Article extrait du Plein droit n° 77, juin 2008
« Les chiffres choisis de l’immigration »

Retour forcé au Cameroun : récits d’après-expulsion

Pascaline Chappart

Doctorante en sociologie et anthropologie à l’Université de Poitiers.
Étrangers irréguliers au regard des règles d’entrée et de séjour en France, ils ont été obligés de quitter le territoire et été reconduits manu militari au Cameroun. Déchus de leur statut social, dépossédés de leur passeport comme de leur projet de vie, ils ont été identifiés en tant qu’étrangers, ressortissants d’un pays tiers sommé de les réadmettre. Que deviennent après leur expulsion ceux qui avaient, nous dit-on, « vocation à retourner chez eux » ? Indésirables « là-bas », en France, le sont-ils également « ici », au Cameroun ?

À la vision normative du traitement des étrangers qui transparaît dans les mesures d’éloignement doit être opposée la vision subjective de ce qui n’est autre qu’un bannissement du pays d’immigration, un exil forcé au pays natal.

Pierre angulaire de la politique européenne de gestion des flux migratoires, le retour forcé des étrangers en situation irrégulière est présenté comme « un élément essentiel pour la crédibilité de toute politique de lutte contre l’immigration illégale  » [1]. Aussi la rhétorique actuelle s’attache-t-elle à faire de l’effectivité de l’expulsion des uns la réussite de l’intégration des autres. Pour préserver l’intégrité territoriale de l’espace Schengen, l’Union européenne, au sein de laquelle la France se propose d’être le « chef de file » des charters européens d’expulsés, a mis en place des mécanismes de coopération policière et de contrôle dans ses murs comme hors de ses frontières. Elle compte perpétuer l’obsession communautaire du verrouillage des frontières et la hantise de la fraude et de la clandestinité des étrangers.

Partie prenante de cette Europe des expulsions, la France a développé, depuis les années 1970, une législation d’éviction des étrangers indésirables. Elle pénalise à présent les pays qui ne coopèrent pas à son « effort d’éloignement », et notamment le Cameroun. Réputé pour son refus de délivrer des laissez-passer consulaires (LPC), ce pays a récemment fait l’objet de sanctions de la part de l’État français en raison de son « manque de coopération ». En effet, considérant que « le LPC est le sésame sans lequel il est impossible de renvoyer un étranger dans son pays d’origine présumé  », Philippe Douste-Blazy, alors ministre des affaires étrangères, n’excluait pas « de demander, si cela devenait vraiment nécessaire, le rappel de certains fonctionnaires consulaires ou diplomatiques étrangers qui persisteraient à traiter cette question avec désinvolture, voire avec la volonté délibérée de faire échec à ces mesures  » [2].

À la suite d’un ultimatum de trois mois adressé à une douzaine de pays réfractaires, la France a décidé de restreindre la délivrance de visas pour les ressortissants de ces pays. Depuis, la délivrance de ce document de voyage par les autorités camerounaises serait passée du simple au double, approchant « un taux de délivrance de 50 %, qui peut être jugé comme correct  ». Et pour faciliter l’expulsion des Camerounais, la France engage actuellement des pourparlers avec le Cameroun en vue de la signature d’un accord dit de « gestion concertée des flux migratoires ». À l’instar de ceux signés avec le Sénégal, le Bénin, le Gabon ou encore le Congo, cet accord comprendra un volet relatif à la réadmission des Camerounais en situation irrégulière. Cela permettra de les renvoyer au Cameroun sans avoir besoin de la délivrance préalable d’un laissez-passer par le consulat.

Une pays sous surveillance

Placé sous surveillance française, le Cameroun est perçu comme un pays d’Afrique centrale à « risque migratoire ». Il s’y trouverait l’une des filières de fabrication de « papiers » placées sur les routes migratoires de ressortissants du continent africain tentant d’accéder en Europe. D’ailleurs, la politique restrictive actuellement menée en matière de visas ne fait qu’encourager le développement du secteur informel d’obtention de visas et la corruption. Elle est donc loin de dissuader les candidats à l’émigration dont un certain nombre connaissent l’échec du « retour forcé » dans leur pays de départ.

