| 
  
  | 
 
 | 
 
        
          
        
 ARTICLES 
 
        
        Emmanuel Blanchard et Antoine Math 
        
        
        Cet article a été publié dans 
          Alternatives Économiques, n°195, en septembre 2001. 
        Dans la France de l'an 2001, près de sept millions d'emplois 
          demeurent soumis à des dispositions réglementaires ou 
          législatives qui soumettent leur accès à une condition 
          de nationalité. Dans la fonction publique, les entreprises publiques 
          à statut, les professions libérales, et également, 
          ce qui est beaucoup moins connu, dans des dizaines de professions indépendantes 
          et salariées du secteur privé. La plupart de ces discriminations 
          légales ont été prises au coup par coup lors des 
          périodes les plus troubles de la 3ème République, 
          sans être remises en cause ensuite. La plupart des interdictions 
          ont été décidées lors de deux périodes 
          au cours desquelles crise et xénophobie se sont conjuguées. 
          La première période s'étend des difficultés 
          économiques des années 1880 au moment de la deuxième 
          révolution industrielle jusqu'à la fin du siècle 
          (affaire Dreyfus). La deuxième période est celle des années 
          1930, ponctuées par de très fortes poussées xénophobes [1]. 
          C'est au nom de la « souveraineté nationale » 
           notion extensive et manipulable  qu'a été 
          longtemps justifié ce monopole des Français sur ces nombreux 
          emplois. L'argument a pris du plomb dans l'aile avec l'ouverture, sous 
          la pression du droit communautaire, de l'immense majorité de 
          ces emplois aux ressortissants de l'espace économique européen : 
          moins de 800 000 emplois leur restent fermés et la discrimination 
          touche donc prioritairement désormais les autres étrangers 
          (cf. encadré).  
        Cette condition de nationalité ne répond à aucun 
          impératif et n'a rien d'irréversible comme le prouve l'ouverture 
          à tous les étrangers de quelques entreprises publiques, 
          de rares professions libérales (comme les masseurs-kinésithérapeutes 
          en 1985) et même, dans la fonction publique d'État, des 
          postes de titulaires de l'enseignement supérieur et de la recherche. 
          L'argument de la menace que ferait peser sur la souveraineté 
          nationale le recrutement de salariés étrangers est d'autant 
          plus douteux que de nombreux secteurs réservés aux nationaux 
          seraient dans l'incapacité de fonctionner s'il leur était 
          impossible de recruter des salariés étrangers. La principale 
          différence est que ces étrangers, qui exercent dans les 
          faits les mêmes tâches que les nationaux, sont recrutés 
          sur des statuts plus précaires et avec des conditions de salaires 
          dégradées. Les exemples sont légion : étrangers 
          embauchés à la SNCF dans les années 1970, 
          maîtres auxiliaires de l'Éducation nationale notamment 
          dans les matières scientifiques, médecins dans les services 
          d'urgences, de gardes de nuit et les hôpitaux excentrés... 
          En opérant une segmentation juridique du marché du travail, 
          les discriminations légales conduisent à fragiliser davantage 
          les étrangers, à les cantonner dans les emplois précaires 
          et à introduire une manière d'apartheid de fait dans la 
          gestion de l'emploi public.  
        En donnant un caractère naturel et légitime aux distinctions 
          fondées sur la nationalité, cette logique discriminante 
          s'étend comme par contagion aux autres emplois pour lesquels 
          le droit, conformément aux principes constitutionnels et en particulier 
          ceux issus de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 
          prohibe toute distinction qu'elle soit fondée sur la nationalité, 
          l'origine, le sexe, etc. Aux yeux d'employeurs du secteur privé, 
          elles jouent ainsi valeur d'exemple. Le rôle de légitimation 
          des règles juridiques existantes dans certains secteurs sur les 
          pratiques illégales discriminatoires a d'ailleurs été 
          amplement montré [2]. L'ouverture en 1991 de la fonction publique aux 
          étrangers communautaires a permis de constater à nouveau 
          de tels effets : certains employeurs ont alors considéré 
          légitime d'embaucher des ressortissants européens et de 
          refuser les candidatures des autres étrangers, alors qu'une telle 
          distinction n'a aucun fondement légal dans le secteur privé. 
          Ces effets de contagion n'épargnent pas les administrations : 
          par ignorance du droit et confusion avec le statut des fonctionnaires, 
          elles exigent souvent une condition de nationalité pour des postes 
          d'agents publics contractuels non titulaires. Cette pratique illégale 
          est une habitude tenace, en témoigne encore une offre d'emploi 
          de la Mairie de Paris parue en juin dans la presse qui exigeait 
          des candidats d'être Français ou européens pour 
          des emplois de non titulaires [3]. 
        Les discriminations légales ne sont pas non plus sans influence 
          sur les stratégies de formation et d'emploi de jeunes, étrangers 
          ou français, qui ont pu intérioriser, comme vis-à-vis 
          du droit de vote, les interdictions faites à leurs parents étrangers. 
          Sur le marché du travail, ces effets indirects sont renforcés 
          parce qu'à la distinction rendue légitime entre Européens 
          et non Européens pour de nombreuses professions, se superpose 
          dans les représentations la distinction entre les personnes à 
          l'apparence européenne et les autres. À contrario, l'existence 
          d'un principe unique de non discrimination aurait pour effet de donner 
          un signal clair à l'ensemble du corps social sur le caractère 
          inacceptable de toute discrimination. 
        Le gouvernement semblait l'avoir compris et paraissait accepter la 
          nécessaire exemplarité de l'État quand, en Conseil 
          des ministres du 21 octobre 1998, il s'était engagé 
          à examiner « les professions dont l'exercice est 
          juridiquement interdit aux étrangers [...] afin d'envisager 
          la suppression des discriminations qui ne sont plus justifiées ». 
          Depuis, les diverses études et rapports rendus ont tous préconisé 
          d'aligner la situation des étrangers non communautaires sur celle 
          des Européens, quitte à réserver certains emplois 
          de la fonction publique aux Français en se basant sur les critères 
          objectifs dégagés par la jurisprudence communautaire [4]. Des députés ont déposé 
          des propositions de loi allant dans ce sens. Face à l'inertie 
          des pouvoirs publics, une vingtaine d'organisations ont récemment 
          rappelé au gouvernement ses engagements et menacé d'entamer 
          des actions juridiques. Aux associations et syndicats reçus le 
          20 avril 2001 dans le cadre de sa politique de lutte contre les 
          discriminations, Élisabeth Guigou a annoncé la création 
          d'un groupe de travail. Une nouvelle promesse pour l'instant non suivie 
          d'effet. 
        Au moment où en France et en Europe, décideurs et experts 
          vantent les avantages d'une nouvelle « immigration utile » 
          et prônent une politique migratoire au service du libéralisme 
          économique, une autre approche de l'immigration peut être 
          opposée. À une vision économique réduisant 
          les étrangers à une main-d'uvre flexible et conduisant 
          à distinguer les « bons » étrangers 
          qu'il convient de courtiser des « mauvais » qu'il 
          convient de réprimer et chasser, il serait temps d'opposer une 
          approche plus respectueuse des droits et de l'égalité, 
          à même de rendre les étrangers moins vulnérables 
          sur le marché du travail. Une mesure, qui si elle pourrait accroître 
          quelque peu la concurrence sur certains marchés du travail aujourd'hui 
          protégés, aurait surtout pour effet d'affirmer l'égalité 
          de traitement (et de renforcer l'unité de l'ensemble du salariat). 
           
