Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »
Des garde-fous pour Schengen
La Commission d’experts relève dans les instruments signés à Schengen un certain nombre de lacunes concernant les garanties juridiques offertes aux individus, et propose en conséquence d’y porter remède [1]. À défaut d’obtenir une modification de la Convention de 1990, elle montre que les garanties supplémentaires qui manquent actuellement pourraient être apportées par la signature d’un protocole complémentaire ou, plus simplement encore, par la voie de déclarations interprétatives communes des États signataires.
1) La première des lacunes relevées par la Commission d’experts est l’absence d’instance juridictionnelle internationale compétente pour interpréter les dispositions conventionnelles. Seule l’existence d’une telle instance est de nature à assurer une garantie juridique internationale aux individus, et à permettre une interprétation uniforme de la Convention, d’autant plus importante qu’à l’heure actuelle les législations nationales dans les domaines concernés par Schengen — procédure pénale, droit d’asile, visas, protection de la vie privée — restent assez largement divergentes.
Il convient donc, selon la commission d’experts, de désigner une juridiction internationale que les juges nationaux pourraient saisir par la voie d’une « question préjudicielle » [2] lorsqu’ils se trouveraient face à une question d’interprétation des dispositions de l’accord de Schengen et des conventions annexes. Concrètement, cette juridiction pourrait être la Cour de justice des communautés européennes, et sa désignation comme juridiction compétente pourrait se faire par la voie d’un protocole additionnel passé entre les États signataires.
Pour une interprétation uniforme
Si cette proposition se heurtait à l’opposition de certains États membres de la Communauté européenne, la commission estime que les États signataires de l’accord de Schengen devraient alors instituer une instance juridictionnelle spécifique.
2) La Commission d’experts s’inquiète également de l’absence de contrôle sur le Comité exécutif institué par l’article 131 de la Convention complémentaire, qui a pour mission de veiller à l’application correcte de la convention et qui peut être amené à prendre des décisions dans plusieurs des domaines couverts par la Convention : détermination des documents permettant le franchissement des frontières extérieures, modalités du contrôle et de la surveillance des frontières, règles relatives à l’examen des demandes de visa, etc...
Elle juge donc important que les parlements nationaux soient consultés avant que le Comité exécutif ne prenne ses décisions, surtout lorsqu’il s’agit de décisions ayant des effets juridiques contraignants pour les États parties ou pour les individus. Cette consultation pourrait s’effectuer en soumettant aux parlements nationaux les projets des décisions de ce Comité, dont il importe par ailleurs qu’elles soient publiées. Il suffirait, selon la commission, d’une déclaration interprétative commune des États signataires indiquant que les articles 131 et 132 de la Convention (qui traitent de la composition du Comité exécutif et des règles concernant la prise de décision en son sein) doivent s’entendre comme impliquant qu’à chaque fois qu’une décision liant les parties est projetée par le Comité exécutif, la décision définitive est reportée à deux mois au maximum après la présentation du projet aux parlements.
3) Une autre préoccupation importante est d’assurer la primauté de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de la Convention de Genève sur les réfugiés. Bien que la convention complémentaire du 19 juin 1990 fasse à plusieurs reprises référence à l’obligation pour les États parties de respecter les règles résultant de la Convention de Genève, la commission d’experts pense qu’il faut aller au-delà. Elle estime en effet nécessaire d’assurer la garantie effective que l’État chargé d’examiner une demande d’asile respectera les obligations qui découlent de ces deux conventions, en particulier sur les points suivants : accès du demandeur d’asile à une procédure équitable impliquant l’examen au fond de son éligibilité au statut de réfugié, octroi pendant la durée de cette procédure d’un droit au séjour, non-éloignement du demandeur d’asile sans garantie d’admission dans un autre État, non-expulsion vers un pays où l’on peut craindre pour sa vie ou sa liberté.
Des garanties pour les demandeurs d’asile
La primauté de la Convention européenne des droits de l’homme devrait être réaffirmée, estime la Commission d’experts, dans une déclaration interprétative commune des États signataires qui rappellerait que « les instruments précités [accord de Schengen, convention d’application, accord avec la République de Pologne du 29 mars 1991 et protocole du même jour] ne préjudicient pas aux obligations d’un État signataire de l’accord de Schengen qui découlent d’une convention de protection des droits de l’homme à laquelle cet État est partie prenante ; ils ne préjudicient pas, notamment, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
S’agissant de la Convention de Genève, la commission propose que les parties à la Convention adoptent une déclaration complémentaire commune confirmant qu’elles n’appliqueront la Convention de Schengen que sous réserve des dispositions de la Convention de Genève. Elles indiqueraient en outre qu’en attendant que les dispositions régissant le droit d’asile soient harmonisées entre les parties contractantes, chacune d’elles reconnaîtra la qualité de réfugié à un demandeur d’asile et lui accordera un titre de séjour dès lors qu’une telle reconnaissance et qu’un tel titre de séjour auraient été octroyés si le traitement de la demande d’asile avait été assuré par une autre partie contractante.
