Article extrait du Plein droit n° 121, juin 2019
« Frontières d’ailleurs »

Quand les caravanes passent…

Pascaline Chappart

Sociologue, post-doctorante à l’Urmis-Institut de recherche pour le développement
Depuis l’intégration du Mexique à l’Espace de libre-échange nord- américain, la question migratoire est devenue centrale dans ses relations avec les États-Unis, dans une perspective de plus en plus sécuritaire. Sa frontière méridionale constitue le point de convergence des migrations des pays du sud vers les pays nord-américains. Les caravanes de migrants, qui traversent son territoire depuis la fin 2018, traduisent une façon de rompre avec la clandestinité autant qu’une protection contre les périls de la traversée ; elles sont aussi l’expression d’une geste politique.

Le Mexique occupe dans la stratégie de sécurisation des frontières américaines un rôle pivot, à la fois un État tampon et un relais du processus d’externalisation du contrôle des frontières dans l’espace méso-américain. Si l’attention médiatique tend à se focaliser sur les 3 000 kilomètres de frontières qu’il partage avec son voisin du nord, sa frontière sud catalyse les enjeux géopolitiques du contrôle des flux dans la région.

Depuis son intégration à l’espace de libre-échange nord-américain au cours des années 1990, le Mexique a vu s’imposer la question migratoire dans ses relations diplomatiques avec les États-Unis. L’objectif d’une régulation du passage des frontières par le blocage des flux illicites, de biens ou de personnes, est devenu un élément central de la coopération bilatérale, a fortiori après le 11 septembre 2001. La frontière sud, longue de près de 1 000 kilomètres, circonscrit l’espace de libre circulation formé en 2006 par le Nicaragua, le Honduras, le Salvador et le Guatemala. Elle constitue le point de convergence des migrations en direction des pays nord-américains.

Faire frontière

Dans les années 2000, les autorités mexicaines ont donc élaboré une stratégie de surveillance fondée sur la mise en place de cordons sécuritaires [1], depuis l’isthme de Tehuantepec jusqu’à la frontière sud, bordée par une zone forestière difficilement contrôlable. Responsable de l’examen du droit au séjour, l’Institut national de migration (INM) est devenu en 2005 une « agence de sécurité nationale » : la question migratoire est depuis lors envisagée dans cette optique sécuritaire. Des « centres de gestion globale du transit frontalier » [centro de atención integral al tránsito fronterizo] ont été construits à une cinquantaine de kilomètres de la frontière sud. Chargées de filtrer les marchandises comme les individus, ces mégastructures regroupent des agents de l’armée, de la marine, de la police fédérale, de la migration et du bureau fédéral du Procureur général. En 2014, la surveillance des déplacements a été confortée par l’adoption du « Programme Frontière sud », à l’issue d’une rencontre entre le président Peña Nieto et son homologue américain, mécontent de l’inaction du Mexique face à l’afflux de mineurs à leur frontière commune. Derrière le vernis humanitaire de la protection des personnes, la détention et l’expulsion sont érigées en objectifs politiques. Fin 2016, les placements en rétention avaient augmenté de 85 %, les expulsions doublé. Proche de la frontière guatémaltèque, le centre de rétention de Tapachula, décrit comme le plus moderne et le plus grand d’Amérique centrale [2], concentre près de la moitié des expulsions organisées par le Mexique. Avec ceux des États de Tabasco et de Veracruz, ce sont plus de 70 % des renvois qui sont mis en œuvre depuis cette région. De multiples rapports associatifs font état de l’augmentation des drames humains liés à ces dispositifs qui aboutissent, de fait, à une clandestinisation de la migration et rendent les routes migratoires plus dangereuses.

La migration a également été incorporée aux multiples programmes américains de coopération visant à lutter contre les trafics illicites, la criminalité transfrontalière et le terrorisme. Ces programmes n’ont eu d’autre effet que de faire des personnes en route vers le nord une nouvelle manne financière pour les organisations criminelles qui contrôlent ces espaces de circulation transnationale. La traversée de la frontière américaine guidée par un passeur coûterait 3 500 dollars, les prix variant en fonction de la « méthode ». Le passage par la « grande porte », à l’un des points officiels d’entrée sur le territoire américain, s’achèterait 18 000 dollars. Mais les cartels recrutent aussi des migrant·es pour convoyer plusieurs dizaines de kilos de drogue sur le territoire américain, des « mules » payées 2 000 dollars si elles y parviennent. L’extorsion, la prise d’otages et le travail forcé des migrant·es en transit vers les États-Unis figurent parmi les pratiques des cartels, avec parfois la complicité des agents de l’État. En 2011, des personnes en instance d’expulsion ont ainsi été vendues par des fonctionnaires de l’INM au cartel des Zetas contre 400 dollars par personne.

