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Migrants : libre circulation
et lutte contre la précarité (2)

Alain Morice

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Vers un habillage légal du travail clandestin : une vis sans fin

Quant à la question de la « prévention économique », l'auteur s'étonne comme beaucoup d'autres que, dès lors « que la lutte contre le chômage est une priorité », la question de l'« assèchement progressif du marché du travail irrégulier » soit totalement négligée (p. 147). L'historien s'efface ici devant le citoyen car, comme nous tentons de le démontrer ici, la complaisance des pouvoirs publics pour le travail clandestin, si détestable soit-elle, n'a rien d'étonnant. Il s'agit d'un phénomène trop universel pour qu'on puisse le traiter de manière volontariste avant d'en analyser les causes. P. Weil propose une négociation entre les syndicats professionnels des secteurs concernés avec les administrations compétentes. Pourtant, de nombreuses conventions de partenariat existent déjà, aussi belles qu'inappliquées.

Mais là n'est pas la proposition essentielle de l'auteur, qui énonce la nécessité de « briser des tabous et des réglementations » pour substituer les travailleurs résidents aux étrangers irréguliers sur le marché du travail (p. 147-148). Il faudrait, précise-t-il, que les employeurs aient « intérêt » à offrir des « travaux à des chômeurs, à des jeunes, à des étudiants plutôt qu'à des illégaux ». Le dispositif se compléterait d'exonérations de charges sociales et fiscales (« tout devrait être envisagé »). Ce qu'il propose ainsi, c'est donc un alignement du coût du travail moyen sur celui du travail clandestin — sinon, les employeurs n'y auraient aucun intérêt —, le chômage national servant de prétexte à cette baisse tendancielle : ce ne serait rien d'autre que le blanchiment généralisé du travail au noir combiné au subventionnement croissant de l'économie par l'État. On voit trop où cela pourrait mener : après avoir opéré cette substitution (si tant est que cela soit possible car il n'est pas certain que les jeunes chômeurs ou Rmistes soient tentés par ce marché de dupes), le patronat se tournerait à nouveau vers les embauches illégales, à un prix encore moindre.

Un autre dispositif emporte l'agrément de l'auteur : c'est celui du travail saisonnier par quotas tel qu'il existe dans l'agriculture allemande [17]. Le débat sur les quotas dépasserait le cadre de ce texte, mais certaines phrases de P. Weil peuvent surprendre : c'est ainsi que, à l'heure où l'Afrique du Sud s'est débarrassée du sinistre procédé des passes, il entreprend l'éloge du système des Grenzarbeitnehmer, ces travailleurs est-européens qui « peuvent travailler tous les jours dans une zone de cinquante kilomètres à l'ouest de la frontière allemande, à condition qu'ils rentrent chaque soir chez eux ou qu'ils ne travaillent que les week-ends » (moins gâtés par les hasards de la géographie, nous faudra-t-il imposer à nos saisonniers le franchissement quotidien des Pyrénées ou de la Méditerranée ?) ; ou encore de ce statut permettant « à des compagnies étrangères de venir honorer des contrats en Allemagne en y important leurs travailleurs » (p. 148, soul. par nous). Ce dernier statut n'est pas, par nature, quant à l'enfermement et aux abus qu'il permet, différent d'un autre : celui de l'extraterritorialité des ambassades étrangères, qui leur permet parfois de maintenir leur personnel « importé » dans un état a-juridique proche de la servitude. Non, il n'est pas vrai que « tout vaut mieux que le développement des migrations illégales » (ibid).

L'arme de la « coopération »

