Article extrait du Plein droit n° 143, décembre 2024
« Étrangères : liberté reproductive sous contrôle »

Choisir ? À la poursuite de la liberté reproductive

Lisa Carayon

Maîtresse de conférences en droit, Université Sorbonne-Paris-Nord, Laboratoire Iris

Qui choisit lesquel·les d’entre nous auront des enfants et lesquel·les n’en auront pas ? La question peut sembler absurde à qui vit sans avoir de comptes à rendre sur ses amours et sa sexualité. « Qui choisit ? Moi pour moi-même bien sûr ! » Mais l’histoire n’est pas celle-là, le quotidien n’est pas celui-là pour celles et ceux dont la vie est prise dans les rets de multiples rapports de domination. Choisir de concevoir ou non des enfants est en réalité, pour beaucoup, une notion abstraite, une idée plutôt qu’un droit.

Reproduction et rapports sociaux

Elles sont nombreuses les incarnations, historiques et contemporaines, d’une reproduction qui échappe largement à la volonté des sujets. Ce sont, bien sûr, tout au long de l’histoire et jusqu’à l’actualité la plus récente, les femmes soumises à des grossesses non-désirées, privées de toute possibilité de contraception et d’avortement. Ce furent ces femmes esclavagisées qui, notamment après l’interdiction de la traite transatlantique, furent utilisées comme « reproductrices » au service de l’enrichissement de leurs propriétaires, séparées de leurs enfants en âge d’être vendus [1]. Mais ce sont aussi les nombreux exemples de femmes et d’hommes stérilisés ou contraceptés sans leur consentement parce que considérés comme indésirables par des systèmes classistes [2], validistes [3], racistes et/ou colonialistes [4].

La réalité de la démarche de choix dans le champ de la reproduction est ainsi infiniment plus complexe que la seule question, certes capitale, du libre accès à la contraception et à l’avortement à laquelle elle a longtemps été réduite. C’est tout l’apport, notamment, des mouvements féministes noirs qui, dès les années 1960, enrichirent la pensée féministe de cet autre point de vue : oui, certaines femmes sont contraintes à la maternité, mais d’autres sont privées de la possibilité d’avoir les enfants qu’elles auraient désirés. Et surtout, pourquoi « choisir » se limiterait-t-il à la question de la conception ? Choisir de mettre au monde des enfants ne se fait-il pas aussi en prenant en compte la capacité de les élever correctement ? Quel sens y a-t-il à « choisir » de faire des enfants dans un système qui les retire aux personnes jugées inaptes à s’en occuper, sans considération pour les conditions socio-économiques qui les confinent dans la misère ? À quoi sert de choisir d’avoir des enfants s’ils meurent prématurément, de vivre dans un environnement pollué ?

Avec ces questions émerge alors la notion de « justice reproductive [5] », qui inclut dans la réflexion sur la reproduction non seulement le droit de faire ou de ne pas faire des enfants mais aussi le droit de pouvoir les élever dans de bonnes conditions. Une pensée qui intègre ainsi dans la notion de « choix » la question de la justice sociale et du partage des richesses. Une approche qui s’étend également à la question des relations Nord-Sud autour d’une pensée critique sur l’adoption internationale, vue non plus uniquement comme le « sauvetage d’enfants du tiers-monde » mais aussi comme un système de mise à disposition d’enfants au profit de familles blanches [6].

Reproduction et médecine

La question de la reproduction est aussi, intensément, une question de rapport complexe entre corps et médecine, en particulier pour les femmes. Car si la surveillance médicale des grossesses et des accouchements a largement permis de libérer la reproduction de la peur de la mort, cette surveillance est aussi un contrôle : si la médecine a produit des méthodes fiables de contraception et des outils efficaces d’avortement, elle s’est aussi réservé le pouvoir de décider de leur prescription et leur administration.

