Article extrait du Plein droit n° 43, septembre 1999
« Outre-mer, autre droit »

Les entorses au principe d’assimilation

Claire Rodier

Juriste, permanente au Gisti
L’affirmation selon laquelle les départements d’outre-mer sont des départements comme les autres, que seule leur situation géographique distingue, est sans doute parfaitement cohérente avec le principe d’assimilation proclamé depuis 1946 ; elle n’en est pas moins démentie en permanence, non seulement dans les faits, mais dans les textes. Car le régime législatif et réglementaire des DOM n’est pas identique à celui de la métropole. C’est particulièrement visible dans le domaine de la circulation des étrangers.

Avec la départementalisation de 1946, on voulait marquer une rupture avec le droit colonial qui, régi par le principe de spécialité, était différent d’un territoire à l’autre. Le droit des départements d’outre-mer, régi au contraire par le principe d’assimilation, serait calqué sur le droit métropolitain. Il ne faisait aucun doute à l’époque que l’égalité passait par l’identité des règles applicables.

Par réalisme, toutefois, on maintint la possibilité d’adapter au contexte de l’outre-mer les règles en vigueur en métropole : « le régime législatif des départements d’outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi », disposait l’article 73 de la Constitution de 1946, auquel fait écho l’article 73 de la Constitution de 1958, qui prévoit que « le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer peuvent faire l’objet de mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière ».

Quarante ans plus tard, force est de constater qu’il n’y a toujours pas uniformisation complète de l’ordre juridique. Les différences subsistent dans de nombreux domaines, au premier rang desquels la fiscalité. C’est également vrai en matière de législation sociale, et, on va le voir, pour les règles applicables à la circulation des étrangers, même si, sur le plan formel, une harmonisation avec la législation appliquée en métropole est progressivement mise en place.

La justification théorique de cet état de chose varie selon les besoins : tantôt on invoque la nécessité d’adapter le droit aux particularismes locaux en acceptant l’idée qu’ils perdureront ; tantôt, à l’inverse, on présente la spécificité des règles comme nécessaire, dans le cadre d’une action volontariste, pour résorber des écarts considérés comme temporaires et surmontables. Confrontée à la réalité, cette motivation apparaît surtout comme une tentative de rationalisation abstraite, sans grand rapport avec les différences de traitement auxquelles on serait souvent bien en peine de trouver un fondement.

Ainsi les dispositions applicables aux étrangers : jusqu’en 1980, elles sont restées régies par deux décrets datant de l’époque coloniale, l’un du 29 juillet 1935 pour la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, l’autre du 4 novembre 1936 pour la Guyane.

Ce n’est qu’avec la loi Bonnet de 1980(1) que le champ d’application territorial de l’ordonnance du 2 novembre 1945 a été étendu aux départements d’outre-mer(2), avec toutefois des aménagements notables(3), sans pour autant que soient abrogés les décrets d’avant-guerre, et sans que s’y appliquent les seules dispositions positives de la convention de Schengen, celles qui concernent la suppression des contrôles aux frontières.

Qu’il s’agisse d’entrer dans un DOM, de se déplacer d’un DOM à l’autre, ou de se rendre d’un DOM en métropole, les obstacles à la circulation des étrangers surgissent à toutes les étapes.

Car, malgré l’extension du champ d’application de l’ordonnance de 1945 en 1980, les ressortissants étrangers sont restés soumis jusqu’en 1987 à l’exigence de présenter un visa lors de leurs déplacements entre la métropole et un DOM, visa délivré par les autorités consulaires françaises du pays d’origine de l’étranger.

Pour justifier cette exigence, l’administration se fondait sur les décrets de 1935 et 1936 : elle prétendait qu’en l’absence d’abrogation explicite, ils devaient continuer à s’appliquer, au moins dans leurs dispositions non incompatibles avec l’ordonnance du 2 novembre 1945.

Pas de visa Schengen

Il faudra attendre une circulaire du 20 juillet 1987, publiée seulement en 1992, pour que le régime de libre circulation prévu par les textes soit effectivement instauré (cette « libre circulation » s’entendant au sens strict et n’incluant pas la possibilité de s’établir pour travailler, comme on le verra plus loin). Désormais, donc, les étrangers titulaires d’un titre de séjour valable en métropole sont dispensés de visa pour se rendre dans les DOM.

Cependant l’entrée en vigueur de la convention de Schengen en 1995 a eu pour résultat – paradoxal puisqu’un de ses objectifs était de faciliter la circulation des personnes – de restreindre les droits des étrangers détenteurs d’un simple visa de tourisme. En effet, l’étranger qui sollicite un visa de tourisme d’une durée inférieure à trois mois pour venir en France se voit aujourd’hui remettre un « visa uniforme Schengen », qui lui permet de circuler, outre en France, dans tous les États signataires de la convention de Schengen(4).