Enfin, le troisième volet de la « nouvelle politique » de prévention est la « coopération internationale », oùil faut distinguer celle avec les pays de l'Union européenne et celle avec les pays d'émigration. Le lecteur qui se reportera au texte verra que, pour la première, rien de nouveau n'est proposé, si ce n'est « l'implantation aux frontières communes de brigades intereuropéennes composées de fonctionnaires de plusieurs nationalités » (p. 151) — ce qui existe déjà [18]. Quant à la seconde, il paraît un peu usurpé de la qualifier de « coopération », tant la suggestion de P. Weil ressemble à celle d'une intimidation érigée en principe. Il est bien connu, comme il le rappelle, que certains pays d'origine « coopèrent très difficilement » à reconnaître leurs ressortissants (sous-entendu : ceux qui ont perdu ou feint de perdre leurs passeports et qui, de ce fait, sont protégés de l'éloignement par une situation qui s'apparente à une apatridie de facto).
Mais il est également bien connu que nombre de ces pays, dont le budget est tenu à bout de bras par le Trésor public français, n'ont d'indépendant que le titre formel. Alors, que doit-on penser de cette idée selon laquelle « une bonne coopération internationale est beaucoup plus efficace que toute mesure de police, notamment avec les pays qui bénéficient de notre coopération financière » (ibid, soul. par nous) ? En clair, cela se traduit ainsi : « Si vous ne voulez pas récupérer vos émigrés (et — pourquoi pas ? — si vous ne les retenez pas), on vous coupe les vivres ». Cette ultime proposition est-elle dictée par le respect, sinon de « nos intérêts », du moins de « nos valeurs », comme il est dit ailleurs (p. 146, soul. par nous) ?

Concluons ainsi sur ce point : la politique proposée par P. Weil n'est pas « nouvelle » [19]. Si elle reproduit les ambiguïtés et les désordres de l'actuelle, ce n'est pas l'effet d'une complicité idéologique de l'auteur puisque c'est l'indignation devant ses effets malins sur le corps social qui dicte sa démarche. Mais c'est parce qu'il ne peut pas en être autrement. La politique d'immigration de notre pays est plus fonctionnelle et cohérente qu'il n'y paraît, à condition d'accepter de faire une séparation entre les intentions affichées et les motifs réels. L'assimilation de tous les étrangers aux seuls irréguliers, si justement dénoncée par P. Weil, ne se réduit pas à un sordide calcul électoraliste. Elle a pour fonction de fragiliser l'ensemble des immigrés et même de leurs descendants dans la société civile et de tracer un chemin expérimental — un véritable « boulevard », cette fois aussi — vers la précarisation d'une part croissante de la population laborieuse. Nous tenterons à présent de montrer en quoi il n'y a pas de « problème » spécifique de l'immigration.

Du néo-libéralisme
au spectre de l'invasion

Avant d'être (pour nous) un principe démocratique qui ne devrait souffrir aucune restriction, la libre circulation des hommes est en soi et par définition un mot d'ordre de l'économie libérale. Une minorité d'analystes, en général proches de la sphère patronale, avancent ainsi deux arguments en faveur d'une plus grande ouverture des frontières. Tout d'abord, on fait remarquer que dans le monde contemporain, tout circule librement : argent, marchandises, information ; ce serait donc une anomalie que cette poche persistante de protectionnisme entravant seulement les mouvements humains. Ensuite, certaines prospectives annonçant une prochaine reprise de la croissance, la France pourrait bien avoir alors besoin de bras supplémentaires, au vu du vieillissement de sa pyramide des âges [20]. Moins explicitement, ces thèses se complètent parfois du souci d'assurer, même en période de sous-emploi, une plus grande « souplesse » sur le marché de travail en constituant une réserve de main-d'oeuvre dans les secteurs sensibles à la conjoncture. Nous ne faisons pas nôtre cet argumentaire mais nous le trouvons symptomatique de ce que la règle de l'« immigration zéro » ne trouve pas nécessairement sa source dans l'intérêt bien senti des entrepreneurs : la crainte d'ouvrir les frontières se présente avant tout comme une manifestation idéologique.

Et l'on doit bien noter ceci : dans l'ensemble, le patronat reste étonnamment silencieux sur la question de l'immigration, comme s'il trouvait avantage à voir se perpétuer l'actuelle réglementation qui autorise de facto les flux tout en les interdisant, et comme si cette situation bâtarde était le summum du libéralisme.

