Article extrait du Plein droit n° 144, mars 2025
« Nationalité : distinguer pour évincer »
Hasards de la naissance ? Devenir Français par le « droit du sol »
Jules Lepoutre*
Professeur de droit public, LADIE, Université Côte d’Azur
L’enfant ne choisit jamais son lieu de naissance et rien ne garantit d’ailleurs, dans un monde largement en mouvement, qu’il y poursuivra sa vie. N’y-a-t-il pas dès lors quelque chose d’étonnant à ce que la naissance sur le sol d’un pays produise des effets en matière de nationalité ? Comment justifier ce lien entre le sol qui a vu naître l’enfant et la nationalité dont il jouit – ou pourra jouir ?
L’explication tient au fait que le hasard de la naissance n’est jamais total. Prenant les paris sur les individus qu’il doit effectivement considérer comme ses nationaux, un État peut tout à fait voir dans la naissance sur son sol un indice sérieux d’un attachement présent et futur. Mais le poids de cet indice varie selon les États. Pour certains pays, la naissance seule forme un indice suffisant qui permet d’accéder à la nationalité dès la naissance : c’est le « droit du sol intégral », très répandu – mais aussi débattu [2] – sur le continent américain. Pour d’autres pays, principalement en Europe, la naissance sur le sol national doit être mêlée à d’autres indices comme la durée de résidence de l’enfant, son âge, la légalité du séjour des parents au moment de la naissance, la naissance antérieure d’un parent sur le sol, etc., pour que la nationalité puisse être obtenue. Et hors des continents américains et européen, le « droit du sol » n’est guère retenu par les autres États qui lui préfèrent le seul « droit du sang », c’est-à-dire l’attribution de la nationalité par la filiation avec un ressortissant national.
L’ambition de cet article est de retracer comment la France a fait de la naissance sur son sol, malgré le hasard qu’elle représente, un critère pertinent d’accès à la nationalité, en gardant à l’esprit que le « droit du sol » n’est pas un mécanisme unique et constant : la France, depuis l’Ancien Régime, a connu une multitude de lois prenant en compte le lieu de naissance pour l’accès à la nationalité, soit dès l’origine (nationalité « attribuée »), soit ultérieurement (nationalité « acquise ») ; mais les modalités de cette prise en compte ont considérablement varié selon les époques.
Le discrédit du « hasard » de la naissance (XVIIe-XIXe siècles)
Sous l’Ancien Régime, la naissance sur le sol français constitue par elle-même la condition « naturelle » pour devenir français. Dans une société encore faiblement mobile, la naissance dans le ressort territorial du royaume crée un rapport de sujétion à l’égard du monarque, c’est-à-dire une relation d’allégeance qui attache irrémédiablement l’individu à son souverain.
En effet, la qualité de sujet, depuis l’époque féodale, est tout entière définie par le rapport aux biens et au territoire [3]. Est sujet du roi celui qui peut hériter du patrimoine de ses parents. À l’inverse, est étranger celui qui est privé de ce droit au profit du monarque, qui hérite en lieu et place en vertu du « droit d’aubaine » (l’étranger « a le roi pour seul héritier », comme on l’écrit alors). Autrement dit, le Français peut hériter, pas l’étranger. Comme le note Bacquet, un grand juriste royaliste du xvie siècle, toute solution contraire conduirait à ce que l’étranger emporte « l’or et l’argent hors de France ». C’est cette peur qui dicte tout. La volonté de fixer les richesses détermine intégralement la frontière entre Français et étrangers : puisque seuls les Français peuvent hériter, les juges décident que seuls sont Français les individus nés en France, à la condition qu’ils n’aient pas quitté ce territoire pour aller s’installer à l’étranger jusqu’à perdre « l’esprit de retour ». La règle est solennellement fixée par le Parlement de Paris en 1515, à l’occasion d’une affaire de succession où des individus nés en France sont jugés aptes à hériter en France de leur mère étrangère, car née en Angleterre. C’est l’immobilité qui fait la capacité à hériter, et donc la qualité de sujet français, alors qu’à l’inverse, le sujet étranger perçu comme mobile est rendu inapte à hériter. Et à cette époque, la seule naissance au sein du royaume suffit aux juges pour présumer la fixation de l’individu sur le territoire qui l’a vu naître. La naissance à l’étranger, réciproquement, conduit à la qualité d’étranger, qui ne peut être levée que par une naturalisation délivrée par le monarque et à la condition de venir s’installer en France.
