Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

L’asile menacé par l’harmonisation

Pierre Monforte

Doctorant en sciences politiques – Université Paris I.
Le processus européen lancé en octobre 1999 à Tampere s’inscrivait dans une optique de long terme en fixant comme objectif la mise en place d’une véritable politique commune en matière d’asile. Aujourd’hui, la loi Sarkozy-Villepin modifiant la législation française relative à l’asile montre à quel point le processus communautaire n’est plus perçu par les États membres de l’UE que comme un moyen de justifier l’adoption de normes et de mesures opérationnelles mettant en danger le droit d’asile.

Depuis le 10 décembre 2003 et la promulgation en France de la loi modifiant la loi relative à l’asile, l’analyse de l’influence des négociations européennes en matière d’immigration et d’asile sur l’évolution de la législation française se heurte à un paradoxe apparent. Comment comprendre qu’un État membre choisisse de faire cavalier seul en modifiant fondamentalement sa législation alors que, parallèlement, des directives (si minimalistes soient-elles) censées encadrer toute norme relative à l’asile sont encore en discussion à Bruxelles ? Sans un examen plus approfondi, un aperçu rapide de l’évolution du processus d’harmonisation des politiques d’asile en Europe suffirait à soulever ce paradoxe.

En effet, on se souvient que, suite au Traité d’Amsterdam et au lancement de ce processus, le sommet de Tampere d’octobre 1999 semblait marquer la volonté des États membres de mettre en place une véritable politique commune en matière d’asile. Ce chantier devenait une priorité majeure de l’Union européenne et les gouvernements des Quinze esquissaient avec un certain élan les grandes lignes de la future politique européenne d’asile : ils s’engageaient à respecter un calendrier strictement défini et à travailler de concert avec la Commission européenne, en s’exposant au risque de se voir rappeler à l’ordre par les rapports semestriels de la Commission rendant compte de l’avancée des travaux.

Or, malgré l’élan apparent de Tampere (et malgré les échéances fixées au sommet de Séville de juin 2002), il est évident que le processus d’harmonisation des politiques d’asile en Europe est aujourd’hui dans l’impasse : les négociations portant sur les différentes directives relatives à l’asile échouent de façon quasi systématique dès lors que les intérêts nationaux des États membres semblent remis en cause.

Ainsi, les deux propositions de directive les plus fondamentales (celle relative à la définition du réfugié(1) et celle relative aux procédures d’examen des demandes d’asile(2)) sont bloquées au Conseil depuis respectivement plus de deux ans et plus de trois ans, soumises à un jeu politique inter-étatique visant à les vider totalement de leur contenu. Au Conseil européen de Thessalonique de juin 2003, les États membres, contraints d’annoncer que les échéances fixées à Tampere et à Séville ne seraient pas respectées, ont dû reconnaître qu’ils n’étaient pas prêts à s’entendre sur les fondements d’une politique commune : la proposition de directive concernant la définition du réfugié et de son statut a été laissée en suspens (l’Allemagne endossant le rôle de responsable de cet échec) alors que la date de juin 2003 avait été posée comme date butoir un an plus tôt à Séville.

Négociations au point mort

Les négociations (il vaudrait d’ailleurs mieux parler de « tractations ») relatives à l’établissement d’une procédure harmonisée sont quant à elles également bloquées : malgré un abaissement considérable des minimas qu’elle prévoit, la proposition de directive concernant les procédures d’octroi et de retrait du statut de réfugié est au point mort.

En outre, toujours en ce qui concerne l’harmonisation des politiques d’asile, la seule proposition de directive importante adoptée à ce jour (celle relative à l’accueil des demandeurs d’asile(3)) n’a pu l’être qu’au prix d’un démembrement complet : du fait des clauses facultatives introduites par les États membres, la directive est vidée de son contenu et n’harmonise en rien les pratiques existantes. Les gouvernements les plus intransigeants (en particulier la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie) utilisent de manière systématique leur droit de veto dès lors qu’une proposition est susceptible de réduire leur compétence.

La loi sur l’asile du 10 décembre 2003 semble donc marquer une nouvelle fois de manière flagrante la réticence des États membres à voir s’établir une politique d’asile commune. Son adoption est caractéristique du mépris affiché, voire de l’hostilité du gouvernement, comme de la plupart des gouvernements européens (la Grande-Bretagne, l’Italie ou l’Allemagne reproduisent exactement les mêmes schémas), à l’égard des objectifs de Tampere. Le message est clair : il s’agit d’affirmer que la politique d’asile relève de la compétence des États-Nations et non de celle de l’Union européenne.

