Article extrait du Plein droit n° 93, juin 2012
« Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée »

Une vie dans un sac Tati

Catherine Lévy

écrivain public
Les vieilles et vieux retraités étrangers se trouvent parfois bien démunis pour faire valoir leurs droits sociaux. Catherine Levy est écrivain public dans une permanence d’Aubervilliers en Seine-Saint-Denis. Son témoignage dit toute l’absurdité d’un système qui oblige les immigré·e·s à une fin de vie chaotique.

Il arrive dans le hall avec un gros sac Tati qu’il a du mal à traîner ; puis, quand vient son tour, il entre dans le petit bureau que j’occupe et s’installe. Il vient pour remplir un dossier « retraite » et m’explique que, dans le sac, il y a tous les documents qu’il faut. C’est alors qu’il ouvre le sac et que je découvre des papiers en vrac ; un rapide coup d’œil confirme que, malheureusement, rien n’est classé… et pour cause, quand on ne sait pas lire, classer des documents est une tâche quasi impossible. Je lui ai alors proposé de me laisser le sac pour que je puisse remettre de l’ordre, mais il n’a rien voulu savoir. Nous avons donc essayé de reprendre l’histoire de sa vie, ce qui a pris du temps, mais moins que le travail de tri du contenu du sac.

Arrivé à la fin des années soixante-dix, Boualem a été embauché comme OS (ouvrier spécialisé) à Flins ; en 1982, il y avait 18 000 salariés dans l’usine dont 39 % d’immigrés ; il travaillait sur la chaîne, m’explique-t-il, et les différentes tâches à accomplir étaient symbolisées par des voyants lumineux… puis, il fait une formation de cariste. Ensuite il me parle des conflits, des grèves – (je me souviens en effet des conflits de 1982-1983 quand le ministre de l’intérieur, Gaston Deferre, dénonçait les « chiites intégristes » qui voulaient déstabiliser le pays – rien de nouveau sous le soleil…). Au fur et à mesure que le récit avance dans le temps, il devient moins précis. Boualem me dit continuer à travailler dans des usines automobiles jusqu’en… ? Je pense qu’à un moment il est retourné au pays, mais je ne sais pas pour combien de temps, puis il est revenu et a essayé de retrouver du travail. Cela lui a pris un certain temps, mais il a fini par se faire réembaucher chez un sous-traitant de l’industrie automobile dans les années quatre-vingt-dix. Il se loge à nouveau dans un foyer Sonacotra et travaille encore quelques années avant d’être licencié ou mis en préretraite – un point flou – et continue à vivre dans le même foyer avec ses « copains ».

Quand je commence à regarder les documents qu’il m’a apportés, je m’aperçois que tout ce qui concerne son travail à Renault-Flins est en ordre, mais qu’ensuite, son parcours devient plus difficile à reconstituer. Il y a des périodes sans rien, comme s’il vivait de l’air du temps ; sans bulletin de salaire, mais avec des factures de son foyer. Il reçoit maintenant une maigre retraite de la Régie nationale des usines Renault (RNUR) et a droit à un complément pour des emplois ultérieurs ; mais encore faut-il faire la preuve de son travail, ce qui est toujours très compliqué dès lors que les bulletins de salaire sont aléatoires.

Ignorance

C’est une situation que j’ai rencontrée à plusieurs reprises lors de mes permanences ; pour faire valoir le droit à la retraite et la non-rupture dans la durée du travail salarié, j’ai un temps essayé de faire jouer la continuité de l’appartenance syndicale par le biais des cartes d’adhérent. Il m’apparaissait que si un salarié cotisait pendant de longues années à un syndicat de la métallurgie, on pouvait sans courir de gros risques supposer qu’il travaillait dans des usines de métallurgie ; il fallait donc mettre en route une enquête pour retrouver les entreprises qui ne s’étaient pas acquittées des cotisations sociales. Mais les caisses de retraite m’ont opposé des refus sans appel.