Mais cette territorialité toute puissante est néanmoins contestée. De nombreuses familles nobles, expatriées, donnent naissance à des enfants à l’étranger. Cette naissance étrangère les prive de leur qualité de sujet français, et donc de la capacité à hériter de leurs parents. La situation est perçue comme injuste, et des stratégies judiciaires sont développées de manière à infléchir la rigidité du principe. Le sol doit faire de la place au sang. Le Parlement de Paris, à nouveau, tranche, en 1576, une affaire successorale où il juge qu’une héritière née en Angleterre d’une mère française peut lui succéder, car elle est désormais installée en France et indique ne plus jamais vouloir retourner dans son pays d’origine. La naissance à l’étranger, à partir de cet arrêt, n’est plus un obstacle irrémédiable à la succession et à l’acquisition de la qualité de sujet du roi. Il faut, toutefois, que l’individu puisse prouver une filiation avec un Français, et qu’il s’engage à s’installer en France. Le « droit du sang » fait son apparition, mais toujours dans un fort contexte territorial. Plusieurs juristes vont proposer de radicaliser cette solution pour la priver de toute composante territoriale. Le hasard de la naissance à l’étranger devient progressivement le hasard de la naissance en France, et donc le hasard de la naissance tout court.
C’est ainsi qu’Antoine Le Maistre, avocat défendant devant le Parlement de Paris, en 1634, la cause d’enfants nés à l’étranger, considère que c’est l’origine paternelle « qui fait la patrie des enfants, et non pas le lieu où ils sont nés ». Mieux vaut, selon lui, « être né d’un Français, que d’être né seulement en France » car, poursuit-il, « en l’un c’est le sang qui est français, en l’autre il n’y a que l’air qui soit de France [4] ». Dans cette plaidoirie, la filiation relègue le territoire ; la formule marquera les esprits. Plus d’un siècle plus tard, un autre avocat, François-Denis Tronchet, délivre des consultations juridiques au profit d’enfants nés à l’étranger de parents français et écrit, en 1781, à propos du « fait accidentel de la naissance [5] », qu’il « n’existe aucun prétexte qui puisse autoriser le souverain étranger à s’attribuer des droits sur cet individu que le hasard a jeté sur son territoire », car « l’enfant par le droit naturel appartient à son père [6] ». Le « hasard de [la] naissance sous un ciel étranger [7] », toujours selon François-Denis Tronchet, maintient l’enfant dans une filiation avec son père et, surtout, avec l’État d’origine de son père. On assiste ainsi au développement progressif de la rhétorique du « hasard de la naissance » pour discréditer le « droit du sol », et mieux faire prévaloir le « droit du sang » qui protège la nationalité des enfants, souvent issus de l’aristocratie, nés à l’étranger de parents français.
Mais il faut attendre la rédaction et l’adoption du code civil en 1804 pour que le discrédit de la naissance sur le territoire comme critère d’accès à la nationalité se cristallise en droit. On retrouve d’ailleurs François-Denis Tronchet parmi les rédacteurs du code, sans surprise résolument opposé à ce que la naissance joue un rôle quelconque dans l’accès à la qualité de Français. Lors de la séance du 25 juillet 1801, il déclare ainsi que « la faveur de l’origine [au sens de la filiation] doit l’emporter sur toute autre considération [8] ». Le juriste Siméon confirme ce sentiment la même année, toujours dans le cadre des travaux préparatoires du code civil, en considérant que faire prévaloir la naissance en France sur la filiation reviendrait à ne plus réellement appartenir « à sa famille et à sa nation », et que l’on ferait ainsi dépendre « l’affection de la patrie » du « hasard de la naissance [9] ». Cette conception prévaut. L’article 10 du code civil dispose clairement que « tout enfant né d’un Français en pays étranger, est Français », la règle s’applique a fortiori pour les naissances sur le sol français. La naissance seule sur le territoire français ne produit plus aucun effet. C’est le triomphe de la filiation et de la famille contre le territoire et les « hasards » de la naissance.
Au total, comme l’écrit Patrick Weil, cette opposition entre le sol et le sang « est fondée sur la volonté de rompre avec l’approche féodale pour faire de la nation la source unique de la qualité de Français. La nation est comme une famille, et la nationalité doit se transmettre comme on transmet le nom de famille : par la filiation [10] ». Si le critère de la naissance sur le sol français survit dans le code civil, il ne produit toutefois plus aucun effet à lui seul.