Pour autant, s’arrêter à ce constat reviendrait à ignorer les ambiguïtés des relations entre l’existence d’un processus d’harmonisation européen et l’évolution de la législation française en matière d’asile. S’il est évident que les gouvernements refusent l’idée d’une perte de leur souveraineté en matière de politique d’asile, l’existence des négociations à l’échelle européenne répond aussi, dans une logique restrictive, à un certain nombre de leurs intérêts propres. Et le contenu de la loi du 10 décembre 2003 modifiant la loi française en matière d’asile est là pour nous le rappeler.

Le parallèle entre les évolutions actuelles dans la législation française et le déroulement des négociations européennes est frappant : l’ensemble des nouveaux concepts introduits par la loi Sarkozy-Villepin est directement inspiré du contenu des discussions en cours à Bruxelles. Les notions de « pays d’origine sûr », d’« acteur de protection » et d’« asile interne » ainsi que les nouvelles formes de protection (protection subsidiaire et protection temporaire) sont autant de points fondamentaux que l’on retrouve à la fois dans les propositions de directive examinées au Conseil des ministres et dans la nouvelle législation française.

Plus globalement, on constate que les problématiques qui inspirent l’évolution de la législation française sont également celles qui guident le cours des négociations à l’échelle européenne. Ainsi, la question de l’« externalisation » de l’asile (question qui constitue une des clés de la compréhension des projets européens) est à peine cachée par les quelques garanties qui entourent la définition française de l’asile interne. De même, la problématique des « abus du système d’asile »(4) guide l’élaboration des directives européennes tout comme elle a été au cœur de la réflexion qui a mené à la loi Sarkozy-Villepin. C’est elle qui a abouti à la mise en place de « procédures prioritaires », sans possibilité de recours suspensif devant la Commission de recours des réfugiés, pour les ressortissants de pays considérés comme sûrs. Tout comme dans les schémas élaborés par les directives européennes, l’idée d’une lutte contre les « abus du système d’asile », d’une distinction plus efficace entre les « vrais » et les « faux » réfugiés se traduit par un renforcement du caractère arbitraire de l’examen d’une demande d’asile, aux dépens des droits du demandeur et des garanties de la Convention de Genève.

A l’insu de l’opinion publique

Les similitudes entre les projets européens et la nouvelle législation française témoignent de l’utilité, pour le gouvernement français, de s’appuyer sur le processus de Tampere pour justifier les nouvelles orientations en matière d’asile. Par un classique jeu de miroir, les négociations en cours à Bruxelles sont un formidable prétexte que le gouvernement exploite en permanence à l’échelle nationale pour justifier l’introduction de nouveaux concepts restrictifs. Comme ses partenaires européens, le gouvernement français manie constamment l’hypocrisie qui consiste à refuser, à Bruxelles, l’idée d’une délégation substantielle de compétences en matière d’asile, tout en justifiant, à Paris, l’évolution de la législation française par l’existence d’un processus communautaire d’harmonisation.

En fait, plus encore que pour l’intégration de nouveaux concepts, l’existence du processus de Tampere se révèle être un instrument indispensable pour les gouvernements européens dans la mesure où il permet d’élaborer tout un ensemble de mesures dites opérationnelles sans avoir à en référer auprès de l’opinion publique. Ces normes et mesures n’ont pas pour objet d’harmoniser les politiques d’asile, et elles visent à créer des instruments communs dont l’utilisation (et souvent l’élaboration) échappe à la visibilité publique. Ainsi, dans une logique éminemment restrictive, ce processus permet aux États membres de mettre en place de nouveaux instruments qui ont pour effet de mettre en danger le droit d’asile, sans que l’opinion publique, placée devant le fait accompli, puisse réagir.

Se débarrasser du « fardeau »

En fait, en observant globalement le contenu des négociations en cours à Bruxelles, il semble que tous les États membres se retrouvent autour d’une perception commune du thème de l’asile. Conçu à la base comme une responsabilité politique et une exigence morale, l’asile est aujourd’hui perçu par les gouvernements européens comme un fardeau dont il faut se débarrasser à tout prix, y compris celui du non-respect de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés. C’est cette conception, dérivant d’une obsession sécuritaire, que l’on retrouve derrière les problématiques de l’« externalisation » des procédures, de la chasse aux « fraudeurs » qui « abusent » des systèmes, et du lien établi entre réforme de la législation relative à l’asile et lutte contre l’immigration clandestine.

Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que des mesures opérationnelles prises dans les domaines du contrôle des flux migratoires ou de l’éloignement des étrangers résidant en situation illégale menacent directement le droit d’asile. Ces mesures sont en fait conçues comme des instruments permettant de réguler toute entrée sur le territoire d’un Etat membre de l’Union européenne, qu’il s’agisse indifféremment de l’entrée de migrants ou de demandeurs d’asile.

