[Logo]
[Bienvenue] [Le Gisti ?] [Adresses] [Bienvenue] [Plan du site] [Recherche] [Aide]
[Idées] [Formations] [Pratique] [Le droit] [Publications]
     

Plein Droit n° 53-54, mars 2002
« Immigration : trente ans de combat par le droit »

Des « anciens » témoignent 

Propos recueillis par Anna Marek
Doctorante en science politique
Institut d’études politiques de Paris

Respectivement élève à l’Ecole nationale d’administration (ENA), travailleur social, membre de l’équipe Cimade de Nanterre, et responsable du secteur migrants de la Cimade, Gérard Moreau, Bruno Ehrmann et André Legouy ont bien voulu échanger leurs souvenirs sur les raisons qui les ont amenés, il y a trente ans, à créer une structure comme le Gisti, et sur les circonstances de leur rencontre.

 

> Le début des années soixante-dix, dans la foulée de 68, constitue une période fertile en mobilisations en tous genres. Pourquoi, au sein du petit groupe « initiateur » d’énarques, avoir choisi la cause des immigrés ?

Gérard Moreau — Moi, j’ai l’impression que le petit groupe d’énarques n’aura été que le facteur coagulant de militants, d’acteurs beaucoup plus anciens ayant des racines sociales, juridiques et militantes bien plus profondes et bien plus anciennes que ce petit groupe. Ce groupe a rassemblé et a offert un lieu où se sont réunies des personnes qui venaient d’autres terrains et qui avaient des qualités non pas universitaires mais de militantisme, de travail, d’expérience.

Les énarques, en l’occurrence, sont des gens qui ont fini leurs études à l’époque de 68. Ce sont vraiment des soixante-huitards mais un peu frustrés parce qu’ils s’occupaient plus de leurs concours que des manifestations !... Plusieurs d’entre eux, dans ce petit groupe, ont eu une petite aventure à l’école elle-même et ont failli se faire révoquer, parce qu’ils ont voulu affirmer les principes qu’ils avaient appris à l’école et qui consistaient à dire que le droit est respectable, qu’il y a des droits de l’homme et des règles qu’il faut respecter. On leur a dit que s’ils continuaient à parler trop fort et indépendamment du respect de la hiérarchie, ils n’avaient qu’à choisir une autre direction, en tout cas pas l’ENA.

C’est ce conglomérat d’expériences qui a conduit ces énarques à chercher des voies d’engagement ensemble, dans ce petit groupe d’une douzaine de personnes au début mais qui s’est réduit rapidement à cinq ou six, et à chercher un sujet d’engagement à côté de leur métier. Nous avons donc cherché un thème d’action collective. Il s’est trouvé que, à la fois parce que 1968 avait remis en lumière certaines valeurs d’internationalisme et que les immigrés symbolisaient, comme ils l’ont toujours fait d’ailleurs, des gens pour qui le droit ne s’exerçait pas, nous avons lancé le thème, sur cette base-là. L’immigration incarnait en quelque sorte un champ à défendre pour toute une série de raisons : internationales, économiques, sociales...

Bruno Ehrmann — Notre génération a été très sensibilisée par nos aînés qui s’étaient impliqués pendant la guerre d’Algérie. Moi, en tout cas, je fais partie de la première génération dont les copains non sursitaires sont partis tout à la fin de la guerre d’Algérie. Je suis de 43 donc j’avais dix-neuf ans en 1962, et tous mes frères aînés, tous mes oncles, tous ces gens-là sont partis, ont eu des opinions différentes, ont été marqués par l’Algérie. Les gens qui avaient des sensibilités très à gauche avaient une grosse admiration pour les gens dont on pensait qu’ils s’étaient bien comportés : le réseau Jeanson, etc, pour nous c’étaient les résistants de notre génération ! [à André] Tu représentais un peu la génération de ceux-là...