La naissance devenue un indice parmi d’autres (XIXe-XXIe siècles)
Avec l’avènement du code civil, le « droit du sang » devient tout puissant. Mais la législation maintient une place à la naissance sur le sol français. Toute autre solution serait contraire à « l’intérêt de la France », comme le souligne directement Napoléon à l’occasion des débats relatifs à la rédaction du code civil, et qui poursuit : « Si les individus nés en France d’un père étranger n’étaient pas considérés comme étant de plein droit Français, alors on ne pourrait soumettre à la conscription et aux autres charges publiques les fils de ces étrangers qui se sont établis en grand nombre en France [11] ». La conscription forme ainsi le prétexte pour maintenir, en droit, l’égalité entre enfants nés en France de parents étrangers et enfants nés de parents français. Mais c’est alors une égalité dans les charges, dans les devoirs, plus que dans les droits que sert le « droit du sol ». Surtout, la rhétorique du hasard s’oppose désormais à ce que la naissance produise seule des effets ; la naissance sur le sol ne suffit plus à rattacher définitivement un individu à la France. Il devient nécessaire d’adjoindre d’autres indices que la naissance pour s’assurer que l’individu est réellement attaché à la France.
Le « droit du sol » est ainsi d’abord mêlé, pour la première fois, à une exigence de résidence. Ce nouveau mécanisme est instauré par l’article 9 du code civil de 1804. Fruit d’un compromis entre Bonaparte et Tronchet, il permet à l’enfant né sur le sol français d’acquérir la nationalité par réclamation l’année de sa majorité, à condition – s’il ne l’a pas encore fait – de fixer son domicile en France. Comme le note le juriste André Weiss au xixe siècle, ce système fonctionne sur le fondement d’une « présomption légale » selon laquelle la conjugaison de la naissance et du domicile en France apporte la preuve d’une résidence continue sur le sol national [12], renforcée d’ailleurs par la « réclamation » volontaire faite par l’individu.
Ce « droit du sol simple » va se conjuguer par la suite avec un « droit du sol double ». Ce mécanisme ne s’intéresse plus directement, ou plus seulement, à la résidence de l’intéressé, mais aussi à celle de ses parents. Le « double droit du sol » est institué par la loi des 7 et 12 février 1851 qui attribue la nationalité française, dès la naissance, aux enfants nés en France d’un parent qui lui-même y est né. S’il ne fait pas référence explicitement à une condition de résidence, c’est qu’en réalité celle-ci est implicite. En effet, après la naissance de deux générations successives en France, l’argument du « hasard » tombe, et l’on présume la résidence française des individus issus de la troisième génération. C’est à nouveau Weiss qui résume le mieux le principe, en écrivant que « le législateur de 1851 avait considéré que le fait de deux naissances successives sur le sol français, survenues en ligne directe dans la même famille, est de nature à faire présumer un établissement définitif dans notre pays ». Mieux, toujours selon cet auteur, « l’attachement persistant de deux générations à la terre française équivaut donc en quelque manière à la filiation française [13] » : la légitimité du « double droit du sol » tient dans le fait que la seconde naissance en France s’apparenterait presque à une filiation française. Le sang et le sol se rejoignent !
Mais la rhétorique du hasard n’est toutefois jamais loin. Dans les écrits de Charles Beudant, un autre juriste de l’époque, cette présomption de résidence est largement contestée, car les deux naissances pourraient être le fruit « de voyages, de circonstances accidentelles, d’un passage en France de quelques jours [14] ». Toujours pour cet auteur, deux naissances consécutives ne font pas même « [soupçonner] l’intention d’adopter la France pour patrie [15] ». Les gages pris sur le hasard sont toutefois jugés suffisants par le législateur à une époque où, à nouveau, il est jugé crucial que les étrangers nés et installés en France soient soumis aux mêmes charges que les Français.