On sait peu que le Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (Mlac) a continué à pratiquer des avortements illégaux pendant près de dix ans après l’entrée en vigueur de la loi Veil [7]. Pourquoi ? Parce que longtemps cet acte n’était toujours pas librement accessible à toutes les femmes : pas aux mineures, pas aux pauvres, pas aux étrangères [8]. Mais aussi parce qu’une fois légalisé, l’acte fut réservé aux médecins, parfois hostiles à la pratique et, de ce fait, indélicats, voire brutaux. Alors des femmes continuèrent de le pratiquer, entre femmes, en auto-support, non seulement pour pouvoir avorter mais pour véritablement choisir leur façon d’avorter. Une revendication qui fait toujours sens aujourd’hui : alors même que le libre choix de la méthode de contraception et d’avortement est théoriquement un droit, la réalité est bien loin de cet idéal, même pour les femmes vivant en France.

Alors qu’on étend toujours davantage les catégories de praticien·nes susceptibles de pratiquer des avortements, les fermetures de centres et les restrictions budgétaires imposées aux services hospitaliers privent trop souvent les femmes de pourvoir choisir l’avortement par aspiration, a fortiori avec anesthésie générale, conduisant à ce que près de 80% des interruptions volontaires de grossesse (IVG) se fassent désormais par voie médicamenteuse à domicile – méthode plus douloureuse et plus solitaire aussi. De la même façon, malgré quelques récentes évolutions [9], les femmes portent toujours la plus grosse part de la charge contraceptive, c’est-à-dire de la responsabilité de penser à la contraception, de l’organiser, de la subir corporellement et de supporter les conséquences de ses éventuels échecs. Une responsabilité alourdie par des habitudes de prescription et un remboursement très inégal des moyens de contraception qui confinent encore trop souvent les femmes dans un « schéma contraceptif » stéréotypé – préservatif-pilule-stérilet –, alors même que ces méthodes ne correspondent pas nécessairement à leurs besoins individuels [10].

Que dire encore de ces voix qui s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer les violences gynécologiques et obstétricales subies de la part même des professionnel·les de santé supposé·es accompagner les femmes dans leur vie sexuelle et reproductive ? Des violences qui, une fois encore, sont loin de frapper toutes les femmes de manière égale. Car, même si l’absence de statistiques ethniques systématiques empêche de saisir la réalité française [11], les chiffres venus des États-Unis ou de Grande-Bretagne suggèrent, par exemple, que les femmes noires sont quatre à cinq fois plus susceptibles de mourir en couches que les femmes blanches du fait de leurs plus mauvaises conditions sociales, mais aussi et surtout de la délégitimation de leur parole, de leurs plaintes et de leurs expériences [12]. Dans des pays qui, par ailleurs, possèdent un système de santé développé, ce sur-risque touche en réalité toutes les femmes minorisées. Il frappe, par exemple, les femmes autochtones, au Canada notamment, du fait qu’elles sont privées de l’exercice de leurs pratiques traditionnelles d’accompagnement collectif de la grossesse et de l’accouchement par une sur-médicalisation parfois délétère [13]. On le trouve pour les femmes migrantes, partout dans le monde [14], mais plus particulièrement pour celles, toujours plus nombreuses, qui vivent leurs grossesses et leurs accouchements sur les routes mêmes de l’exil [15], sans qu’une offre de soins adaptée vienne adoucir les conséquences mortifères des politiques migratoires contemporaines.

Dépasser la nature ou naturaliser les exclusions ?

Enfin, choisir d’avoir des enfants dépend parfois aussi d’une réglementation de la reproduction qui, sous prétexte d’imiter la nature, ne fait qu’entériner des exclusions socialement construites.