André Legouy — J’avais été aumônier de Fresnes pendant neuf ans, pendant toute la guerre d’Algérie, et j’avais été en contact avec les membres du réseau Jeanson et avec tous les responsables du FLN qui étaient emprisonnés, notamment Ben Bella et tous ses compagnons, que j’ai accompagnés dans leurs différentes prisons quand, à la suite de leurs grèves de la faim, on leur a accordé le régime politique. A la suite de ça, je me suis fait vider de Fresnes... Cela a été un peu la vengeance de l’administration pénitentiaire qui n’avait pas tellement apprécié, je pense, l’action que j’ai menée pendant toute cette période.

Avec un collègue, nous avions publié une lettre ouverte dans Le Monde au moment de l’élargissement des bourreaux nazis, Oberg et Knochen, qui avaient été condamnés à mort puis graciés, et puis finalement élargis en douce ! A la suite de cette lettre, il y a eu toute une histoire, on m’a flanqué à la porte de Fresnes. Cela explique comment j’ai été par la suite amené à travailler à la Cimade où je suis arrivé en 1969 et où on m’a donné la responsabilité du service migrants : c’était à la suite de toute cette expérience passée.

Mes premières relations avec la Cimade dataient de l’époque où j’étais à Fresnes, à partir de 1954... Il y avait alors déjà toute une activité plus ou moins secrète d’entraide avec les militants du FLN en France.

Bruno — Cette solidarité était évidemment plus ou moins secrète, les gens n’en parlaient pas, mais nous savions quelle importance elle avait, y compris dans la conscience politique d’un certain nombre de journalistes, notamment autour de l’Observateur... Nous sentions qu’il y avait un mouvement. A cette période, j’étais étudiant, et dans la lancée de la décolonisation, la guerre d’Algérie étant terminée, on avait le sentiment qu’il n’y avait plus grand chose à faire en France, que tout se jouait dans le tiers-monde.

En France, on avait le sentiment, après les grandes grèves de 65, d’être surtout tourné vers le souvenir de la génération précédente qui avait vécu ces événements de la guerre d’Algérie. Et puis, c’était un peu la confusion, on ne savait pas trop où étaient les issues, ni ici, ni là-bas. C’était tout du moins le sentiment que j’avais. Et du coup, il y avait une apparente démobilisation.

Et puis, en 68-69 il y a eu la découverte des premiers articles sur les bidonvilles de Nanterre. Ce qui a également été assez important à mon avis, c’est l’incendie, à Aubervilliers, d’un entrepôt où cinq africains avaient trouvé la mort. Jean-Paul Sartre s’était rendu sur place, il y avait eu toute une campagne de presse... L’idée s’est alors affirmée que finalement le tiers-monde n’était pas seulement dans le tiers-monde mais aussi en France.

Parallèlement au mouvement de 68, il y a donc eu une forme de prise de conscience. Je me souviens un peu des campagnes de l’époque, où l’on disait que lorsqu’on fait une voiture Renault, huit personnes sur dix qui travaillent sur la Renault sont des immigrés ; dans le bâtiment ce sont les immigrés... Et peu à peu est né le sentiment que le vrai prolétariat, celui dont on avait le sentiment qu’il allait changer le monde, on l’avait cherché chez les ouvriers français, dans les nouveaux mouvements d’indépendance, mais que là, en l’occurrence, il y avait des ouvriers qui étaient à la fois le tiers-monde et en France.

Du coup, cela a été très pris en compte par deux tendances d’extrême-gauche, à la fois la plus sectaire et autoritaire, marxiste-léniniste,... et la partie la plus libertaire. Et là, est apparue l’idée qu’il fallait faire des actions spectaculaires qui allaient mettre en scène cette présence des immigrés parmi nous comme les nouveaux prolétaires de notre société. Il y a donc eu le fameux Noël 69 où un certain nombre de jeunes ont mis à sac l’épicerie Fauchon [1], à la Madeleine, et ont organisé une distribution de produits de luxe dans les bidonvilles, à Nanterre, à Aubervilliers... Les gens évidemment ne les attendaient pas ! Il y a eu aussi l’opération qui a consisté à forcer les immigrés qui allaient chez Renault à prendre le métro gratuitement, en disant : comme ce sont eux qui fabriquent nos transports, il faut que tous les transports soient gratuits.

