Article extrait du Plein droit n° 143, décembre 2024
« Étrangères : liberté reproductive sous contrôle »
Injustice reproductive en contexte migratoire : le suivi de grossesse
Louise Virole
Maître de conférences en sociologie, Université Paris Cité, Urmis
Selon la dernière Enquête nationale périnatale 2021, près de 16% des femmes qui accouchent en France métropolitaine sont de nationalité étrangère – un chiffre en légère augmentation depuis 2016 –, venues pour la plupart d’entre elles de pays d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et d’Europe [1]. Les constats observés dès les années 1980 par les enquêtes épidémiologiques sont encore valables aujourd’hui : les femmes étrangères sont exposées à des risques périnataux plus élevés que les Françaises. Elles sont davantage susceptibles d’entrer tardivement dans le suivi de grossesse, d’être hospitalisées, d’accoucher par césarienne, de donner naissance à un enfant de petit poids ou prématuré et de mourir en couches. Au sein de cette population, les femmes originaires de pays d’Afrique subsaharienne ont toujours les taux de mortalité maternelle et infantile les plus élevés [2].
Les enquêtes socio-anthropologiques expliquent ces inégalités de santé périnatale par les discriminations multiples et intersectionnelles que les femmes étrangères subissent tout au long de leur parcours de soins [3].
Tout d’abord, l’entrée dans le suivi est particulièrement complexe pour les femmes enceintes en situation irrégulière qui subissent de multiples refus de soins : leur demande d’obtention de l’aide médicale d’État (AME) peut être rejetée par les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM). Sans couverture médicale, elles ne pourront s’inscrire que dans les maternités publiques disposant d’une permanence d’accès aux soins (Pass). Même si elles obtiennent l’AME, l’accès aux soins n’est toutefois pas garanti. Des professionnel·les de santé refusent de soigner les bénéficiaires de l’aide médicale d’État – malgré le rappel constant du Défenseur des droits, signalant que le refus de soin sur la base de la couverture médicale est une pratique discriminatoire illégale.
Une fois entrées dans le suivi de grossesse, la qualité des soins reçus par les femmes étrangères est, dans bien des cas, « sous-optimale », c’est-à-dire s’écartant des recommandations de la Haute autorité de santé [4]. Ces patientes accèdent quantitativement à un nombre inférieur de consultations prénatales et de cours de préparation à la naissance. Les professionnel·les de santé leur transmettent moins d’informations lors des consultations médicales, d’autant plus si elles sont non-francophones. En effet, peu de structures de soins offrent des services d’interprétariat professionnel lors des consultations obstétriques et des cours de préparation à la naissance. Presque jamais au moment de l’accouchement. Le plus souvent, il revient aux femmes non-francophones de venir accompagnées d’une personne capable de traduire ou sinon de comprendre et de se faire comprendre elles-mêmes. Certaines consultations prénatales se déroulent sans le moindre échange. J’ai, par exemple, observé une consultation d’une médecin de protection maternelle et infantile (PMI) recevant une patiente tunisienne enceinte de six mois, arrivée en France en décembre 2013. Tout au long des soixante minutes de consultation, ni la médecin ni la patiente – qui restera muette – n’auront dialogué directement. La médecin s’adressera exclusivement au mari-traducteur qui répondra aux questions de la soignante, sans les traduire à son épouse (voir l’encadré). L’absence de traduction professionnelle en consultation entrave dès lors le recueil du consentement « libre et éclairé » des patientes et ouvre la voie aux violences obstétricales.
La qualité du suivi de grossesse proposé aux patientes étrangères est, par ailleurs, négativement affectée par les préjugés ethno-raciaux des professionnel·les de santé. Les enquêtes socio-anthropologiques révèlent que les patientes racisées font l’objet de traitements différentiels tout au long de leur parcours de soin : en consultation prénatale, en cours de préparation à la naissance ou encore lors de l’accouchement. À titre d’exemple, lors de séances de préparation à la naissance observées au cours de mon enquête, les animatrices-soignantes dévalorisaient les pratiques maternelles des participantes étrangères originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne en les renvoyant au registre de l’irrationnel, à des croyances sans fondement scientifique. L’enquête de Priscille Sauvegrain a documenté comment les préjugés conduisaient les professionnel·les de santé à orienter les femmes étiquetées comme « africaines » vers un accouchement par césarienne [5]. D’autres enquêtes ont montré que la prégnance du stéréotype culturaliste, dit du « syndrome méditerranéen », les amenaient à minimiser la douleur des femmes noires et arabes au moment de l’accouchement [6].