        
        
        
        Même si le décompte est particulièrement difficile, 
          les différents rapports s'accordent pour évaluer de 6 
          et 7 millions le nombre d'emplois soumis à une condition 
          de nationalité [5] : 
        
          -  Fonctions publiques d'État, territoriale et hospitalière : 
            5,2 millions environ. 
          
 -  Entreprises publiques à statut (SNCF, RATP, EDF-GDF, Air 
            France, etc.) : 400 000 minimum. 
          
 -  Salariés du secteur privé (dont organismes de sécurité 
            sociale) : 200 000 minimum. 
          
 -  Professions libérales (médecins, pharmaciens, vétérinaires, 
            sages-femmes, avocats, architectes, etc.) : 300 000 environ. 
          
 -  Autres professions indépendantes (secteurs des finances, 
            des transports, de la communication, du tourisme, débitants 
            de tabac ou de boisson, dirigeants d'entreprise de spectacles, etc.) : 
            200 000 minimum. 
        
  
        
        La plupart de ces emplois ont été ouverts aux ressortissants 
          de l'espace économique européen puisqu'on peut estimer 
          à moins de 800 000 les emplois réservés aux 
          seuls Français. Ce sont pour l'essentiel les postes de la fonction 
          publique dite régalienne (armée, police, justice, impôt) 
          ou impliquant des activités comme l'élaboration ou le 
          contrôle des actes juridiques.  
        
 
 
         Notes
        [1] Voir les travaux de 
          Gérard Noiriel (Le creuset français, histoire de l'immigration 
          XIXe-Xxe siècle, Point Seuil, 1988 ; Les origines 
          républicaines de Vichy, Hachette Littératures, 1999). 
        [2] BATAILLE Philippe, Le 
          racisme au travail, La découverte, 1997. 
        [3] Pour des CDD de deux 
          mois de peintres en bâtiment (voir la page « Mairie 
          de Paris : offre d'emploi discriminatoire et illégale »). 
        [4] Les études et 
          rapports, ainsi que de nombreuses autres informations pour en savoir 
          plus sur cette question sont disponibles dans le dossier« Emplois fermés aux 
étrangers et discriminations ». 
        [5] Ces chiffres se basent 
          sur une estimation faite par Cerc-Association (1999), « Immigration, emploi 
et chômage. Un état des lieux empirique et théorique », 
          Les dossiers de Cerc-Association n°3.  
        
  
           
            Dernière mise à jour : 
             
            23-10-2001  17:50
            .   
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/presse/2001/blanchard/emplois.html
  
 
 |