De l'impossibilité d'isoler
une question migratoire

Une réflexion sur l'ouverture des frontières ne saurait écarter de son champ une analyse globale du libéralisme économique, dont l'expression la plus accomplie se trouve dans la politique des institutions de Bretton Woods. En matière de migrations internationales, la doctrine du FMI se met en porte-à-faux. Si le principe de la libre circulation en découle, son action dans le monde donne cependant deux effets cumulatifs qui poussent les pays riches à vouloir se prémunir toujours plus contre ce qu'il est convenu officiellement d'appeler le « risque » migratoire. D'une part, ces pays sont incités à baisser le coût du travail et à livrer leurs propres populations au chômage en mettant les pays dominés en concurrence pour produire les biens qu'ils consomment. D'autre part, cette stratégie induit une politique de prix, d'« aide » et de crédits affameuse et génératrice d'un détournement généralisé des richesses dans les pays dominés. Cela n'a même pas le mérite d'y créer des emplois plus que proportionnellement au poids démographique : en effet, mues par la concurrence, les entreprises qui se livrent à la délocalisation se tournent vers les gisements de main-d'oeuvre les plus avantageux en termas de coût et de disponibilité. Ainsi, les enfants — dont la procréation est dès lors conçue comme un investissement et la mise au travail comme une ressource — sont mis en compétition avec leurs aînés sur le marché du travail, d'où une pression migratoire accrue chez ces derniers [21]. Des deux côtés, la régression constante des fonctions redistributives de l'État, rouage essentiel du libéralisme, entre dans cette même spirale.

C'est ainsi que le spectre de l'invasion brandi par les partisans, avoués ou non, d'une politique xénophobe est un fantasme, mais un fantasme qui s'alimente d'une réalité macro-économique. Nous en tirons cette leçon : à supposer, comme nous le croyons, que le combat pour la libre circulation soit juste et raisonnable (c'est-à-dire nullement irresponsable), il ne peut être séparé d'un combat plus global contre les méfaits du néo-libéralisme à l'échelle planétaire. Car paradoxalement la pensée « unique » libérale secrète le dessein protectionniste en matière de migrations. Corollaire : on ne saurait décréter une ouverture des frontières dans un environnement politique et économique international inchangé, et sans que soient dénoncés les accords qui, comme au niveau européen, rendraient impossible cette ouverture dans un seul pays. Mais l'État français est mal placé pour invoquer la contrainte de ses engagements internationaux à l'appui d'une politique anti-immigration, alors qu'il a grandement contribué à les promouvoir.

Si nous rappelons la dimension planétaire de cette question, ce n'est pas seulement pour constater qu'à l'évidence la libre circulation n'est pas pour demain. C'est pour que ceux qui partagent notre point de vue comprennent qu'elle n'a pas de réponse humanitaire, caeteris paribus. En particulier, à l'occasion des récentes luttes mettant en scène des Maliens, on a vu resurgir un vieux serpent de mer : l'« aide » aux pays pauvres. Dans la conjoncture libérale actuelle, cette aide est génératrice de dépendance, d'endettement et de corruption, mais non significativement d'emplois : elle ne saurait enrayer l'émigration [22]. En outre, ce qu'un curieux euphémisme désigne comme la « coopération » cache, c'est la constitution de territoires d'influence où les pays occidentaux se battent par pays interposés en s'appuyant sur des régimes souvent autoritaires : nous avons ici, avec les guerres civiles et les persécutions qu'entraîne ce partage, une cause supplémentaire importante de migration. Et ceci sans compter que la xénophobie européenne reporte massivement les mouvements humains sur les pays pauvres entre eux, avec les conséquences dramatiques que l'on sait.

L'exagération imaginaire
du « risque » migratoire

Malgré toutes ces limites, le spectre de l'invasion ressortit largement au domaine de l'imaginaire. La seule conséquence plausible d'une ouverture subite des frontières sur laquelle on peut conjecturer serait un effet d'appel à court terme. A partir de cela, deux positions se font face, toutes deux fondées sur un paradigme néo-classique. La première, observant que les gisements d'émigrants potentiels sont sans limites, conduit à faire sienne la peur du déferlement. La deuxième observe qu'en économie de marché, la régulation se fait par le jeu de l'offre et de la demande : les immigrants viendront voir, le prix du travail baissera et la migration atteindra un point d'équilibre — ce à quoi les tenants de la première hypothèse rétorqueront que beaucoup d'avantages sociaux hors travail resteront attractifs [23].