L’idée, on le voit, est d’éviter une harmonisation insidieuse « par le bas » des règles sur l’asile et de faire en sorte que le renvoi d’un demandeur d’asile vers l’État compétent, au regard de la Convention, pour traiter sa demande, ne le mette pas dans une position moins favorable, par le biais d’une interprétation plus restrictive de la Convention de Genève, que si sa demande avait été traitée par un autre État — notamment l’État sur le territoire duquel il se trouvait avant son renvoi.
Des recours effectifs
4) Il importe également que les voies de recours nationales prévues à l’encontre des décisions refusant l’accès au territoire ou au séjour soient maintenues lorsque les mêmes décisions seront prises sur le fondement des accords de Schengen. Or, actuellement, aucune voie de recours n’est prévue, dans aucun des États signataires, contre le refus d’admission, le refus d’octroi d’un visa, ou le fait d’être signalé aux fins de non-admission dans le système d’information Schengen (SIS).
Les effets négatifs de Schengen sur la possibilité, pour les étrangers qui font l’objet de mesures de refus d’entrée ou d’éloignement du territoire, d’exercer les voies de recours habituelles, sont attestés par l’évolution du droit interne français.
Ainsi, à l’occasion du vote de la loi du 26 février 1992 destinée à adapter la législation française aux engagements souscrits à Schengen, il a été introduit, dans l’ordonnance de 1945, une disposition qui donne à l’administration la possibilité de décider que sera reconduit d’office à la frontière l’étranger qui a fait l’objet d’un signalement aux fins de non-admission en vertu d’une décision exécutoire prise par l’un des États parties à la Convention d’application des accords de Schengen et qui se trouve irrégulièrement sur le territoire français. Ceci est grave, car le préfet peut ainsi décider, en même temps, la reconduite à la frontière et son exécution d’office, sans qu’il soit possible à l’intéressé de contester le bien-fondé de la décision de signalement aux fins de non-admission : sans compter que cette décision ne lui aura vraisemblablement pas été notifiée préalablement, on ne voit pas, en effet, comment il pourrait contester devant les autorités françaises une mesure émanant d’un État étranger. La loi ne prévoit pas, de surcroît, dans cette hypothèse, de recours suspensif devant le juge administratif contre la mesure de reconduite à la frontière, à l’instar de celui qui existe dans les autres cas de reconduite, et qui est prévu par l’article 22 bis de l’ordonnance de 1945.
Il ne reste plus à l’intéressé que le recours devant le juge administratif dans les conditions du droit commun, qui ne sera examiné que plusieurs mois, voire plusieurs années après qu’il ait dû quitter le territoire français et qui n’est donc pas un recours effectif.
C’est pour tenter de contrer cette évolution que la commission d’experts propose que les États signataires souscrivent une déclaration interprétative commune par laquelle ils indiqueraient que ni la Convention d’application du 19 juin 1990, ni l’accord relatif à la réadmission des personnes en situation irrégulière du 29 mars 1991 et son protocole, ne peuvent atténuer la protection des personnes se trouvant sous leur juridiction, et qu’aucune voie de recours ne sera refusée, du fait de la prise d’effet des conventions et du protocole mentionnés, à tout individu qui y aurait droit si ces instruments n’étaient pas en vigueur.
5) La Commission d’experts attire l’attention sur l’importance qui s’attache à ce que la notion de menace pour la sécurité nationale et l’ordre public des parties contractantes — qui figure à l’article 6 de la convention du 19 juin 1990 relatif aux mesures de contrôle aux frontières — soit mieux définie et interprétée uniformément par les États signataires. Elle propose à cet effet de s’aligner sur le droit communautaire en se référant à l’interprétation — restrictive — que la Cour de justice des communautés européennes a donnée des notions d’ordre public et sécurité publique.
Une déclaration interprétative commune pourrait ainsi venir préciser que les notions d’ordre public et de sécurité nationale seront interprétées conformément aux notions correspondantes d’ordre public et de sécurité publique qui, dans le traité de Rome, justifient des restrictions à la liberté de circulation.
6) La Commission d’experts estime enfin qu’il convient de fixer à la Convention une durée, et de prévoir une possibilité de dénonciation par un ou plusieurs États signataires. Ceci pourrait se faire par une déclaration complémentaire commune prévoyant que toute partie contractante peut, après concertation avec les autres parties contractantes, suspendre l’accord de Schengen et la convention d’application pour des motifs graves.
Schengen – Pologne : un accord de réadmission
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Notes
[1] C’est pourquoi on retrouvera un certain nombre de ces observations et critiques dans la réponse néerlandaise au questionnaire sur Schengen, « Pays-Bas : quels sacrifices pour Schengen ? ».
[2] Le mécanisme de la question préjudicielle existe déjà dans le cadre du Traité de Rome : il consiste en ce qu’une juridiction nationale, lorsqu’elle a à résoudre un problème d’interprétation du Traité ou d’une disposition du droit communautaire qui conditionne la solution du litige qui lui est soumis, saisit la Cour de justice des communautés européennes afin qu’elle tranche la question d’interprétation.
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