Les récits des parcours d’éloignement du territoire français dévoilent les coulisses des modalités administratives de la reconduite à la frontière. Ils soulignent le caractère procédural de cette exclusion mais également les démarches entreprises par les intéressés pour tenter un ultime recours contre « ce qui n’a pas de sens  ». Arrêtés dans la rue ou parfois à leur domicile, les immigrés sont placés sous un régime de domination spécifique, celui des « centres de rétention administrative ». Transférés d’un lieu à un autre, selon les délais et les règles définis par le traitement administratif de leur situation irrégulière, les Camerounais rencontrés décrivaient une situation de transit forcé, d’attente et d’enfermement. Obligés de n’avancer que sur l’étroite section définie par la procédure administrative, ils entreprennent de leur coté les « formalités » de leur départ d’en France et de leur arrivée au Cameroun. Comment rentrer de force et donner un semblant d’allure à ce qui n’apparaît aux yeux des expulsés que comme « une invitation à la mort » ? Mis face à l’échec du projet de vie qu’ils avaient construit en France, les expulsés doivent également affronter le tabou social que constituent les conditions particulières de ce « retour au pays. » Les personnes rencontrées au Cameroun, dans les villes de Douala et de Yaoundé, avaient été rapatriées depuis plusieurs mois, parfois depuis des années [3]. Toutes estiment qu’elles ne devraient « pas être là », ni « en être là ». En quête d’un nouveau départ en France, elles sont aujourd’hui « déplacées », ne serait-ce que par leur présence inattendue. Depuis ce retour prématuré au Cameroun, ces immigrés expulsés vivent dans l’attente de la fin de cette « histoire », « chacun selon son expérience ». Comme assignés à résidence au Cameroun, les expulsés semblent investir cet espace où ils sont contraints de s’inscrire comme des passagers en transit… avant un hypothétique retour en France.

Vivre au quotidien, c’est dépendre des « autres » malgré soi et affronter leurs regards. L’inscription des expulsés à la marge de la société camerounaise reflète la rupture engendrée par cette arrivée imposée et ses effets « ici et là-bas » sur leur entourage.

L’un d’entre eux estime être un « fardeau » pour sa cousine : « Je vis chez elle. Donc c’est elle qui achète la nourriture que je mange, c’est elle qui paie l’électricité, l’eau que j’utilise. Et c’est dans sa maison que je vis, sans toutefois payer… En fait, je n’ai pas le choix. Je dors dans son salon. J’étale mon matelas, la nuit. Des fois je me sens un peu de trop. C’est dur, pour moi sincèrement. C’est difficile… Et c’est sûr que je vais me retrouver SDF au Cameroun, je ne vais pas rester un fardeau pour elle  ». Après huit années en France « j’étais censé peut-être avoir une petite maison, quoi… où je serais rentré, sans toutefois nuire à qui que ce soit  », ajoute-t-il. L’absence d’un « chez soi » les place dans une position d’hôte redevable et parfois gênant. « Déjà que tu sois sur le canapé, c’est trop d’histoires !  ».

Pour d’autres, « la famille ici [au Cameroun], ça n’existe même pas  ». Accompagnée dans un hôtel par « un parent éloigné, un ami de la famille  » venu la chercher à l’aéroport, une personne racontait qu’elle y était restée plus de trois mois. Isolée et « rentrée les mains vides  », sa chambre et ses dépenses quotidiennes étaient alors financées par sa famille en France.

Les récits de la vie quotidienne des personnes rencontrées paraissaient marqués par une sorte d’errance angoissée, où elles chercheraient à fuir la « maison », le quartier et ses commérages. Leurs journées quotidiennes illustrent la marginalité dans laquelle les confine ce retour. Après plus de vingt ans en Europe, une camerounaise rencontrée avait été éloignée de France suite au non-renouvellement de son titre de séjour du fait du décès de son mari. Rapatriée depuis trois ans, elle souhaiterait ouvrir un restaurant mais ne parvient pas à trouver les fonds nécessaires. Elle décrit ainsi sa journée : « Je n’arrive pas à dormir. Je suis stressée. Dans la tête, c’est alors demain qu’est ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais manger ? Qu’est-ce que je peux faire ? Comment je peux avoir de l’argent pour réaliser ce que je veux ? Comment ? Comment ! Je tourne en rond, je suis bloquée parce que je tourne en rond toute la journée ! Si j’avais des finances vous m’auriez déjà vue en train de travailler ! Maintenant que j’ai chuté, c’est comme ça que je vis… Je vis comme ça, je pars dans les bureaux, j’essaie de demander quelque chose, je me bats, y’a vraiment rien… Il y a une cousine qui m’héberge, je dors sur un vieux canapé au salon. Dans la journée, tout le monde est là, elle a presque six enfants… Je n’aime pas trop y rester, je vais encore trop me stresser. On n’a pas de dialogue. Je vais à la prière parce que je suis trop rentrée à l’église, ça m’occupe l’esprit.  » Dans ce quotidien où « c’est la galère !  », où « rien ne se passe  », l’absence de programme et le sentiment d’être bloqué dans une impasse révèlent l’impression d’anéantissement et l’angoisse du vide ressenti par les expulsés. « Moi, je suis parti, ce n’était pas pour revenir. C’était pour m’exiler  », raconte un retourné. « J’ai fui la famille… et aujourd’hui je vis chez ma mère, il n’y a qu’elle qui me donne un petit coup de pouce mais elle ne peut pas faire plus… Ça fait qu’elle, elle me fait pitié pendant que moi, je sais pas, je lui fais pitié… Je sombre. Je ne sais pas, je suis mal. C’est pire qu’angoissant. Plus les jours passent, plus je dégringole. Plus je tombe. Tout ce que je peux dire c’est qu’il n’y a rien qui avance, ça sombre de jour en jour.  » Combler ce vide et s’échapper de cette impasse semblent être les deux leitmotivs du quotidien d’après expulsion.