Cela donne un peu l’ambiance de l’époque…

André — Pour ma part, mon travail à l’époque c’était le GIP, le Groupe d’information prison. Avec Michel Foucault, avec Casamayor, avec Frédéric Pottecher. Le GISTI s’est fondé dans la foulée du GIP... [2]

 

> Vos itinéraires à vous, Bruno et André, témoignent d’une présence relativement ancienne dans les milieux de solidarité avec les immigrés. Mais du côté des étudiants de l’ENA, si la volonté première était de défendre les principes de l’Etat de droit – le thème de l’immigration étant en quelque sorte venu après – est-ce qu’on peut imaginer que vous auriez pu vous orienter vers un autre secteur de gens sans-droits ?

Gérard — Pourquoi pas ? Je crois que la description qu’a faite Bruno, si l’on ôte un peu l’appareil idéologique marxiste-révolutionnaire et le verbalisme de ce genre de débats et d’analyse, il y avait une sensibilité que nous partagions tout de même sur le fond. A savoir l’idée que les immigrés étaient au cœur de l’internationalisme, du tiers-monde, des rapports de classe tels qu’on les avait analysés. Nous n’étions pas formellement engagés dans des partis de gauche, mais intellectuellement, chacun selon son histoire individuelle, nous avions découvert et adhéré progressivement à ce style d’analyse. C’était là que se focalisaient énormément de choses et nous n’avions pas envie de tomber dans le caritatif.

Donc, je pense que nous avons considéré comme assez naturel que le sujet soit venu comme point focal. Mais, après tout, on aurait pu imaginer autre chose. Cela dit, les pauvres, entre guillemets, étaient moins à l’ordre du jour que dix ans après, puis pauvres c’est très caritatif ; de la même manière, les ouvriers c’était la génération d’avant, ou c’était très rebattu, il y avait le parti des ouvriers, les syndicats des ouvriers... Nous voulions certainement trouver un sujet sur lequel on pouvait faire des choses un peu pratiques. Les choses pour ainsi dire globales nous les avions dans notre métier. Les énarques font des choses générales, gouvernent, mais nous en avions assez comme ça, assez pendant la journée ! Nous voulions faire des choses plus actives, si je puis dire, le soir.

 

> Le Gisti est issu de la rencontre entre des milieux très différents. Pourriez-vous revenir sur la façon dont le groupe s’est constitué, à partir des cinq ou six « énarques » ? Qu’est-ce qui fait que cela a fonctionné ? Quelle était la base commune ?

Gérard — C’est une démarche qui a été au début assez légitimiste dans la mesure où ce groupe a cherché à s’intégrer à des partis ou à des syndicats. Mais des partis ou des syndicats ont besoin soit de grands chefs soit de petites mains et les semi-chefs qu’étaient des énarques étaient un peu suspects, surtout avec ce groupe un peu bizarre. Donc, en gros, aussi bien les partis que les syndicats ont répondu : adhérez, faites vos classes, et on verra plus tard. Aussi bien n’avions nous pas d’autre introduction qu’un cursus universitaire. Nous n’étions pas dans un réseau et nous n’avions pas de patron ou de pair. Donc nous avons eu le sentiment que les classes, nous pouvions les faire par ailleurs. Les uns et les autres ont adhéré à des syndicats, ou au parti socialiste, ou à d’autres partis, plus ou moins individuellement mais ce n’est pas cela qui réunissait notre groupe.