Du fait de cette perception commune, un consensus s’établit immédiatement dès lors qu’il s’agit de mettre en place des normes et des mesures opérationnelles à l’échelle européenne. Compte-tenu des blocages sur le fond au Conseil, il est en effet intéressant de constater avec quelle rapidité ces mesures sont conçues puis rendues effectives. Ainsi, le règlement Eurodac(5) (passage de la Convention de Dublin au règlement Dublin II) ne soit effective. De fait, la mesure visant à « rendre efficace » une norme (la désignation de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile selon le mécanisme de Dublin) était mise en place alors que celle-ci n’était pas encore définie clairement sur le plan du droit communautaire.

Concernant l’organisation de charters communs destinés à l’éloignement de personnes résidant en situation irrégulière, les États membres se sont mis d’accord en l’espace de trois mois seulement, suite à l’initiative italienne de juillet 2003. Les projets mis en avant par la présidence italienne devraient se concrétiser de façon imminente puisqu’ils s’accompagnent d’un « manuel d’organisation des charters communs ». Encore une fois, la mise en place accélérée d’instruments opérationnels communs en l’absence d’une définition commune de la notion de débouté du droit d’asile montre à quel point le droit d’asile est menacé par le processus de Tampere tel qu’il se déroule actuellement : il est évident que la priorité donnée au dossier des retours se fait aux dépens de la protection des réfugiés en Europe.

La rapidité avec laquelle sont mises en place les mesures opérationnelles destinées à réguler les flux migratoires trouve son illustration la plus frappante dans l’exemple de l’« Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’Union européenne » et du « Programme de mesures pour combattre l’immigration illégale aux frontières maritimes de l’UE ». Toutes deux adoptées (la première sur un simple accord politique, la seconde formellement) au Conseil justice et affaires intérieures des 27 et 28 novembre 2003, ces mesures émanent de propositions de la est adopté en décembre 2000, avant-même que la communautarisation de la Convention de Dublin Commission ayant été présentées respectivement en novembre et en septembre 2003 et devant être rendues effectives le plus rapidement possible (l’Agence européenne aux frontières extérieures devra être en mesure de commencer ses activités le 1er janvier 2005).

Ainsi, l’objectif du programme pour les frontières maritimes de l’UE est, avec la mise en avant du concept de « frontière maritime virtuelle », de permettre un contrôle des navires le plus en amont possible. Si, lors de ce contrôle, des clandestins sont trouvés à bord, le navire sera renvoyé dans le port du pays de départ afin de procéder à l’identification de ces personnes et à leur retour dans le pays d’origine. Inspirée par la politique australienne, cette mesure adoptée dans le silence le plus complet de la part des autorités étatiques et européennes est en totale contradiction avec les garanties de la Convention de Genève : ce nouveau concept de « frontière maritime virtuelle » omet de prendre en compte le cas des réfugiés qui chercheraient à rejoindre l’Europe alors que la Convention de Genève de 1951 précise qu’il ne pourrait être reproché à un demandeur d’asile d’entrer de façon illégale sur le territoire du pays dans lequel il veut déposer sa demande.

Un mécanisme en marché accélérée ?

Les instruments décrits ici ne sont que des exemples parmi d’autres (il faudrait aussi évoquer les accords de réadmission ou l’ensemble des projets pilotes concernant la création d’un corps européen de garde frontières) mais ils illustrent clairement la situation actuelle. De fait, on en arrive aujourd’hui à une situation paradoxale où des normes et mesures opérationnelles communes sont mises en place alors que les États membres ne semblent pas prêts à s’entendre sur les questions normatives de fond : on pourra ainsi expulser un demandeur à qui le statut de réfugié aura été refusé alors même qu’il n’existe pas de critère commun pour déterminer qui peut prétendre à ce statut. Cela démontre à quel point le processus de Tampere est perçu par les États membres comme un moyen parmi d’autres de se débarrasser du « fardeau » que constitue, à leurs yeux, l’asile. Face à une Commission européenne qui a renoncé à présenter toute alternative à la logique des États membres (et qui s’inscrit même désormais tout à fait dans leur optique) ceux-ci trouvent à l’échelle européenne les opportunités de faire reculer le droit d’asile comme bon leur semble. Les négociations européennes relatives à l’immigration et à l’asile constituent un catalogue dans lequel chaque gouvernement va sélectionner, en fonction de ses intérêts propres, les concepts qui lui conviennent le mieux, et dans lequel émergent, lorsque les intérêts convergent, des mesures opérationnelles communes.

A l’observer de près, le lien entre l’évolution des législations nationales en matière d’asile et le déroulement du processus d’harmonisation des politiques d’asile ne cesse donc d’inquiéter. Le contenu de la loi du 10 décembre 2003 modifiant la législation relative à l’asile en France constitue un exemple de plus d’une tendance générale à la détérioration du droit d’asile en Europe ; détérioration dont le processus de Tampere constitue le principal justificatif.

A terme, la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés risque d’être entièrement occultée du fait de ce mécanisme bien particulier établissant un double niveau de décision et mettant à l’écart l’opinion publique. ;



Article extrait du n°59-60

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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