Ces deux dispositifs se retrouvent encore dans notre législation actuelle. Le « double droit du sol » n’a pas beaucoup évolué ; désormais prévu à l’article 19-3 du code civil, il maintient constant le principe selon lequel « est français l’enfant né en France lorsque l’un de ses parents au moins y est lui-même né ». Quant au « droit du sol simple », là où le code civil prévoyait une « réclamation » volontaire de l’individu, le législateur de 1889 en rend l’effet automatique à la majorité, sous réserve d’une condition de résidence en France [16]. Le mécanisme s’affine dans l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui subordonne à une condition de « résidence habituelle » de cinq années l’obtention de la nationalité française à la majorité par la personne née en France. Le principe en est aujourd’hui conservé, et la résidence habituelle de cinq années forme toujours la condition complémentaire à satisfaire pour obtenir la nationalité, que ce soit automatiquement à la majorité (code civil, art. 21-7), ou de façon anticipée, par réclamation [17].
De manière symptomatique, la loi a ajouté en 2018, pour le seul territoire de Mayotte, une condition de séjour régulier d’un parent au moins au moment de la naissance de l’enfant pour que celui-ci puisse acquérir, plus tard, la nationalité française par le « droit du sol simple ». Ici, le législateur reproche paradoxalement aux individus immigrés de ne pas jouer le jeu du hasard de la naissance et de chercher, au contraire, à instrumentaliser la naissance d’un enfant en France pour en tirer une protection du séjour. Le « droit du sol » est ainsi accusé de produire un effet d’attraction, principalement sur les populations comoriennes voisines, dont le désir de donner naissance à un enfant en France motiverait le mouvement migratoire. Pourtant, depuis l’entrée en vigueur de la loi, les flux migratoires en provenance des Comores ont augmenté [18] – contredisant l’idée, s’il le fallait, que le « droit du sol » « attirait » les étrangers.
Personne ne peut donc plus prétendre que le « droit du sol » donne trop de place au hasard. Si tant est que la naissance soit hasardeuse, nul n’est français par le seul effet de sa naissance. La multiplication des conditions qui s’ajoutent à la naissance sur le sol français assurent, dans l’esprit du législateur, que l’individu dispose bien d’un attachement territorial, objectif et factuel avec le pays. Tout est alors question de dosage. Moins le « droit du sol » est conditionné, plus le cercle de ses bénéficiaires s’étend ; à l’inverse, plus nombreuses sont les conditions, plus le cercle des bénéficiaires se réduit. Et là encore, la politique du législateur ne doit rien au hasard.
* Cette recherche a été financée en partie par l’Agence nationale de la recherche au titre du projet DEMIG qui étudie les effets du mouvement migratoire sur l’évolution des frontières humaines de la démocratie (ANR-23-CE53-0006-01).
Notes
[1] Montesquieu, Pensées et fragments inédits, tome 1, Gounouilhou, 1899, p. 15.
[2] « Trump plan to end birthright citizenship is more conceivable in second term », The Guardian, 15 décembre 2024.
[3] Voir Jules Lepoutre, Nationalité et souveraineté, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2020.
[4] Antoine Le Maistre, « Plaidoyé XXII (1634) », in Jean Issali, Les plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, 6e éd., Pierre Le Petit, 1671, p. 410.
[5] Philippe Tessier, François-Denis Tronchet, Fayard, 2016, p. 374.
[6] Ibid., p. 375.
[7] Ibid., p. 376.
[8] Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, tome 7, Videcoq, 1836, p. 9.
[9] Ibid., p. 166.
[10] Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité depuis la Révolution, Gallimard, 2005, 2e édition, p. 50.
[11] Pierre-Antoine Fenet, op. cit., p. 6.
[12] André Weiss, Traité théorique et pratique de droit international privé, tome 1, Larose et Forcel, 1892, p. 160 et suiv.
[13] André Weiss, op. cit., p. 197.
[14] Charles Beudant, « De l’effet de la naissance en France sur la nationalité », Revue critique de législation et de jurisprudence, vol. 9, 1856, p. 84.
[15] Ibid.
[16] La loi Pasqua-Méhaignerie de 1993 renouera pour un temps avec cette exigence de manifestation de volonté. Voir, dans ce dossier, la contribution d’Émilien Fargues et Emmanuel Blanchard, p. 19.
[17] Dans sa rédaction actuelle, issue de la loi de 1998, le code civil prévoit que les parents peuvent réclamer la nationalité française pour l’enfant lorsqu’il a atteint l’âge de 13 ans, et que lui-même peut la réclamer sans leur autorisation dès l’âge de 16 ans (art. 21-11).
[18] « Mayotte : pourquoi le nombre d’habitants a doublé en 25 ans », L’Express, 14 février 2024.
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