Nous avons donc choisi ce thème, et c’est sur cette base-là que nous avons retrouvé d’autres gens qui se trouvaient dans le champ des travailleurs sociaux, dans le champ des avocats. Et s’est formé un groupe qui avait un côté un petit peu libertaire, d’individualités qui ont dit : au fond, pourquoi ne pas aller voir ? Alors peut-être parce que, en même temps, c’était nouveau : pour des libertaires, rencontrer des énarques c’est un peu drôle ! A la limite, je pense qu’ils se sont dit : pourquoi diable sont-ils venus là ?

C’est pourquoi, au début, créer une association n’était pas l’objet. Il ne s’agissait pas de chercher une base commune, nous étions ensemble. Nous cherchions à faire des actions ensemble, et faisaient ces actions ceux que ça intéressait, et puis ceux que ça n’intéressait pas ne participaient pas, tout simplement. On a donc fait un papier sur les cités de transit, un papier sur les règlements intérieurs de foyers, et puis on avait en tête de faire le premier petit guide des immigrés...

Bruno — A mon avis, ce qui a garanti le bon fonctionnement de la chose c’est l’idée, dès le départ, qu’il ne fallait pas essayer de se distinguer en tendances réformistes/pas réformistes, révolutionnaires/pas révolutionnaires... Ce qui a sauvé le groupe c’est que les gens appréciaient les compétences des uns et des autres mais que chacun savait qu’il n’y avait rien à gagner à être le chef ou à être le leader de ce groupe. C’était un groupe de réflexion et les gens y venaient avec leurs questions plus ou moins mal posées, avec leurs réponses plus ou moins mal formulées, et puis repartaient dans leurs ministères, dans leurs mouvements militants, dans leurs syndicats, etc... L’idée au départ était que ce groupe permette à chacun de ceux qui y participaient de repartir mieux armé sur ses questions particulières...

Je pense que tous les gens qui sont venus sont venus plutôt comme ça, hormis le groupe de base, en disant : il y a quelque chose à prendre pour ma pratique à moi.

Gérard — Le principe fondateur était que ce mouvement n’avait pas de charte politique. C’était un groupe où les gens venaient pour travailler ensemble à des objets très précis et pratiques, qui leur semblaient utiles. C’était encore plus vrai pour les avocats, qui étaient contents d’échanger et, par conséquent, de retirer des informations, d’avoir de la documentation faite par le groupe, y compris des exemples précis, et de ce point de vue là ils venaient et ils retiraient quelque chose. Donc ça les aidait dans leur travail quotidien.

 

> Pourquoi avoir choisi le droit comme outil de luttes à une époque où, dans la continuité de 68, le droit était surtout considéré comme étant l’outil du pouvoir des classes dominantes ? Comment cette démarche a-t-elle été perçue à l’extérieur ? Y a-t-on vu une contradiction ?

Gérard — En effet, il y avait l’idée que le droit était un droit bourgeois, mais également un droit complètement contradictoire avec la politique bourgeoise, et que de même que la Constitution soviétique était pure, son application n’était pas exactement conforme à la lettre. Par conséquent, si l’on voulait faire une analyse un peu intellectuelle, il fallait prendre la bourgeoisie au pouvoir au piège de ses affirmations et de ses textes. Il fallait montrer aux gens que leur droit formel, écrit, positif n’était pas toujours appliqué. Et même lorsque la contradiction, la non-application n’était pas évidente, on pouvait chercher à tirer le droit, qui n’est pas toujours une science exacte, disons le, dans le sens de ces principes que nous pensions être les nôtres et qui sont d’ailleurs les principes fondamentaux auxquels on faisait référence. On voulait jouer de la contradiction...

André — Et puis faire apparaître des zones de non droit pour faire aussi bouger le droit !