Ce sont deux points de vue qui ont en commun d'écarter toute dimension historique et anthropologique du phénomène migratoire, qu'ils assimilent à un effet mécanique d'osmose. La décision de s'exiler, plus souvent vécue comme un arrachement que comme une belle aventure, résulte d'un ensemble complexe de motivations et de contraintes qu'on ne saurait réduire au froid calcul de l'homo oeconomicus. La situation politique du pays natal y a sa part mais, sauf dans les cas extrêmes d'exodes dus à des massacres, rien ne vient confirmer l'hypothèse fantasmatique d'un déferlement incontrolé.

Durant les « trente glorieuses », où l'ordonnance de 1945 était appliquée avec mollesse au nom de la croissance, il fallait souvent aller chercher les gens chez eux et les appâter avec des promesses de gains et de bons statuts : quoique autorisés à le faire, ceux-là ne venaient pas toujours spontanément.
Même au début des années 1970, quand une terrible famine régnait sur les pays sahéliens — se souvient-on encore qu'à cette époque les ressortissants de l'ancien empire français bénéficiaient ici de la libre circulation ? —, les habitants du Tchad, du Niger, de la Haute-Volta (maintenant Burkina Faso) et du Mali oriental n'ont pas « envahi » la France : il n'y eut guère que les rives du Sénégal pour expatrier, par rotations, leurs cadets afin de subvenir aux besoins des communautés villageoises, selon des normes quantitatives qui ne devaient rien à l'anarchie. Notons aussi ceci : trois pays ont jusqu'à maintenant bénéficié d'un statut dérogatoire permettant le libre accès de leurs ressortissants au marché du travail français. Il s'agit de la Centrafrique, du Gabon et du Togo [24], les deux derniers au moins se signalant par des atteintes systématiques aux droits de l'homme et par une situation économique bloquée qui n'ont pourtant pas, à ce qu'il paraît, engendré de « risque » migratoire démesuré. On pourrait multiplier les exemples, le dernier étant fourni par la suppression des frontières intérieures de l'Union européenne : en dépit d'un développement inégal, les pays ou régions les plus pauvres (non plus que l'ex-Allemagne de l'est) n'ont pas significativement contribué au peuplement des plus riches. Dans certains cas, comme celui des Portugais en France, l'ouverture définitive et complète des frontières n'a été ni plus ni moins que la ratification d'un ancien état des choses, sans aucun effet accélérateur.

Il serait certes possible de démentir ces constats avec d'autres exemples, notamment ceux où l'absence d'immigration massive paraît due à la mise en place de barrières : loin de nous l'idée que les flux migratoires potentiels ne sont jamais immodérés, notamment dans les pays en guerre. Mais lorsque c'est le cas, il y a lieu de croire que le « risque » est considérablement grossi par la propagande des autorités, qui croient pouvoir fonder toute l'efficacité de leur action sur le postulat suivant : pour dissuader mille personnes d'immigrer, il faut faire savoir qu'on empêchera les cent premières de le faire, voire la première parmi ces cent — telle est la tournure que prend l'« accueil » des réfugiés d'Algérie en France. Les entretiens avec les immigrants récents de ce pays révèlent que le plus souvent ces derniers vivent sur un espoir de retour — ce qu'évidemment les lois actuelles sur l'entrée et le séjour empêcheront de se concrétiser le moment venu — et que, parmi leurs compatriotes, les candidats à l'exil sont, sans qu'interviennent les difficultés qui leur seraient faites, infiniment moins nombreux que la paranoïa officielle ne le fait croire.

Ouverture des frontières
et menaces sur le droit du travail

La question des conséquences possibles de la libre circulation sur le monde du travail est sans doute la plus délicate et la plus épineuse. Délicate car le sens commun a décrété une fois pour toutes, comme une évidence que seuls des ignorants ou des gens de mauvaise foi pourraient contester, que l'immigration est source de chômage. Epineuse car, s'il est hasardeux de faire de la prospective, l'ouverture sans restriction du marché du travail aux étrangers pourrait bien avoir, dans l'ordre économique actuel, des implications dangereuses quant aux droits de la classe laborieuse dans son ensemble.