Ces exilés de force au sein de leur pays natal traduisent la douleur d’une exclusion imposée et qui continue d’être vécue comme une condamnation. L’expulsion, « c’est rendre quelqu’un malade ! Ça, c’est rendre quelqu’un fou !  ». La principale violence de l’expulsion réside dans la négation par l’Etat de toute existence, non seulement légale mais aussi sociale des personnes expulsées. L’oblitération de leur avenir s’exprime dans le langage somatique. En effet, « c’est à l’aune de la faillite brutale et imprévue du projet de vie qu’il faut ici mesurer la profondeur de la dépression  » [4]. Ce retour au pays vécu dans le malaise et l’ennui transparaît dans les maux de l’expulsion. Privé de la possibilité d’être dans l’unique endroit où ils voudraient être, certains émigrés rencontrés semblent considérer le monde comme une vaste prison. L’une des personnes se disait ainsi « opprimée » : « Pendant pratiquement un an, j’étais à l’ouest. J’étais décalé, j’étais déphasé…, je pétais les plombs. Je savais plus où j’étais, je voulais repartir, je voulais voir mon fils.  » Ce sentiment d’oppression s’exprime parfois dans la rancune ou la « haine » que les émigrés retournés de force ont envers le pays qui les a expulsés. « Des coups de nerfs » que d’autres expriment dans le besoin de sortir de ce quotidien désavoué, de « changer d’air ». L’alcool, la drogue et les antidépresseurs constituent également autant d’échappatoires permettant d’« oublier » cette situation vécue comme aliénante. La perception de leur vie depuis ce retour forcé comme un temps vide et perdu traduit les mécanismes d’incorporation de cette exclusion. La dégradation de leur santé révèle l’entrée dans la précarité et l’épreuve du déclassement social. Selon Didier Fassin, « la santé n’est pas seulement l’intégrité corporelle, l’absence de maladie ou de handicap, elle est aussi une qualité d’être, une perception de soi et du rapport aux autres  » [5]. Confrontés aux attentes de leurs proches, ils révèlent le rôle social qui leur était jusqu’alors attribué. Humiliés par cette épreuve née de la « calamité du renvoi » [6], les expulsés traversent un processus de disqualification sociale. Ils brouillent désormais la figure de l’émigré de retour au pays telle qu’elle semble être pensée au Cameroun, celle du « Mbenguiste ». Dans l’argot camerounais, le « Mbenguiste » est celui qui vit ou a vécu en France. Des « émigrés » qui faisaient la fierté du quartier, ils seraient aujourd’hui considérés comme « des moins que rien ». Tous les immigrés expulsés rencontrés ont évoqué la dureté du regard des autres, la difficulté à affronter le « kongossa », à savoir les commérages du quartier et les récriminations familiales, « tous ces mots violents ». L’épreuve du kongossa illustre la dégradation statutaire quotidienne dont ils font l’objet : « je ne suis plus moi-même, je n’ai plus le respect que j’avais avant tout ça  ». Comme le souligne Eric de Rosny, l’émigré représente avant tout un statut social : « Dans mon quartier, m’a confié un père de famille, celui qui n’a pas d’enfant en Europe ou aux États-Unis est considéré comme un pauv’type. Le plus souvent, le voyageur part avec l’encouragement actif ou tacite des siens. Il reviendra quand il aura fait ses preuves. Un trait (…) demeure, au Cameroun, aussi bien dans l’esprit de celui qui a réussi à s’envoler que de celui qui en rêve : c’est cette recherche d’un statut ou d’une reconnaissance sociale aux yeux des siens [7] » C’est dans cette quête de reconnaissance des « autres » que les retournés orientent leur devenir. Pour échapper à cette mort sociale, il faut nécessairement revenir sur cet échec et remettre en œuvre le projet jusqu’à sa réussite.