Gérard — Absolument. Et pour faire appliquer les principes là où il n’y avait rien. Il fallait donc mener une bagarre qui était en effet un combat juridique mais aussi un combat pratique, des permanences, de la vulgarisation, de l’information. Dès la première réunion apparaît l’idée qu’il faut faire des brochures pour expliquer aux gens, car on savait bien, de toute façon, que ce n’était pas le Gisti qui allait faire les choses à la place des autres. Dès le début, on a voulu écrire, sans rien inventer sinon en présentant, en plaçant l’information sous l’angle de la défense des gens bien entendu.

Bruno — Chez les marxistes durs et chez les libertaires, il y avait tout de même l’idée que le droit et la justice étaient des armes bourgeoises aux mains des bourgeois, aux mains des gens cultivés, qu’on ne pouvait rien faire, à part mettre en scène le point de vue des prolétaires, des ouvriers, etc, L’idée était davantage de transformer les procès en débats publics, mais surtout pas de se servir de la loi. Il s’agissait de dire : la loi c’est votre langage à vous ! On mettait les juges, les patrons, l’Etat, le gouvernement dans le même sac. C’était ça l’idée générale c’était : on peut se servir du droit pour mettre en scène nos affaires mais sûrement pas s’intégrer aux procédures.

Gérard — La démarche du Gisti était différente, il y avait un effort de pédagogie. Il ne s’agissait pas de dire « toutes ces règles sont stupides et absurdes », mais de dire « connaissez bien la règle et cherchez à en tirer le meilleur parti pour vous défendre ». Défendez-vous avec l’existant, ne vous défendez pas avec le futur paradis terrestre ! C’est là qu’on n’était pas aussi théoriciens ou idéologues ... Le noyau d’énarques n’était pas d’extrême-gauche.

C’est la raison pour laquelle on pouvait se retrouver ensemble, parce qu’on ne cherchait pas à savoir à quel mouvement, à quelle famille d’idées on pouvait appartenir d’un point de vue philosophique. On cherchait à se dire « il y a une menace qui pèse sur tel foyer, qu’est-ce qu’on fait , est-ce qu’on fait un communiqué ou un contentieux ? Est-ce qu’on ne peut rien faire et on abandonne parce qu’il y a quinze mouvements gauchistes qui sont en train de se précipiter dessus pour faire une manifestation, est ce qu’on va être le seizième ? » Et l’on se rendait très vite compte qu’on n’y arriverait pas, d’abord parce que l’on ne serait pas d’accord entre nous, sur la manière de faire, et que finalement on ne ferait pas mieux que les autres ! Alors, il y a des moments où on l’a quand même fait, il est arrivé qu’on sorte une banderole ! On est allé défiler, mais alors on s’est aperçu qu’on serait quinze autour de la banderole ce qui ne ferait pas de nous un mouvement de masse !

André — Il y a quand même eu des manifestations dans lesquelles nous avons eu un grand succès, surtout celle où nous avons distribué des tracts contre la circulaire Marcellin-Fontanet illustrés par Reiser !

Gérard — Oui, mais le Gisti s’est très vite placé sur un autre champ, même si certains de ses membres avaient un pied de chaque côté, par exemple Bruno !

Bruno — Je ne suis pas resté vraiment entre deux chaises, j’y venais sans état d’âme. J’avais conscience qu’il y a d’un côté ce que l’on peut penser globalement de la justice et, de l’autre, la défense pratique des gens. J’étais dès le départ complètement opposé, notamment au sein des groupes Secours Rouge [3] auxquels j’ai beaucoup participé, au principe qui consistait à envoyer des gens au casse-pipe. Par exemple une tendance voulait montrer que la police est répressive, fasciste, du côté des patrons, et cherchait systématiquement à provoquer la bagarre, éventuellement à faire blesser les gens qu’on défendait et qui, eux, n’étaient peut-être pas au courant de ce qu’on avait décidé de faire avec eux.