A l'opposé du mythe selon lequel les immigrés « volent l'emploi des Français » — mythe dont la diffusion transcende tous les choix politiques —, nous sommes tenté de poser que, si vraiment il faut établir des causalités, le chômage et l'immigration sont deux conséquences d'une même cause, à savoir l'instauration d'un modèle concurrent au travail contractuel : le salariat précaire [25]. Les données statistiques officielles sont elles-mêmes trompeuses car elles ne rendent compte que très imparfaitement des emplois à courte durée ou à temps partiel, et évidemment encore moins du travail non déclaré. Or ces emplois occupent par prédilection les immigrants, toutes catégories juridiques confondues. Dans le BTP comme ailleurs, ces derniers sont en quelque sorte instrumentalisés au bénéfice d'une décontractualisation qui est en passe de devenir le modèle dominant : le travail clandestin se présente ainsi comme le laboratoire de la flexibilité généralisée [26]. La passivité des pouvoirs publics — sauf en paroles et hormis quelques actions d'éclat — vient de la puissance de lobbying des secteurs concernés, prompts à invoquer les contraintes du marché et une structure des coûts dans laquelle le poids du salaire et des charges est excessif : il importe donc que les autorités répressives ferment les yeux devant les manquements au droit du travail, évidemment plus aisés lorsque les travailleurs sont dans une situation juridique précaire. C'est pourquoi la classe patronale n'est, quant à elle, nullement dans son ensemble hostile à l'immigration : elle se tourne sans état d'âme vers le travailleur le moins cher. Cependant, il est vraisemblable qu'une levée des restrictions aux flux migratoires introduirait en son sein des divisions.

L'ouverture des frontières pourrait en effet engendrer deux tendances théoriques apparemment contradictoires, dont l'agencement mutuel ne saurait être isolé de l'évolution prévisible des relations entre les employeurs et l'État. La première serait une hausse du prix du travail, par respect obligé du Code du travail : lors des régularisations de 1981-1982, on a vu ainsi des travailleurs, précédemment embauchés au noir, réclamer un contrat et tous leurs droits salariaux. Et a contrario, dans des secteurs comme le nettoyage ou la restauration, on entend souvent les syndicats se plaindre de ce que les étrangers en situation irrégulière « cassent » les prix : leur action pour la régularisation prend dès lors l'allure d'une reconquête des acquis sociaux. Ce facteur n'est pas à négliger : devenus citoyens à part entière, les immigrants auraient de meilleures raisons de se défendre contre la rente de situation qu'était auparavant, pour ceux qui les employaient, leur exclusion juridique. La deuxième tendance, sous l'effet d'une offre accrue de bras, mettrait au contraire les employeurs en position favorable pour négocier les salaires à la baisse ; ce qu'ils ne pourraient obtenir cependant que de deux manières : soit par une expansion correspondante du travail au noir, soit par une action visant à mettre en cause le droit actuel du travail, et notamment le salaire minimum garanti. De ce point de vue, l'ouverture des frontières laisserait l'ordre des choses actuel en l'état et n'aurait pour autre effet qu'une accélération du processus de précarisation de la main-d'oeuvre, lequel « envahit » plus sûrement la société française que les immigrants.

Mais l'hypothèse optimiste d'un renchérissement des salaires consécutif à l'abolition du statut, si commode pour les employeurs, de « travailleur immigré », est elle-même lourde de conséquences quant aux stratégies politico-économiques des employeurs. Soucieux de maintenir intactes leurs marges et enclins par habitude à invoquer le marasme (plus fictif que réel) de leurs affaires, ces derniers auraient plusieurs solutions face à une main-d'oeuvre plus exigeante. La première tentation serait celle de l'extériorisation des productions vers des pays à bas salaire et faible niveau de protection du travailleur. Cela est largement entamé dans le textile industriel. Mais, par nature, la plupart des secteurs à fort emploi d'étrangers ne se prêtent pas à la délocalisation (sauf à imaginer que les entreprises délaissent le marché national et redéploient leurs chiffres d'affaires vers de nouveaux marchés mondiaux) : le bâtiment, les services, les récoltes et même les vêtements de mode sont autant d'industries qui s'effectuent nécessairement in situ. Ce serait du reste illusoire : les maquiladoras du nord-Mexique n'ont guère freiné les traversées du Rio Grande, providence des planteurs et des industriels du sud-ouest américain [27]. Pour des raisons analogues, on peut aussi écarter l'hypothèse d'une modernisation accrue de l'appareil productif.