Se donnant entre autres objectifs de « construire la frontière du xxiesiècle », l’Initiative Mérida a investi plus de 2,8 milliards de dollars depuis 2007 dans le renforcement d’infrastructures, la technologie du contrôle – dont l’échange avec la partie nord-américaine des données biométriques des personnes placées en rétention – et l’organisation d’opérations policières à la frontière avec le Guatemala. Ce programme finance aussi l’expulsion de ressortissants centraméricains ou extracontinentaux par le Mexique (20 millions de dollars en 2018).

Dans une certaine mesure, ces dispositifs font système, au point que certains chercheurs [3] parlent du corridor migratoire mexicain comme d’une « frontière verticale ».

Des caravanes pas comme les autres

Du premier groupe constitué d’une centaine de personnes parties du Honduras en octobre 2018 aux divers collectifs formés en cours de route vers la frontière nord-américaine par des milliers d’individus venant d’Amérique centrale, de la Caraïbe et, dans une moindre mesure, des continents africain et asiatique, ce qu’il est désormais convenu d’appeler des « caravanes de migrants » constitue un phénomène inédit.

Dans l’histoire centraméricaine, la notion renvoie à une pluralité de mobilisations, telle celle des mères de migrant·es disparu·es au cours de la traversée du Mexique, qui chaque année parcourent cette route à la recherche de leurs fils ou filles. Le Viacrucis migrante, « chemin de croix du migrant », réunit annuellement des sans-papiers centraméricain·es et des organisations de droits de l’Homme afin de réclamer la poursuite des auteur·es de violations des droits des migrant·es en transit au Mexique, séquestrations, racket, assassinats, viols, féminicides, exploitation ou tous autres abus.

La première caravane de migrants du Honduras et celles qui lui ont succédé s’inscrivent dans une autre démarche. Elles traduisent une façon de rompre avec la clandestinité imposée par les politiques autant qu’une forme de protection contre les périls de la traversée. Le nombre des marcheurs a créé un nouveau rapport de force dans la remise en cause des frontières. Entre octobre 2018 et février 2019, plus de 30 000 personnes réunies en caravanes ont été enregistrées à la frontière sud du Mexique mais, chaque jour, elles sont des milliers à entrer clandestinement. Entre janvier et mars 2019, les États-Unis ont recensé plus de 234 000 entrées sur leur territoire, le plus souvent hors des points d’entrée officiels.

Ces caravanes ont aussi révélé un phénomène jusqu’alors peu visible : l’exode centraméricain. Depuis les années 2000, près de 400 000 personnes par an, originaires du Honduras, du Salvador, du Guatemala, migrent aux États- Unis. Fuyant des États corrompus et autoritaires, une violence endé- mique et multiforme, dont celle des maras (gangs) et des cartels, ainsi que les effets délétères du modèle extractiviste néolibéral, elles quittent des pays qui, selon elles, n’ont rien à leur offrir.

Ces migrations ne doivent pas être appréhendées de façon monolithique : les caravanes constituent une juxtaposition de situations diverses ; les groupes se font et se transforment au cours de la route, au gré des attentes de chacun. Certains ont préféré régulariser leur situation dès l’entrée sur le territoire mexicain quand d’autres ont choisi de pousser jusqu’à la frontière nord, d’où ils ont engagé des démarches auprès des autorités mexicaines et américaines.

Du Nord au Sud, la fabrique d’une « crise migratoire »

En réaction à ces différentes mobilités, le Mexique et les États-Unis ont déployé leurs armées, le premier oscillant entre un accueil humanitaire ad hoc, des pratiques de contention et l’expulsion, ou la facilitation des traversées en direction des États-Unis. Les mesures adoptées tant par les États-Unis que par le Mexique ont participé à l’engorgement des frontières, du sud au nord, créant ainsi la situation de « crise migratoire » qu’ils prétendaient prévenir.