Dans un monde très différent de celui dans lequel nous vivons, les techniques d’assistance médicale à la procréation apparues dans les années 1980 auraient pu être une joyeuse révolution des familles ! Bien sûr, ces méthodes n’étaient et ne sont toujours utilisées que par une petite fraction de la population, mais leur impact symbolique dépasse de beaucoup leurs conséquences pratiques. Car elles rendent visible ce qui jusque-là restait confiné aux filiations adoptives, aux familles informelles et aux secrets d’alcôves : il est possible de distinguer désir d’enfant, procréation, grossesse et parentalité. Dans un monde très différent de celui dans lequel nous vivons, cet enrichissement des méthodes de reproduction aurait ainsi pu tout à la fois proposer des solutions aux personnes qui souffraient de leur stérilité, desserrer un peu les contraintes d’âge et de sexualité qui pèsent sur la reproduction des femmes mais aussi transformer collectivement notre perception de la famille, de toutes les formes de familles, bien au-delà de celles qui recourent aux techniques biomédicales pour avoir des enfants. En quelque sorte, ce « progrès » aurait pu être globalement émancipateur. Mais ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons.

Paradoxalement, la diversification des modes de reproduction a, au contraire, renouvelé les modes de contrôle pesant sur des personnes et des familles, faisant émerger dans ce champ de nouvelles figures de pouvoir. Car si celles et ceux qui ne parvenaient physiquement pas à se reproduire peuvent désormais y être aidés, qui choisit les bénéficiaires de ces nouvelles méthodes, et sur quels critères ? On sait les débats enflammés qui ont récemment précédé l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes non mariées. Les arguments mobilisés étaient multiples mais tous révélaient combien la procréation est, en réalité, une question de pouvoir. Non seulement pouvoir de la médecine sur les corps, mais aussi pouvoir du droit dans la détermination de deux groupes : d’une part, les couples hétérosexuels stériles qui méritent de la compassion et auxquels l’AMP devrait évidemment être ouverte et, d’autre part, les autres personnes sans enfants – couples lesbiens, femmes célibataires, personnes trans notamment – pour lesquels l’accès à la reproduction n’est pas une évidence et doit constamment être discuté, négocié.

À ce partage entre le légal et l’illégal s’ajoute, dans l’AMP, un autre filtre de pouvoir sur la reproduction : l’argent. La question n’est pas nouvelle ; les mouvements féministes insistaient, dès les années 1960, sur la nécessité d’un accès non seulement légal mais surtout gratuit aux techniques contraceptives et abortives, afin que les bourgeoises ne soient pas les seules à pouvoir librement maîtriser leur corps. Mais avec l’apparition de l’AMP, l’argent étend son emprise : longtemps, il était payant d’éviter une grossesse ou d’élever des enfants… mais pas de les concevoir ! En choisissant quelles techniques seront remboursées par la Sécurité sociale, pour combien d’essais, jusqu’à quel âge, etc., le droit trace ainsi, de fait, des lignes de partage supplémentaires entre les projets parentaux qui pourraient tenter de voir le jour et ceux qui ne pourraient être poursuivis que par les personnes qui en ont les moyens. Les sans-papiers feront ainsi les frais de l’exclusion, par l’argent, de l’accès à la reproduction [16].

Structures de genre, de race, de classe, de nationalité s’entremêlent donc dans le ventre des femmes, dans les désirs des couples, dans les projets de familles. Arrêtons un instant le regard sur les femmes étrangères et prenons quelques pages pour contribuer à défaire doucement les nœuds.




Notes

[1Angela Davis, Femmes, race et classe, Éd. des femmes, traduit de l’anglais par Dominique Taffin et le collectif de traduction des Éditions des femmes, 1983 ; pour les Antilles françaises, voir : Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude : Femmes et esclavage aux Antilles du xviie au xixe siècle, Presses universitaires de Rennes, 1985.

[2Voir Élodie Sarnat, Opération vasectomie, Éd. Libertalia, 2021 : l’autrice montre que la vasectomie fut tantôt un outil de résistance anarchiste, convaincue de priver ainsi les classes possédantes de main-d’œuvre et de chair à canon, tantôt un outil de domination pour stériliser les hommes considérés comme indésirables.

[3Pour un récent exemple jurisprudentiel : CourEDH, 22 novembre 2022, GM et autres c/République de Moldavie, n° 44394/15.

