Édito extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »

Délation : la tentation totalitaire

ÉDITO

A l’école, les « rapporteurs » sont montrés du doigt par leurs camarades. Dans le monde des adultes, la dénonciation n’a pas meilleure presse : celui qui s’y livre court le risque d’être lui-même stigmatisé comme « délateur », ce personnage détestable mû non pas par le souci de faire respecter la loi mais par des motifs a priori méprisables.

La dénonciation est pourtant reconnue et institutionnalisée par les textes. Ainsi, le code de procédure pénale prévoit que les officiers de police judiciaire d’un côté, le procureur de la République de l’autre, « reçoivent les plaintes et dénonciations ». L’article 434-10 du code pénal, de son côté, réprime la dénonciation mensongère, et l’article 226-10 la dénonciation calomnieuse — ce qui signifie a contrario que la dénonciation ni mensongère, ni calomnieuse, est un acte normal.

A côté de ces dénonciations « spontanées », le code pénal et le code de procédure pénale prévoient, dans certains cas, une obligation de dénoncer. Ainsi, l’article 434-1 du code pénal réprime la non-dénonciation d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes ; l’obligation ne concerne cependant ni les membres de la famille, ni les personnes astreintes au secret professionnel.

Par ailleurs, l’article 40 al. 2 du code de procédure pénale prévoit que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République », sans que cette obligation soit cependant assortie de sanction.

Cette disposition, qui végétait jusque-là dans un relative obscurité, est désormais brandie par tous ceux qui exercent une parcelle d’autorité pour justifier et exiger, le cas échéant, de leurs subordonnés la dénonciation des étrangers en situation irrégulière. De fait, il s’agit bien, au sens strict, de délinquants, puisque la loi a érigé en délit le séjour irrégulier.

Mais l’invocation de cette disposition n’est-elle pas plutôt un alibi destiné à se donner bonne conscience ? Car il faut beaucoup solliciter ce texte pour y lire l’obligation faite à tous les fonctionnaires d’avertir les préfectures dès qu’ils constatent qu’un étranger n’a pas de titre de séjour. D’abord, le texte ne prévoit d’informer que le procureur de la République ; mais surtout, l’obligation ne concerne que les faits dont l’agent public a eu connaissance « dans l’exercice de ses fonctions ». Or, seuls les policiers dans le cadre d’un contrôle d’identité, et le personnel des préfectures, ont, dans leurs attributions, de vérifier la régularité du séjour des étrangers. Les autres catégories d’agents publics ne sont pas censées demander la production d’un titre de séjour à ceux qui s’adressent à eux : ni le maire, pour procéder à un mariage, ni les agents de la poste ou des hôpitaux, encore moins le personnel de l’Éducation nationale ou les travailleurs sociaux ; et cela d’autant moins que les prestations qu’ils ont pour mission d’assurer ne sont pas réservées aux étrangers en situation régulière. Par conséquent, s’ils ont connaissance de l’irrégularité du séjour, c’est au mieux parce que la personne le leur a spontanément déclaré, au pire parce qu’ils ont outrepassé la mission qui leur est dévolue en exigeant la production d’un document qu’ils n’avaient pas à demander. Les obliger à révéler cette information reviendrait à officialiser ce type d’abus ; et dans le cas des travailleurs sociaux ou du personnel soignant, à leur demander de violer le secret professionnel auquel ils sont astreints.

Appliquer la loi, pour un fonctionnaire, c’est d’abord et avant tout exercer la mission qui lui a été confiée dans l’intérêt général : instruire, soigner, aider les personnes démunies... La déontologie de la fonction publique ne saurait donc inclure une obligation systématique de dénoncer les délits, surtout lorsque cette dénonciation entre directement en conflit avec la mission initialement confiée au fonctionnaire. En l’occurrence, la dénonciation des étrangers en situation irrégulière aboutit à les priver du bénéfice de droits que la loi leur reconnaît — le droit de se marier, le droit d’aller à l’école, le droit aux soins, le droit à certaines prestations sociales — et donc, finalement, à entériner une autre forme de violation de la loi.

Il faut donc, au-delà de la lettre du texte, considérer son esprit, et réfléchir aux fonctions assignées à la dénonciation dans une société démocratique. La dénonciation des crimes et délits vise à assurer le respect des lois ; et l’on comprend que les fonctionnaires se voient confier une responsabilité plus importante que les simples citoyens dans l’exercice de cette mission. Une société dans laquelle les lois seraient systématiquement bafouées serait non seulement une société anarchique, mais une société où prévaudrait la loi du plus fort. Mais en sens inverse, si l’on voulait traquer et éradiquer toutes les illégalités, on se dirigerait tout droit vers une société policière, voire totalitaire. Une certaine dose d’illégalisme est la rançon de la liberté.

La légitimité de la dénonciation repose implicitement sur une idée de proportionnalité : l’avantage que retire la société de la dénonciation du crime ou du délit doit l’emporter sur l’inconvénient qu’il y a à transformer chaque membre de la société en vigile en instaurant une obligation de surveillance mutuelle de tous par tous. A cet égard, toutes les illégalités ne s’équivalent pas : la dénonciation ne se justifie que si le délit ou le crime engendre un trouble grave pour l’ordre public ou la sécurité des personnes : ce n’est, à l’évidence, pas le cas du délit de séjour irrégulier.

Si nous ne nous livrons pas aujourd’hui à cette réflexion sur la finalité des lois et des institutions, au nom de quoi pourrions-nous condamner ceux qui, pendant la guerre, ont dénoncé les juifs coupables de ne pas s’être fait recenser, en violation des dispositions législatives alors en vigueur ?

La dénonciation n’est pas l’idéal de l’État de droit : l’expérience montre qu’elle risque à tout instant de basculer dans la délation et de signer la dégénérescence de l’État de droit.



Article extrait du n°27

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Dernier ajout : mercredi 19 mars 2014, 16:18
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