Sollicité par le gouvernement mexicain avant même l’arrivée de la première caravane sur le territoire des États-Unis, le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) a obtenu des fonds de ces derniers pour faciliter l’accès à la procédure d’asile mexicaine. Les États-Unis ont également mobilisé l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) pour qu’elle mette en place des campagnes de sensibilisation sur les risques de la traversée, et d’encouragement au retour. Écartant d’emblée la revendication des marcheurs de pouvoir solliciter collectivement l’asile à la frontière américaine, les agents du HCR ont insisté sur la complexité des procédures et la faible probabilité d’obtenir l’asile aux États-Unis, confortant le discours porté par l’OIM. Les organisations mexi- caines de défense des droits des étrangers ne se sont pas saisies du droit comme d’une arme politique de soutien à l’appel des marcheurs à une libre circulation au Mexique et au refuge pour tous aux États-Unis. L’ensemble des discours en direction des caravanes ont convergé en faveur de la promotion de l’installation au Mexique. « À chaque fois, on nous parle de la détention, de l’expulsion… Mais nous, on est là et on va continuer d’avancer ! » a observé l’un des marcheurs.

Depuis plusieurs années, les obstacles à la traversée clandestine du Mexique ont contribué à l’accroissement des demandes d’asile qui sont, avec la carte de visiteur pour raison humanitaire délivrée par l’INM, l’unique option de régularisation. Entre 2013 et 2018, le nombre de requêtes a augmenté de 2 332 %, passant de 1 269 à 29 600. Cette tendance se poursuit. Au premier semestre 2019, la Commission mexicaine d’aide aux réfugiés (Comar) – équivalent de l’Ofpra français – enregistrait une hausse de 182 % par rapport à la même période en 2018, sans que n’augmentent ses moyens. Elle ne disposait en 2017 que de 28 officiers de protection chargés d’instruire les dossiers. L’année suivante, le HCR a soutenu le recrutement de 29 autres officiers tandis que le gouvernement votait une diminution du budget alloué à la Comar. En février 2018, la Commission nationale des droits de l’Homme révélait que des demandes d’asile déposées en 2016 n’avaient toujours pas été examinées, de même que près de 60 % des requêtes formées en 2017. Aux 33 650 dossiers en attente de traitement, se sont ajoutées plus de 12 700 demandes depuis le début 2019.

Pour éviter d’être expulsées, les personnes n’ont d’autre choix que de « faire avec » ce système en pleine déliquescence. En décembre 2018, il fallait compter jusqu’à six semaines avant de pouvoir déposer une requête à la Comar de Tapachula, et six mois à l’issue de l’audition pour obtenir une réponse. En attendant, les postulant·es doivent, chaque semaine, attester du maintien de leur demande et, pour survivre, s’en remettre à l’assistance humanitaire offerte dans les lieux d’hébergement tenus par des ecclésiastiques. Conséquence de cette précarisation croissante, le taux d’abandon des demandes d’asile déposées à la Comar dans l’État du Chiapas atteignait 43% en 2017. Nombreux sont ceux et celles qui sollicitent l’asile et le visa humanitaire dans le même temps et, une fois le second obtenu, partent chercher un travail au nord du pays. Afin de réduire l’abandon des demandes d’asile, le HCR verse un pécule durant quatre mois aux personnes jugées « vulnérables », une appréciation subordonnée à son budget. En plus des pointages hebdomadaires auprès des administrations, les bénéficiaires doivent chaque mois attester de leur présence au bureau du HCR pour recevoir ce pécule. Dans cette configuration, la distinction entre les logiques sécuritaire et humanitaire se brouille. Parmi les personnes rencontrées à Tapachula, nombreuses sont celles qui ont souligné l’artifice d’une politique d’assistance qui n’en porte que le nom, à l’exemple de Guillermo, originaire du Salvador : « Pour demander des papiers aujourd’hui, il faut passer d’abord par la mafia des organisations. Tout le monde te parle, chacun te propose son petit discours. Cela me fait penser aux prestidigitateurs au cirque, c’est une illusion.[...] Le HCR dit que la procédure d’asile est longue et qu’on peut en profiter pour faire des formations pour apprendre un nouveau métier [...]. Mais déjà, la plupart ici n’a pas l’argent pour ça et se bat pour vivre et trouver un logement ! Ensuite moi, je dois aller signer chaque mardi à la Comar et chaque vendredi à l’INM, le HCR me propose deux jours de cours de langue par semaine pour apprendre l’anglais, mais ça veut dire quoi ? Cela veut dire qu’on peut juste aller travailler un jour par semaine ?! [...] Ils te font miroiter des choses, ils t’illusionnent ! [...] Le HCR te dit : "Tu ne peux pas sortir du Chiapas." La Comar te dit : "Tu ne peux pas sortir de Tapachula." L’INM te dit : "Si on te chope, on t’expulse." »