Mais la France a pris soin de préciser que la convention ne s’appliquait qu’aux départements européens de la République : il en résulte que le « visa uniforme » – qui n’est pas un visa national, puisqu’il peut être délivré par les autorités consulaires de tous les États signataires – ne permet pas à son titulaire d’entrer dans les DOM. Celui-ci doit donc demander un visa ad hoc, soit au consulat de France s’il se trouve à l’étranger, soit à la préfecture du département où il réside temporairement, s’il est en métropole. A l’inverse, l’étranger porteur d’un visa lui permettant d’entrer dans un DOM doit, s’il souhaite se rendre en métropole, solliciter la délivrance d’un visa Schengen auprès du préfet du DOM où il se trouve.

Dans les deux cas, le préfet joue ainsi pour l’occasion le rôle d’un consul, comme le souligne une circulaire du 22 juin 1998 du ministre de l’intérieur qui rappelle que les fameux décrets de juillet 1935 et novembre 1936 n’ont pas perdu leur actualité, puisqu’ils « constituent la base du principe de la consultation des préfets avant la délivrance d’un visa ».

Une petite souplesse est toutefois prévue dans ce dispositif compliqué : un même visa – portant la mention « Départements français d’Amérique-DFA » – suffit pour l’accès aux trois départements concernés. En revanche un visa spécifique est nécessaire pour la Réunion.

Lorsqu’on sait que l’essentiel des déplacements de personnes a lieu au niveau régional, on mesure les retombées pratiques de cette réglementation. A une tradition ancienne de migrations intra-caraïbes s’est ajouté, depuis le début des années quatre-vingt, le regain du caractère attractif des DOM dû au développement d’emplois dans le secteur moderne qui a eu pour effet de rendre vacants des emplois mal rémunérés, à productivité faible, délaissés par les autochtones.

L’immigration étant entravée par la politique des visas que l’on vient de décrire, ce sont donc la plupart du temps des illégaux en provenance des pays voisins moins nantis (Haïtiens, Surinamiens, Dominicains, Brésiliens…) qui occupent ces emplois. La Guyane et Saint-Martin sont un bon exemple de ce phénomène, où l’on constate la désormais classique alliance entre répression du séjour irrégulier et complaisance à l’égard du travail illégal, terreau privilégié pour l’exploitation des hommes(5).

Pour les étrangers auxquels la loi reconnaît un droit au séjour, les déplacements ne sont pas beaucoup plus simples, puisque les droits attachés aux titres de séjour dépendent du lieu où ceux-ci ont été délivrés. Ainsi, la carte de résident, qui permet d’exercer la profession de son choix sur tout le territoire de la métropole, ne confère à son titulaire que le droit au séjour dans les DOM. 

Pour pouvoir travailler, il devra solliciter une autorisation de travail, et sa demande sera traitée comme celle d’un primo-migrant. La réciproque est vraie, puisqu’un titre autorisant au séjour et au travail dans un DOM ne vaudra que pour le séjour en métropole, ou dans un autre DOM. Car, contrairement à ce qui est prévu pour les visas, il n’existe pas, pour l’accès à l’emploi, un régime commun à tous les départements situés outre-mer.

A contre-courant de l’histoire

Au lieu de reconnaître et d’accepter les réalités géopolitiques, la France, au nom des spécificités locales, maintient donc artificiellement un régime de (non) circulation fondé sur la fermeture des frontières qui va à contre-courant de l’histoire et de la culture régionales. La situation est d’autant plus choquante que les autorités administratives et économiques utilisent la tradition de mobilité au profit d’intérêts conjoncturels pour répondre à des besoins de main-d’œuvre et/ou pour contourner la législation du travail.

Au lieu de mener au séjour irrégulier une guerre sans fin et vouée à un échec relatif en raison du contexte géographique, ne serait-il pas plus efficace, par exemple, d’organiser la possibilité pour les migrants de venir travailler pendant quelque temps – ce qui aurait le mérite d’assainir le marché du travail ? Car il ne sert à rien de vouloir agir sur les effets sans agir sur les causes. Ne serait-il pas plus cohérent, de même, de jouer la carte de l’appartenance des départements français d’Amérique à l’environnement caraïbe et d’admettre la liberté de circulation comme une donnée structurelle, voire comme le prix à payer de la présence de la France dans le tiers-monde ?


(1) Sur la période 1945-1980, voir Plein Droit n° 29-30, « Les DOM sont-ils vraiment la France ? »

(2) Mais pas aux TOM, voir article p. 35.

(3) Voir aussi l’article de Isabelle Denis, p. 24

(4) Les quinze membres de l’Union européenne, moins le Royaume Uni, l’Irlande et le Danemark.

(5) Sur cette question, voir notamment « Des étrangers sans droits dans une France bananière », rapport de mission cité dans ce numéro p. 6 et disponible au Gisti.



Article extrait du n°43

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 19:32
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