Ce que j’ai compris avec Khaled qui était venu me voir parce qu’on lui avait supprimé une part importante de sa retraite, pourtant bien maigre, c’est que les retraités maghrébins qui vivaient en foyer (Adoma en l’occurrence, ex-Sonacotra) ignoraient qu’une absence de la moitié de l’année plus un jour les pénalisait durement ; il ne comprenait pas pour quelles raisons il ne pouvait pas toucher le montant de sa retraite « au bled » et rester tranquillement au pays avec sa famille. C’est effectivement incompréhensible, mais comme « nul n’est censé ignorer la loi  » tous les recours ont été refusés. Rappelons que, pour toucher la Sécurité sociale, il faut résider six mois et un jour en France, six mois et huit jours pour l’aide personnalisée au logement (APL), et neuf pour l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Les associations dénoncent la complicité des polices nationales dans l’estimation, pas toujours exacte des durées de vacances « au pays ».

Un couple âgé, les Berrada, s’installe avec un dossier relativement épais. Ils m’expliquent que depuis deux mois ils ne touchent plus les APL. J’examine leur dossier, prends les papiers utiles pour une réclamation téléphonique, et commence à appeler la caisse d’allocations familiales (Caf) – je sais d’expérience qu’il ne faut pas se décourager, mais appeler sans relâche jusqu’à ce qu’on obtienne une réponse – elle finit par venir et là j’explique que les Berrada ne touchent plus leurs APL alors que rien n’a changé dans leur situation ; l’employé au bout du fil me demande quelques instants pour vérifier, puis revient en disant qu’en effet les APL leur ont été supprimées. Je demande alors pourquoi et on me répond « sans raison, c’est une erreur  » – je demande alors qu’on leur rétablisse sans délai – la réponse ne se fait pas attendre, c’est « non  » ; il faut refaire un dossier et attendre… J’annonce que nous allons porter plainte devant le TA et si cela ne marche pas nous irons devant le Conseil d’État. Je ne sais pas si c’est le nom de cette institution qui a produit cet effet, mais l’employé a assuré que les APL seraient rétablies dans les dix jours. Je trouve cette historiette très édifiante.

« Double absence »

Omar est vieux et abîmé – il a le nez cassé, il lui manque des dents… il a dû avoir une vie pénible et cela l’a rendu un peu « parano ». Il me montre des papiers datant des années quatre-vingt, qui sont des quittances de loyer, des relevés bancaires pensant que tout cela est bien la preuve qu’on l’a volé. Je regarde de près, fais un vague tri et ne vois rien de significatif ; je lui explique que même si cela ne lui semble pas correct, c’est un peu tard pour porter plainte. Il continue à me sortir d’autres papiers de toutes sortes et comme je n’y vois aucun objet permettant de déposer plainte, il me montre ses relevés bancaires de l’année. Comme je continue à ne rien voir de spécial, il me demande de l’accompagner à la banque, ce que je fais.

Là, un conseiller qui parle kabyle, le prend en charge, puis le ramène en disant qu’il n’y a rien à faire et je vois bien qu’Omar est contrarié. Il passait me voir toutes les semaines et certaines fois m’attendait à la sortie du métro pour être certain de passer le premier. À plusieurs reprises, il m’a demandé de l’accompagner dans sa banque et un jour, je l’ai vu revenir comme une tomate et j’ai eu peur qu’il ait un accident cardiaque ; je pense que son « conseiller » avait eu la même peur. Après s’être calmé, Omar a dit qu’il ne voulait plus venir dans cette banque qui le volait et qu’il allait faire un changement. Le conseiller a eu alors un grand sourire et un soupir de soulagement. J’ai revu Omar à plusieurs reprises, il avait toujours les mêmes problèmes, on le volait sans cesse ; il voulait voir un avocat.

Un jour, je l’ai emmené rencontrer un juriste kabyle qui a pris le temps de discuter avec lui et qui m’a expliqué ensuite qu’il avait mal vécu sa « double absence » comme disait Sayad et qu’il cherchait à justifier sa vie à ses propres yeux en imputant ses malheurs aux autres, pour ne pas être trop malheureux.



Article extrait du n°93

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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