Or, et là j’ai été constant bien avant d’être au Gisti, j’ai fait partie des gens qui disaient : on est aux côtés des personnes, dans l’histoire de ceux que l’on défend, mais ce ne sont pas eux qui doivent venir dans nos analyses et dans notre histoire idéologique. Par exemple, quand des flics rentraient dans le bidonville à deux heures du matin pour vérifier qu’il n’y avait pas de nouveaux habitants et pour casser des baraques, s’est posée la question de savoir s’il s’agissait ou non de domicile, et moi je n’étais pas du tout à l’époque contre ce genre de réflexion. Si l’on peut juridiquement montrer qu’au moins la nuit les gens peuvent avoir un moment tranquille et dormir, je ne trouvais absolument pas que c’était une compromission quelconque avec quoi que ce soit.

Les questions étaient probablement mal posées, mais posées en gros déjà par nous. Vos compétences et votre connaissance du droit permettaient de poser les questions de manière différente. Moi j’ai découvert par exemple à l’époque, lorsque l’on se battait contre les cités de transit, que les premières cités avaient été construites en 62, et que les premiers textes qui les réglementaient étaient de 72. Elles avaient donc été construites sans permis de construire, sans cadre juridique, au mépris de tout droit.

Peut-on associer les débuts de la « visibilité » du Gisti à ses premières victoires juridiques, notamment l’annulation des circulaires Marcellin-Fontanet et, surtout, l’affirmation du droit au regroupement familial en 1978 ? Quelles modifications cela a-t-il apportées selon vous dans le paysage administratif et associatif de l’époque ?

André — Il y a eu un certain nombre de décisions de justice importantes et intéressantes. C’est là que le Gisti a commencé à se faire connaître et à avoir du crédit...

Bruno — L’impact a été énorme. A ma connaissance, c’est la première fois que le gouvernement se faisait censurer sur une loi concernant les immigrés...

Gérard — Oui, mais c’est le deuxième arrêt, à mon avis, qui a donné la véritable impulsion au Gisti, en 1977-78 sur le regroupement familial. On est arrivé à affirmer des principes absolument basiques. En revanche, le premier arrêt, la circulaire Marcellin-Fontanet, concernait un problème presque technique de droit, c’était une annulation de circulaire, ce qui est une classique de droit administratif. La circulaire était rédigée de telle manière qu’elle édictait un règlement et que les ministres n’ont pas compétence pour édicter un règlement. C’est le premier ministre qui a le pouvoir réglementaire dans la Constitution d’aujourd’hui, donc il faut prendre des décrets et lorsque l’on fait ça par circulaire, ce qui n’est pas public, les gens se voient appliquer des règles qu’ils ne connaissent pas. C’était le scandale que nous soulevions, et c’est cette irrégularité qui a été annulée. On disait : après tout que le gouvernement fasse ses règles répressives tant qu’il veut, mais qu’il les publie. C’était la méthode de gestion des immigrés qu’on contestait. Maintenant elles sont de plus en plus publiées, c’est une des victoires du système, de ce style de bagarre.

Bruno — Dans le milieu où on était, dans le milieu d’extrême-gauche disons, cela a été la preuve qu’on peut gagner juridiquement contre un ministre de l’intérieur, contre un ministre des affaires sociales. C’était quand même un précédent important.

Gérard — Pour des fonctionnaires, c’est banal ! C’est le bon fonctionnement de l’institution judiciaire telle que Montesquieu l’avait rêvée !

André — C’est une expérience que nous n’avions pas justement et que vous nous avez fait découvrir !

