Édito extrait du Plein droit n° 142, octobre 2024
« Loi immigration : xénophobie, toute honte bue »

« Ni mineurs ni majeurs* » : enfants à la rue, débrouillez-vous !

ÉDITO

Sept hivers ont passé depuis qu’en juillet 2017 un président fraîchement élu inaugurait une série de tromperies par cette fanfaronnade : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues […]. C’est une question de dignité, […] d’humanité et d’efficacité. » Il est vrai qu’il prétendit ensuite n’avoir visé là que les « vrais » demandeurs d’asile et que, s’il y avait échec, c’était la faute à ces gens trop nombreux qui, n’ayant pas « vocation » à être parmi nous, nous empêchent de faire de la bonne « administration » (explicitement : mieux déjouer leur venue, mieux les expulser).

Foin de mauvaise foi : toutes catégories confondues, les sans-domicile étaient 330 000 en 2022 : 2,3 fois plus qu’en 2017 [1]. Quant aux seuls enfants dormant à la rue, le dernier baromètre FAS-Unicef en a recensé 2 043 (dont 467 âgés de moins de trois ans) dans la nuit du 19 août 2024. Soit 27% de plus qu’en 2022, année de l’engagement gouvernemental « Zéro enfant à la rue ». Et stupeur : n’y sont pas inclus les mineurs isolés étrangers (MIE), dits aussi « non accompagnés » (MNA) [2]. Dès lors que la reconnaissance de minorité leur est refusée, ces jeunes disparaissent mécaniquement des statistiques : ne comptant plus, ils ne peuvent plus être comptés. Pourtant, un inventaire organisé le 20 mars 2024 dans la France métropolitaine entière par la Coordination nationale des jeunes exilés en danger évaluait leur nombre à 3 800, dont 1 067 au moins hors de tout abri – seule une poignée de départements offre des hébergements institutionnels.

L’Aide sociale à l’enfance (ASE) est tenue d’assurer gîte et protection aux enfants isolés, sans égard pour leur nationalité. Après la loi Taquet du 7 janvier 2022, il aura fallu deux ans pour qu’un décret du 22 décembre 2023 prévoie d’accorder au mineur étranger un temps de répit, si minuscule soit-il parfois, avant d’être soumis au crible de son « évaluation » de minorité et d’isolement. Pour celle-ci, par-delà les disparités d’un lieu à l’autre, le soupçon de fraude prédomine. C’est le président du Conseil départemental qui signe la décision mais, sur le terrain, la tâche peu glorieuse de l’abattage est confiée à des associations rétribuées pour inverser l’esprit des textes, piéger le jeune requérant et lui appliquer en toute subjectivité une présomption de majorité. À Paris, selon les relevés d’Utopia 56, le refus est de règle, si bien qu’on put entendre scander devant les locaux où la décision leur est remise : « Évaluation raciste, évaluation zéro ! » et « La honte ! La honte à ce pouvoir, qui fait la guerre aux mineurs isolés ! [3] ».

Une fois la minorité déniée, l’ASE s’en lave les mains : c’est la rue. D’autres associations se donnent alors la tâche moins déplorable d’aider le jeune à déposer un recours auprès du juge des enfants, lui trouver éventuellement un toit ou une tente et de quoi se nourrir – l’État ayant prévu une prise d’empreintes pour éviter que des mineurs retentent leur chance dans un autre département. Si l’on appliquait la Convention internationale des droits de l’enfant, l’ASE devrait héberger et fournir une assistance éducative à l’enfant pendant toute la durée de l’instruction. Mais non, le recours n’est pas suspensif de la décision de majorité, et rares sont les juges qui l’ordonnent. L’État français dédaigne aussi bien les décisions du Comité des droits de l’enfant de l’ONU qui relève ce manquement à la règle accordant le bénéfice du doute pendant toute la procédure [4] que les recours devant le Conseil d’État [5].

Voilà comment, un peu partout en France, on voit fleurir des campements ou des squats de jeunes en proie au cycle pernicieux des rafles et des évacuations suivies de pseudo « mises à l’abri », souvent de leur dispersion, puis de retours à la rue : c’est sans fin. Pendant la période olympique, notamment à Paris et ses alentours, mairies et préfectures ont, dans une complicité inavouée, rivalisé dans un harcèlement aussi cruel qu’inefficace de ces jeunes passés sous le coup d’une interdiction d’exister. Car, à part les faire souffrir dans le dessein de dissuader ainsi de nouveaux arrivants, il n’est pas certain que cette stratégie de l’épuisement porte ses fruits.

De fait, excédés par les refus, rejetés de partout et malgré les tentatives de les séparer les uns des autres, des jeunes se ressoudent, prennent l’initiative et mettent souvent avec finesse dans l’embarras, par leurs interpellations sonores et visibles, les autorités toujours promptes à se renvoyer la balle. En divers lieux, l’heure est à la mobilisation. À Marseille, les mineurs du collectif Binkadi, occupant l’église Saint-Ferréol pour obtenir un hébergement pendant leur recours, ont saisi l’occasion pour revendiquer l’accès à la scolarisation, à laquelle – les autorités l’oublient – ils ont droit. À Paris, fort de nombreuses occupations de bâtiments municipaux entrecoupées d’opérations policières, et raffermi par une longue guerre de positions avec une mairie soucieuse de nettoyer sa ville avant les JO, le Collectif des jeunes du parc de Belleville a entrepris, aidé en cela par un collectif d’habitants, de donner une dimension politique plus globale à ses engagements, ouvrant la voie aux mineurs d’autre villes pour une convergence prometteuse avec d’autres mouvements, dont ceux des sans-papiers [6].

Sa propre plate-forme revendicative désigne, inscrit en creux, l’ensemble des avanies que, en dépit du droit, l’État continue à leur faire subir : respect de la présomption de minorité, réduction de la durée des recours, hébergement digne, fin du harcèlement policier et des évictions sans relogement adapté, couverture médicale et psychologique digne, accès aux restaurants solidaires, scolarisation, accès à la culture et aux transports. Est-ce trop exiger ?

* Titre d’un épisode de la série « Jeunesses africaines en exil », LSD, France Culture, 9-12 septembre 2024.




Notes

[1Statista, 2024.

[3LSD, France Culture, 11 septembre 2024 (épisode « Ni mineurs ni majeurs » de la série « Jeunesses africaines en exil »).

[4Décision CRC/C/92/D/130/2020 du 25 janvier 2023.

[6Voir instagram.com/belleville.mobilisation/


Article extrait du n°142

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Dernier ajout : mardi 5 novembre 2024, 12:16
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