Il reste alors aux employeurs trois solutions non exclusives : se tourner vers la manne publique ; substituer à la nouvelle main-d'oeuvre immigrante des résidents fragilisés par la situation économique ; enfin, oeuvrer pour ce qu'on appelle (souvent à tort) une « déréglementation » du droit du travail.

La chasse aux rentes servies par l'État est désormais, à la faveur de la crise, une tradition bien ancrée du patronat français. Dégrèvements fiscaux, exonération des charges patronales, aides à l'embauche de toute nature, voire primes au consommateur, constituent une panoplie légale qui, même dans la présente conjoncture de fermeture officielle des frontières, déguise des transferts considérables du Trésor public au secteur privé. Mais cette solution, dans un pays dont les autorités admettent que la pression fiscale atteint le seuil de l'acceptable, connaîtra d'autant plus vite des limites qu'elle sera incompatible avec la volonté keynésienne de relancer la consommation — une autre revendication du même patronat.

Subsistent deux options complémentaires qui, de même, se font jour dès maintenant avec une telle insistance qu'on en vient à se demander si réellement l'irruption de nouveaux migrants y changerait quoi que ce soit [28]. D'une part, il s'agirait de se tourner vers des gisements de main-d'oeuvre que le sous-emploi met dans une position particulièrement défavorable. Si le patronat a renoncé à tout espoir de mettre au travail certaines catégories (notamment parmi les jeunes marginalisés des quartiers pauvres), il lui reste la possibilité, notamment grâce aux progrès de la théorie du travail à temps partiel et grâce à une législation particulièrement souple (et pas même respectée) de l'apprentissage, de se tourner vers les femmes et les enfants. La croissance considérable de l'emploi de ces derniers en Grande Bretagne à la faveur du thatchérisme indique que ce n'est pas une hypothèse exagérée [29]. A ces gisements nouveaux s'ajoutent les marchés captifs de travailleurs au sein même des communautés immigrées : la sous-traitance aux façonniers chinois a ainsi permis de contenir les coûts de production dans le secteur de la mode, de même que certaines filières d'embauche par nationalité pour les sous-traitants du bâtiment — certes, tout cela dans un contexte fréquent de travail clandestin [30]. D'autre part, il resterait à s'en remettre au législateur pour accélérer le processus de « déréglementation » en cours (qui est en fait plutôt une sur-réglementation, par ajouts dérogatoires successifs au Code du travail) : encadrée par un recul du droit, une pression migratoire accrue serait alors une aubaine permettant une diminution progressive de l'écart entre le prix du travail ici et dans les pays dominés.

Dans les faits, cette possible évolution peut être vraisemblablement envisagée comme la mise en place d'une combinaison organique et durable de deux phénomènes : d'un côté, un blanchiment du travail au noir par élimination des garanties contractuelles du travailleur et, de l'autre, la persistance du travail clandestin proprement dit. On remarquera que d'ores et déjà tout un flou juridique, et pratique surtout, s'installe à propos de certaines formes de travail en plein essor. Malaisément identifiables et encore moins susceptibles de sanctions systématiques, le faux intérim, le faux travail indépendant, le prêt de main-d'oeuvre déguisé en sous-traitance, les emplois de « stagiaires » etc. sont autant, par leur débordement, de prodromes de ce qui, théoriquement punissable aujourd'hui, pourrait être ouvertement autorisé par la loi de demain. S'il en va ainsi, cela signifie que, malheureusement pour eux, le marché du travail ne serait pas plus attractif pour les candidats à l'immigration libre qu'il ne l'est actuellement.