Des politiques migratoires (ir)responsables
Les inégalités de santé périnatale subies par les femmes étrangères se perpétuent malgré des dizaines d’années de politiques de santé et la mise en place de dispositifs facilitant leur accès aux soins obstétriques. Pour comprendre cet échec, il est nécessaire de se tourner vers les politiques migratoires répressives, dont le rôle est central dans la reproduction des inégalités de santé périnatales des femmes étrangères.
En réduisant drastiquement le nombre de titres de séjour et en limitant l’accès au droit d’asile, les politiques migratoires ont irrégularisé toujours davantage de femmes. La menace de l’expulsion conduit les femmes sans papiers à renoncer aux soins. Tout déplacement vers la maternité expose, en effet, au risque d’être arrêtée en chemin. Sans droit au travail ni au logement, nombre d’entre elles se retrouvent sans domicile, ballotées entre la rue et l’hébergement d’urgence pour quelques jours. De telles conditions de vie contraignent ces femmes à reporter leur entrée dans le suivi de grossesse. Le parcours de soins d’Aminata, rencontrée en 2015 alors qu’elle venait d’accoucher dans une maternité parisienne, illustre bien les effets des politiques migratoires sur l’accès aux soins des femmes enceintes. Originaire de Côte d’Ivoire, Aminata a 27 ans et est arrivée en France en 2013 pour rejoindre son conjoint. En 2015, à l’annonce de la grossesse, le couple se sépare et son conjoint la met à la porte. Quand elle entre dans son cinquième mois de grossesse, Aminata est hébergée par une compatriote. Très vite, cette hébergeante insiste pour qu’Aminata fasse suivre sa grossesse car « ça peut être dangereux », et l’accompagne à la maternité afin qu’elle puisse s’inscrire. Aminata ne s’est pas rendue plus tôt dans une maternité, car étant en situation irrégulière, elle craignait que l’hôpital lui demande « ses papiers ». Sans « argent », elle ne pensait pas être en capacité de payer la consultation. Elle débute son suivi de grossesse alors qu’elle est enceinte de cinq mois.
Les femmes enceintes étrangères sont aussi particulièrement affectées par les politiques migratoires répressives car elles peuvent accoucher… d’un enfant français. Dans le cas où une femme étrangère attend un enfant d’un conjoint français et accouche en France, son enfant obtiendra automatiquement la nationalité française par filiation. La mère sera alors autorisée à déposer une demande de titre de séjour en tant que « parent d’enfant français ». Depuis quelques années, tout un ensemble de lois, de contrôles et de dispositifs sont déployés afin de limiter les naissances en France d’enfants de femmes étrangères en situation irrégulière. Ces femmes sont soupçonnées, par le ministère de l’intérieur, de vouloir accoucher en France afin d’obtenir la nationalité pour leur enfant et la régularisation pour elles-mêmes. Comme le montre Nina Sahraoui dans son enquête, cette répression est particulièrement prégnante à Mayotte, où les femmes enceintes comoriennes sont massivement expulsées afin de les empêcher d’accoucher sur le territoire français et que leur enfant obtienne la nationalité française [7]. Alors que le droit du sol fait déjà l’objet d’un régime d’exception à Mayotte, le précédent ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a proposé de restreindre toujours plus l’accès à la nationalité pour les enfants nés à Mayotte de deux parents étrangers. En France métropolitaine, le contrôle s’est aussi accentué. Via la lutte contre les « paternités de complaisance », les conditions d’obtention de la nationalité se sont durcies, rendant toujours plus difficile la régularisation des femmes en situation irrégulière ayant accouché en France [8]. Cette politique du soupçon imprègne les discours et les pratiques de l’ensemble des professionnelles médico-sociales du champ périnatal, qu’elles soient sages-femmes, gynécologues, ou encore travailleuses sociales. Et elle cible particulièrement les femmes racisées, notamment originaires de pays d’Afrique subsaharienne. Une directrice d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) en Île-de-France, accueillant des femmes et leur nourrisson à la sortie de maternité, me confiait en 2015 soupçonner certaines de ses bénéficiaires d’avoir « acheté » la reconnaissance de leur enfant… après avoir comparé la couleur de peau des nourrissons accueillis dans sa structure : « On sait plus ou moins que le père biologique n’est pas forcément le père… On le voit aussi des fois très bêtement parce qu’on sait que le père biologique est blanc et que l’enfant n’est pas métissé ou au contraire ; voilà ça peut arriver. »
