énumérant avec précision, dans la Constitution, les normes auxquelles le Conseil peut se référer dans le cadre de son contrôle, de manière à éviter une politique jurisprudentielle trop souvent passée par la découverte de nouveaux principes, à l’image des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » ; d’autre part, en inscrivant dans la Constitution la possibilité, pour le Parlement, de « passer outre » une jurisprudence paralysante et d’avoir le dernier mot en cas de déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi, par un vote du Parlement réuni en Congrès à la majorité des deux-tiers ou des trois-cinquièmes.
Soyons lucides : si la dénonciation de l’entrave que l’État de droit représente pour la politique migratoire se situe d’abord à la droite du champ politique, le thème connaît une plus large diffusion, bénéficiant de la caution de certains juristes et d’intellectuels. La force agissante de ce discours ne saurait être sous-estimée : la critique des implications d’un système accusé de contredire la puissance souveraine du peuple et d’entraver le pouvoir de décision des gouvernants crée en effet un terreau fertile pour la remise en cause de la dimension protectrice de l’État de droit, déjà bien affaiblie lorsqu’il s’agit des étrangers.
Notes
[1] Gisti, Faillite de l’État de droit ? L’étranger comme symptôme, coll. Penser l’immigration autrement, 2017.
[2] Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges, Gallimard, Coll. Le Débat, 2022.
[3] Jean-Éric Schoettl, Jean-Pierre Camby, « Face à l’immigration, le Parlement peut-il encore légiférer ? », Le Figaro, 26 janvier 2024 ; Anne-Marie Le Pourhiet, Marianne, 26 janvier 2024.
[4] Respectivement Atlantico.fr, 30 mai 2024 et l’Opinion, 29 mai 2024.
[5] Marianne, 13 décembre 2023. Parmi les signatures, on trouve celle de Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, mais aussi celles d’une ancienne membre du Conseil constitutionnel, d’une ancienne bâtonnière de l’Ordre des avocats de Paris, de deux avocats aux Conseils.
[6] CE, 7 décembre 2023, n° 489817.
[7] Doc. AN n° 2120. Les citations qui suivent sont extraites de la proposition de loi du RN ou de son programme. Voir aussi : Marine Le Pen, Pour que vive la France, Éd. Jacques Grancher, 2012 ; « Projet pour la France », 2022 ; Éric Zemmour, « Pour que la France reste la France. Mon programme », 2022 ; Jordan Bardella, « Un projet, une méthode », 2022. Voir aussi la proposition de loi constitutionnelle « relative à la souveraineté de la France, à la nationalité, à l’immigration et à l’asile » présentée par le groupe Les Républicains de l’Assemblée nationale, juin 2023.
[8] Cette éventualité est suggérée par Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoire, op. cit., p. 208.
[9] La notion de « bouclier constitutionnel » est également évoquée dans la proposition de loi constitutionnelle du groupe LR (voir supra, note 7) avec pour objectif d’« arrêter l’immigration de masse […], en affirmant le droit de la France à décider souverainement qui elle souhaite accueillir et qui elle souhaite refuser sur le territoire ».
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