Les expulsés rencontrés paraissent parfois nier leur présence actuelle et préférer dire perdre la notion du temps écoulé plutôt que de s’inscrire dans un espace qui semble ne leur renvoyer que la mise en échec de leur projet de vie. La subjectivité du temps de l’après-expulsion reflète la perception que ces retournés de force ont de l’expulsion, de la déviation qu’elle trace dans leur biographie. Le temps présent est désavoué et comme écrasé entre la vie antérieure mythifiée, transformée en la seule chose valable, et la vie future guidée par le désir de retour en France. Se projette alors sur l’espace qu’ils sont contraints d’investir l’incapacité qu’ils éprouvent à réaliser leur projet de retour en France.

L’obsession du retour en France

Isolés, ils cherchent à « se débrouiller », à donner un semblant de projet et un rythme à ce quotidien désavoué et atrophié. Se débrouiller, c’est d’abord investir l’espace social, sortir de la maison, de cette routine qui tourne sur elle-même. Ils s’assignent des objectifs, tentent de se « relancer » parfois pour « voir dans tous les sens ce qu’il y aura comme possibilité d’emploi  ». Mais ce qui apparaît toujours dans les récits de leur situation actuelle, c’est la volonté et l’attente d’un retour en France : « De mes journées, mon problème, c’est quoi ? Mon problème c’est refaire ma vie. J’ai envie de repartir, c’est tout !  » L’obsession de sa réalisation illusoire ou réelle, mais toujours ressentie comme latente, semble bloquer tout projet extérieur à cette entreprise. Ils présentent leur situation comme temporaire : « Pour l’instant je n’ai pas le choix  ». L’incertitude caractérisant leur devenir place leur quotidien en suspens : « J’attends le visa maintenant. Mais j’attends le mois de juillet pour demander ça… Si on ne me le donne pas, je ne sais pas ce que je vais faire franchement… Je sais pas, je sais pas encore ce que je vais faire. »

Dans cette attente au Cameroun faite d’incertitude, de marginalité où plus rien ne serait comme « avant », les émigrés retracent leur parcours et donnent sens à cette expérience. Quel regard rétrospectif portent-ils sur leurs histoires ? Ils oscillent constamment entre les préoccupations d’aujourd’hui et d’ici (au Cameroun) et les espérances rétrospectives d’hier et d’ailleurs. Ils tentent donc de tourner la page de ce qu’ils qualifient aujourd’hui d’« histoire ». Ils œuvrent à sa cohérence et essayent de donner du sens à ce qui est caractérisé comme un échec. Contraintes de « faire avec », les personnes rencontrées se disent que « c’est la vie. Il faut la prendre comme elle vient  ». Mais « faire avec », ce n’est pas se résigner, c’est plutôt appréhender cette exclusion comme une étape de la vie, comme pour se réassurer de la suite, d’un retour rêvé en France. Dans l’attente de ce retour et face à l’injustice du pouvoir qu’a la loi de décréter l’inclusion et l’exclusion, les expulsés revendiquent la légitimité d’une autre vision des droits. Celle-ci est formulée dans l’écart qui sépare leur existence sociale de leur « inexistence juridique » et révèle la fragilité et l’arbitraire des frontières catégorielles instaurées par la loi.




Notes

[1Proposition de directive européenne sur le retour forcé des étrangers en situation irrégulière. Voir www.directivedelahonte.org

[2Rapport au Sénat n°300, avril 2006.

[3Cet article s’appuie sur les entretiens réalisés dans le cadre d’un mémoire de Master 2 Recherche, « Trajectoires migratoires de Camerounais de retour forcé au pays. Le double retour, des souffrances de l’immigré expulsé aux illusions de l’émigré de retour », dir. M.-A. Hily, Université de Poitiers, 2007.

[4Fassin D., « La santé en souffrance » in Fassin D., Morice A., Quiminal C. (1997), Les lois de l’inhospitalité, les politiques d’immigration à l’épreuve des sans papiers, La Découverte, p. 107-123.

[5Ibid.

[6Sayad A., (2006), L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Raisons d’agir, p. 35.

[7Éric de Rosny, « L’Afrique des migrations, les échappées de la jeunesse de Douala », Etudes 2002/5, n° 3965.


Article extrait du n°77

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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