La formation d’un espace de contention au bord de l’implosion au sud du Mexique fait écho à la situation de blocage à la frontière nord du pays, renforcée en novembre 2018 par le plan « Reste au Mexique », mal renommé depuis « Protocole de protection de la migration ». Les États-Unis, qui obligeaient déjà les demandeurs d’asile à s’enregistrer et attendre à la frontière, ont unilatéralement décidé de contraindre les non-Mexicains à retourner au Mexique durant le traitement de leur demande d’asile, à moins qu’ils ne démontrent les risques qu’ils y encourraient.

Frontières et corruption : une rébellion globale

Ces derniers mois, les entraves et dénis des droits ont engendré de nouvelles formes de mobilisation des migrant·es originaires de la Caraïbe, d’Afrique et d’Asie, jusqu’alors peu visibles. Les personnes en quête de régularisation se heurtent à la corruption qui gangrène les arcanes de l’État : toute démarche, du franchissement de la frontière en passant par la possibilité d’entrer dans les locaux de l’INM jusqu’à l’obtention d’un formulaire, est sujette à extorsion. La délivrance de l’oficio de salida, permettant à certain·es [4] de traverser le pays en direction des États-Unis, est devenue l’objet d’un racket en 2018. Les agents de l’INM disposent d’intermédiaires chargés de récolter l’argent auprès des migrant·es pour la délivrance de ce sauf-conduit, qui donne une vingtaine de jours pour parvenir à la frontière nord. Les montants varient en fonction des nationalités : un Cubain devra payer 400 dollars, un Pakistanais 200 quand un jeune Congolais parviendra à négocier 70 dollars, 100 étant demandés aux autres Africains. Pour tenter de contourner ce système, des personnes sont restées des journées entières devant l’entrée du centre de rétention, dans l’espoir d’y accéder : le plus souvent, seules les familles finissaient par entrer. En mars 2019, des Cubains, exaspérés d’attendre depuis plusieurs mois, ont tenté d’entrer en force à la délégation de l’INM. Rejoints par des personnes originaires de Haïti, d’Amérique centrale, d’Afrique et d’Asie, ils ont été plus de 2 000 à faire le siège des locaux de l’INM, avant de décider, après plusieurs semaines d’attente vaine, de former la caravane centraméricaine et de la Caraïbe vers la frontière nord.

Aujourd’hui, l’élan de solidarité qui avait accueilli la première caravane de Honduriens est retombé. Celles et ceux qui continuent leur route en direction du Mexique et des États-Unis ne bénéficient ni de la même couverture médiatique ni du même traitement politique. Les promesses gouvernementales d’accueil sont restées lettre morte. En janvier 2019, l’INM annonçait avoir délivré 11 823 cartes de visiteurs pour raisons humanitaires au cours du mois. En mars, on n’en comptait plus que 1 024. Outre une recrudescence des expulsions, un nouveau « plan de contention » prévoit le renforcement de la présence policière dans l’isthme de Tehuantepec. Cette stratégie se déploie aussi par-delà le territoire puisque les demandes de visa humanitaire devraient désormais se faire depuis le Honduras, le Salvador et le Guatemala.

Si certains voient dans les caravanes un nouveau paradigme migratoire, une chose est sûre : la contestation des frontières et la défiance envers les États portées par ces mouvements sont l’expression d’une geste politique longtemps déniée à une migration jusqu’alors confinée au silence.




Notes

[2Sa capacité officielle est de 960 places mais en pratique, plus de 1 000 personnes y sont régulièrement enfermées.

[3David Fitzgerald et Areli Palomo-Contreras, « México entre el Sur y el Norte », Cuadernos del CEMCA, Seria Anthropología, n° 3, novembre 2018.

[4Cet oficio de salida n’est pas délivré aux personnes originaires d’Amérique Centrale. Outre les Cubains, les étrangers extracontinentaux y ont accès, du fait de la difficulté pour le Mexique de les expulser en l’absence de représentation consulaire et du coût qu’engendrerait l’organisation de ces renvois.


Article extrait du n°121

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Dernier ajout : mardi 20 août 2019, 14:37
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