Mais ces observations signifient surtout, pour notre propos, qu'on ne saurait appeler à l'ouverture des frontières sans, simultanément, élargir cet appel à un combat pour l'instauration d'un droit du travail réellement contractuel et identique pour tous. Ce souci rejoint celui que nous avons évoqué concernant la lutte contre la doctrine néo-libérale. Si, en matière d'immigration, les défenseurs des droits de l'homme sont prisonniers de contradictions qui les font si souvent apparaître comme des gens irréalistes ou intellectuellement malhonnêtes, c'est sans doute parce que, précisément, ils croient pouvoir s'en tenir à la question des droits de l'étranger, alors que la politique migratoire de ce pays ne peut pas être dissociée de sa politique globale : abroger d'un même mouvement les lois Pasqua et les derniers lambeaux d'un Code du travail déjà très atteint dans certains de ses justes principes, ce ne serait pas un mal pour un bien, mais le signal d'une formidable régression. Il est donc urgent de cesser de conforter, fût-ce à son corps défendant, les orientations contemporaines de l'économie par une vision isolée d'un prétendu problème migratoire.

29 septembre 1996


Notes

[17] Le système des quotas également pratiqué pour les récoltes en France. S'il paraît actuellement en régression, cela est sans doute en partie imputable à ce qu'il ne concerne plus les saisonniers ibériques.

[18] Cf. Didier Bigo, Police en réseaux : l'expérience européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996. Cf. aussi « Une révolution culturelle pour la police des frontières — Robert Broussard initie ses hommes à la coopération transfrontalière », Le Monde, 29 mars 1996.

[19] Cette politique, quoique proposée avec des moyens assurément plus « humains », est dictée par un souci rigoureusement semblable à celui des maîtres de ce pays. Cf. le titre éloquent de cet article de Christian Vanneste, député RPR : « Stopper l'immigration clandestine est le seul moyen de s'opposer au racisme et de permettre l'intégration », où l'on trouve une phrase qui semble presque reprise de P. Weil : « Par son laxisme, la gauche a accéléré l'immigration clandestine et favorisé l'essor de l'extrême-droite. » (Le quotidien de Paris, 6 juin 1996).

[20] Cf. Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, Commissariat général du plan — Odile Jacob, Paris, 1995.

[21] Cf. nos analyses et celles de Claude Meillassoux dans : Bernard Schlemmer (éd.), L'enfant exploité — Oppression, mise au travail et prolétarisation, Karthala-ORSTOM, Paris, 1996 (sous presse)

[22] Cf. la critique mordante de Mario Vargas Llosa dans « Les immigrés, bénédiction des pays riches », Le Monde, 6 septembre 1996. Au terme d'un fervent plaidoyer pour l'ouverture des frontières, l'auteur ne résiste cependant pas au credo libéral de l'aide au secteur privé et du libre échange.

[23] C'est ainsi que, faisant à la fois l'impasse sur l'origine du développement inégal des pays et sur le recul des droits sociaux en France, Alain Finkielkraut énonce que « l'État-providence a nécessairement des frontières » (Le Figaro, 19 août 1996).

[24] La Centrafrique et le Gabon ont, semble-t-il, signé récemment avec la France une convention d'établissement mettant fin à ce privilège.

[25] Cette notion rejoint celle de « salariat bridé » proposée par Yann Moulier-Boutang. Pour plus de détails, cf. notre article « Précarisation de l'économie et clandestinité — Une politique délibérée », Plein droit n° 31, avril 1996, p. 44-50.

[26] Cette thèse est présente dans tous les travaux de Claude-Valentin Marie.

[27] Cf. « Le renforcement des contrôles ne freine pas la ruée des Mexicains vers les États-Unis », Le Monde, 12 avril 1996.

[28] « Si on expulse les immigrés clandestins sous-payés, notre économie crèvera. — Si on les paye un salaire décent, aussi. » : ainsi dialoguent les passagers d'une voiture symbolisant l'économie française, dont les roues sont figurées par quatre Africains (dessin de Willem dans Humanité dimanche, 29 août 1996).

[29] Cf. L'enfant exploité..., op. cit.

[30] Cf. Yann Moulier-Boutang et al., Economie politique des migrations clandestines de main-d'oeuvre, Publisud, Paris, 1986.

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Dernière mise à jour : 19-11-2000 12:37.
Cette page : https://www.gisti.org/doc/presse/1996/morice/precarite-2.html


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