Le gouvernement des conduites reproductives
Accéder à un suivi de grossesse de qualité, accoucher dans de bonnes conditions, devenir mère en toute sécurité, sans subir de violences ou de discriminations : l’ensemble de ces éléments relève des droits des patientes censés être protégés par le code de la santé publique. Ils font aussi partie des droits fondamentaux de tout être humain : ce sont des droits reproductifs. L’Organisation mondiale de la santé reconnaît trois droits reproductifs fondamentaux, à savoir le droit de ne pas avoir d’enfant si on le souhaite, le droit d’avoir des enfants si on le désire et, enfin, le droit d’élever ses enfants dans un environnement protégé de toute violence ou discrimination. En obstruant l’accès au suivi obstétrique des femmes étrangères, les politiques migratoires attaquent ainsi leurs droits en tant que patientes, mais aussi leurs droits reproductifs.
Ces entraves ne se limitent pas au suivi de grossesse mais se poursuivent tout au long des expériences reproductives des femmes étrangères. Les résultats des enquêtes socio-anthropologiques démontrent l’existence de discriminations à leur encontre dans l’accès à la contraception, à l’avortement, à la procréation médicalement assistée (PMA) et dans l’exercice de leur parentalité. Elles subissent un continuum d’oppressions reproductives qui révèle leur caractère structurel : loin d’être des cas isolés, ces pratiques discriminatoires s’enracinent dans des rapports de domination de genre, de race et de classe, participant au régime biopolitique de gouvernement des conduites reproductives.
Ces oppressions reproductives ne sont pas nouvelles et s’ancrent dans l’histoire coloniale et postcoloniale française. À titre d’exemple, durant les cours de préparation à la naissance, certain·es professionnel·les de santé opposent la « modernité » de la France en matière de savoir médical à l’archaïsme supposé de la culture d’origine des patientes étrangères. Adeline, sage-femme animant un cours en Seine-Saint-Denis, m’explique par exemple que les « mauvaises » pratiques maternelles – lors de leur grossesse et suite à leur accouchement – seraient liées à la culture d’origine des patientes étrangères, pétrie de « fausses croyances ». Ces discours stigmatisant les mères étrangères font écho à ceux diffusés par la médecine coloniale à la fin du xixe siècle au sujet des femmes indigènes considérées comme « inaptes à faire de bonnes mères » car « engluées dans leurs croyances [9] ».
Les femmes étrangères ne sont pas les seules à être la cible de ce gouvernement des conduites reproductives. L’État – via ses politiques migratoires, familiales, sociales, économiques, sanitaires, carcérales, etc. – encadre et régule les choix reproductifs de l’ensemble de la population présente sur son territoire. Ce gouvernement s’incarne, dans l’actualité, par l’invitation – pour ne pas dire l’injonction – du président de la République, Emmanuel Macron, aux femmes françaises de « réarmer démographiquement [10] » la France. Les populations minorisées restent néanmoins celles dont les choix reproductifs sont le plus entravés. Interminable est la liste des oppressions reproductives qu’ont subies et subissent encore les populations minorisées, qu’elles soient étrangères, racisées, LBGTI+ ou en situation de handicap : exclusion de l’accès à la PMA, stérilisations et avortements contraints, violences obstétricales, stigmatisation des familles, placement des enfants, etc.