Bruno — Cela a quand même, à mon avis, complètement modifié la solidarité de l’ensemble des mouvements pro-immigrés. Jusque là on voyait surtout les problèmes de logement, les problèmes d’accident du travail, de santé... mais le problème des papiers ne se posait pas, notamment parce que les Algériens avaient libre circulation jusqu’en 1968, et après ils avaient automatiquement leur carte. Les questions de droit au séjour étaient assez absentes, même au moment où l’on a créé le Gisti, tout au début. Et puis il y a eu des grèves de la faim. Au moment de la circulaire Marcellin-Fontanet, il y a eu un certain nombre de Tunisiens notamment, qui se sont trouvés victimes de cette circulaire et qui se sont mis à faire la grève de la faim. Je pense qu’en obtenant l’annulation de la circulaire, le Gisti a focalisé un peu tout le mouvement de la défense des immigrés sur la défense du droit aux papiers.

A ce sujet, il faut rappeler que la position des gens d’extrême-gauche pendant très longtemps a été de dire : il ne faut pas demander des papiers pour les immigrés, il faut que ceux qui en ont les déchirent, parce que tout le monde doit être pareil, il ne doit pas y avoir de divisions dans la classe ouvrière. Il faut que les Français et les immigrés revendiquent qu’il n’y ait plus de papiers, plus de cartes de séjour ni de cartes de travail.

Gérard — Mais c’est vrai que l’action du Gisti est également arrivée pour conforter l’action des juges, y compris du conseil d’Etat. Le conseil d’Etat a annulé cette circulaire dans le cadre d’une jurisprudence assez traditionnelle. Il a vu alors qu’il y avait des mouvements en face du gouvernement et que, par conséquent, la justice administrative n’était plus une affaire de famille entre gouvernants et juges, qu’il y avait des gens pas loin qui lisaient les arrêts et qui les diffusaient. Cela n’aurait pas été diffusé s’il n’y avait pas eu les réseaux que, par hypothèse, les énarques ne possédaient pas, ce qui montre bien que le Gisti n’était pas seulement une affaire d’énarques ! Donc, la diffusion dans le mouvement s’est faite parce que le Gisti était ce qu’il était. Je suis convaincu que la justice administrative ne se serait pas prononcée de la même manière si elle n’avait pas senti qu’il y avait des requérants, sérieux, qui argumentaient, et un mouvement qui faisait que les arrêts seraient connus. Maintenant, de plus en plus, la justice est sur la place publique, mais il y a vingt ans, un arrêt du conseil d’Etat ça n’intéressait pas grand monde dans les médias. Mais là, je pense que cela a contribué au fait que le conseil d’Etat a commencé à regarder de beaucoup plus près les activités du gouvernement quand il sortait des projets de lois, des décrets. Et dans les années 80 et 90 d’ailleurs, le gouvernement a commencé à prendre des lois pour battre des arrêts du Conseil d’Etat. Il y a eu une espèce d’escalade.

Bruno — Ceux qui, après, ont fait les lois, les circulaires, ont pris beaucoup plus de précautions. Ce serait à analyser. Mais c’est vrai qu’à mettre des choses en évidence, on augmente nos compétences, mais également les compétence de l’adversaire !

Gérard — C’est dans la logique. C’est comme les antibiotiques : si vous en consommez trop à la fin cela ne marche plus !

André — Mais les choses avancent quand même !


Notes

[1] Célèbre traiteur de luxe place de la Madeleine à Paris.

[2] Voir, dans ce numéro, « 1972 : naissance de l’intellectuel spécifique ».

[3] Crée en juin 1970, le Secours Rouge avait pour vocation de lutter contre la répression dont les organisations d’extrême-gauche et leurs militants étaient l’objet au cours de cette période. Elle comptait dans ses rangs dix-sept personnalités dont Jean Chaintron, Jean Cardonnel, Yvonne Halbwachs-Bash, Henri Leclerc, Charles Tillon, Jean-Paul Sartre et Vercors.

En haut

Dernière mise à jour : 20-10-2003 19:40 .
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/53-54/anciens.html


Bienvenue  | Le Gisti ?  | Adresses  | Idées  | Formations  | Pratique  | Le droit  | Publications
Page d'accueil  | Recherche  | Plan du site  | Aider le Gisti  | Autres sites

Comment contacter le Gisti