[4Voir dans ce dossier, l’article de Daniel Gros et Antoine Math, p. 20. Sur La Réunion, voir : Myriam Paris, Nous qui versons la vie goutte à goutte. Féminismes, économie reproductive et pouvoir colonial à La Réunion, Dalloz, 2020 ; Françoise Vergès, Le ventre des femmes, Albin Michel, 2017. Sur le Canada, voir : Suzy Basil et Patricia Bouchard, Consentement libre et éclairé et les stérilisations imposées de femmes des Premières Nations et Inuits au Québec, rapport de recherche, 2022. Pour quelques condamnations récentes, voir : CourEDH, 8 novembre 2011, V.C. c/Slovaquie, n° 18968/07 ; 12 juin 2012, N.B. c/Slovaquie, n° 29518/10.

[5Nesrine Bessaïh, « Justice reproductive », in Elsa Dorlin (dir.), Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Éd. Libertalia. Voir aussi, dans ce numéro, la contribution de Louise Virole, p. 6.

[6Voir Joohee Bourgain, L’adoption internationale. Mythes et réalités, Anacaona, 2021 ; Sébastien Roux, Sang d’encre. Enquête sur la fin de l’adoption internationale, Vendémiaire, 2022. Et sur l’adoption transraciale : Amandine Gay, Une poupée en chocolat, La Découverte, 2021.

[7Lucile Ruault, Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, ENS Éditions, 2023.

[8Dans ce numéro, voir la contribution de Marie Mathieu, p. 16.

[9« Cinquante ans de contraception légale en France : diffusion, médicalisation, féminisation », Population & Sociétés, n° 549, 2017 ; Mireille Le Guen, Mylène Rouzaud-Cornabas et Cécile Ventola, « Les hommes face à la contraception : entre norme contraceptive genrée et processus de distinction », Cahiers du Genre, n° 70, 2021.

[10L’accès légal à l’IVG a été, dans un premier temps, fermé aux personnes étrangères ne résidant pas habituellement en France, afin notamment d’éviter que la France soit un lieu d’accès à l’avortement pour des femmes venant d’États limitrophes. Ces restrictions légales ont disparu mais des obstacles pratiques subsistent encore aujourd’hui. Dans ce numéro, voir la contribution de Mireille Le Guen et Lorraine Poncet, p. 10.

[11Voir Vincent-Arnaud Chappe et Mireille Eberhard, « Les statistiques au service du droit de la non-discrimination. Entretien avec Robin Médard Inghilterra », Cahiers de la lutte contre les discriminations, n° 13, 2021. Pour un argumentaire opposé à ce type de statistique, voir Hervé Le Bras, « Quelles statistiques ethniques ? », L’Homme, n° 184, 2007.

[12Emma Kasprzak, « Pourquoi les mères noires ont-elles plus de risques de mourir en couche ? », BBC News, 18 avril 2019. Pour la France, voir : Martine Gayral-Taminh et al., « Pregnancy and labor of women born in Maghreb and Black Africa followed to delivery at the Maternity Hospital of Toulouse », Journal de gynécologie, obstétrique et biologie de la reproduction, n° 5, 1999.

[13Delphine Jung, « Donner la vie en terre inconnue, le traumatisme invisible des Inuits », Radio Canada, 23 septembre 2021. Pour un parallèle avec la situation des femmes migrantes, voir : Jacqueline Schneider, « Réappropriation de l’accouchement en contexte migratoire : le cas des femmes sud-asiatiques récemment immigrées à Montréal », Anthropologie & Santé, n° 24, 2022.

[14Catherine Deneux Tharaux, Elie Azria, Maxime Eslier, « Santé maternelle : les femmes migrantes sont plus à risque, y compris dans leur pays d’accueil », The Conversation, 3 octobre 2023.

[15Voir dans ce numéro, l’article de Chiara Quagliariello, p. 28.

[16Voir dans ce numéro notre contribution, p. 24.


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Dernier ajout : vendredi 27 décembre 2024, 13:20
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