Vers la justice reproductive
À rebours des discours politiques actuels estimant qu’il est dans l’intérêt de la nation de soutenir de « justes » discriminations, les femmes étrangères sont bien victimes d’injustices reproductives portant gravement atteinte à leurs droits fondamentaux. La justice reproductive [11] sera atteinte quand toutes ces femmes bénéficieront d’un égal accès au suivi de grossesse, d’un accompagnement médico-social de qualité, et quand elles seront informées de leurs droits, écoutées et respectées. Au-delà de l’expérience de la grossesse, parvenir à la justice reproductive exige que les femmes étrangères aient accès à l’ensemble de leurs droits reproductifs en France, indépendamment de leur origine, leur statut administratif, leur nationalité, leur maîtrise de la langue française ou de leurs ressources économiques. La route est encore longue.
Notes d’observation lors d’une consultation à la maternité – La médecin : je vous propose des consultations de sevrage pour la cigarette. [La patiente fume dix à douze cigarettes par jour]. (Elle s’adresse au mari.) Elle ne comprend pas qu’elle ne pourra pas allaiter ? – Le mari : elle est folle ! – La médecin (s’énerve) : non, non. (La patiente rit.) – La médecin : j’insiste pour qu’elle voie un psy avant l’accouchement pour qu’elle la connaisse. Pour l’accroche avec le bébé. Ce n’est pas évident d’accueillir ce bébé. (La patiente ne répond pas.) – Le mari : elle ne veut pas. (La patiente ne dit rien.) Bon. Et donc … (La consultation continue sans que la patiente ne s’exprime ; ni en français ni dans sa langue maternelle). |
Notes
[1] Les proportions diffèrent dans les territoires d’outre-mer : à Mayotte, la part des femmes nées à l’étranger, principalement aux Comores, représente 70 % des parturientes. Zaina Toibibou et al., Santé Périnatale à Mayotte. Résultats de l’Enquête Périnatale 2021 dans les DROM (ENP-DROM 2021), ARS Mayotte et Santé publique France, 2023.
[2] La mortalité est 2,5 fois plus élevée parmi les femmes nées à l’étranger que parmi les femmes nées en France ; ce ratio s’élève à 3,5 pour les femmes nées dans un pays d’Afrique subsaharienne. Inserm et Santé publique France, Les morts maternelles en France : mieux comprendre pour mieux prévenir. 5e Rapport de l’Enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (ENCMM), 2010-2012, 2017.
[3] Cet article s’appuie sur une revue de littérature pluridisciplinaire et les résultats d’une enquête ethnographique menée auprès de femmes enceintes étrangères en Île-de-France entre 2013 et 2015, lors d’une recherche doctorale : Louise Virole, Grossesse et reconnaissance du sujet. Parcours de soins de femmes enceintes primo-arrivantes en France, thèse de doctorat, EHESS, 2018.
[4] Priscille Sauvegrain et al., « Accès aux soins prénatals et santé maternelle des femmes immigrées », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 19-20, 2017.
[5] Priscille Sauvegrain, « La santé maternelle des “Africaines” en Île-de-France : racisation des patientes et trajectoires de soins », Revue européenne des migrations internationales, n° 28, 2012.
[6] Mathilde Lambert et al., « Syndrome méditerranéen et monde médical français, un préjugé raciste encore actif. Un parallèle avec l’article sur le “syndrome nord-africain” de Frantz Fanon », La revue de médecine interne, n° 43, 2022.
[8] Lisa Carayon, « Parents suspects. Stratégies de contrôle des personnes étrangères parents d’enfants français », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 86, 2021.
[9] Anne Hugon, Être mère en situation coloniale, Éditions de la Sorbonne, 2020, p. 264.
[10] « Emmanuel Macron annonce un congé de naissance et un plan contre l’infertilité en vue du “réarmement démographique” du pays », Le Monde, 17 janvier 2024.
[11] Contraction des termes « justice sociale » et « droits reproductifs », le concept de « justice reproductive » a été créé par des militantes féministes africaines-américaines du collectif Women of African Descent for Reproductive Justice dans les années 1990, afin de s’opposer au contrôle et à l’exploitation du corps des femmes non blanches. Voir SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective, Comprendre la justice reproductive. Un texte de Loretta Ross, fondatrice de Sistersong, 2006. Pour une bibliographie complète sur la justice reproductive : https://justicerepro.hypotheses.org/bibliographie
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