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Jeux de loi

Par Jean-Pierre Alaux

Article paru dans Les Inrockuptibles, octobre 98.


En adoptant la loi du 11 mai 1998 relative à l'entrée, au séjour des étrangers et au droit d'asile (dite « Réséda » ou « loi Chevènement »), le Parlement a modifié pour la nième fois la vieille ordonnance du 2 novembre 1945. Selon la ligne fixée par le premier ministre peu après sa nomination à Matignon, cette réforme devait définir les contours d'une politique d'immigration « ferme et digne ». Après les durcissements de Charles Pasqua en 1993 et de Jean-Louis Debré en 1997, fermeté ne pouvait signifier que continuité. De fait, la loi Pasqua ne fut pas abrogée en dépit des promesses ambiguës des socialistes au cours de leur campagne électorale.

Dans ce contexte conservateur, c'est la dignité qui devait faire office d'innovation. A défaut d'être progressiste — puisque c'était interdit —, on serait moderne. C'est Patrick Weil qui fut chargé de badigeonner le projet de cette couleur-là à la faveur d'une mission de réflexion éclair (six semaines, en gros) : faute de temps et surtout de volonté, la communication tint lieu de réflexion.

La teinture moderniste apparaît surtout dans l'article 12 bis de l'ordonnance susnommée. Il élargit un dispositif de régularisation permanente d'étrangers en situation irrégulière, que Jean-Louis Debré avait plus modestement inauguré en son temps sans trop le dire. Jean-Pierre Chevènement fait passer de trois à dix (et même à onze si l'on ajoute l'article 12 ter, celui de l'« asile territorial ») le nombre de situations dans lesquelles les préfectures peuvent délivrer un titre de séjour d'un an (avec autorisation de travail) à des sans-papiers : mineurs entrés en France avant l'âge de dix ans ; étrangers en séjour irrégulier d'au moins dix années, mais pénalité de cinq ans supplémentaires pour qui aura été étudiant et donc, à ce moment-là, en situation régulière (comprenne qui pourra cette prime à l'irrégularité absolue ?!) ; conjoints de Français ; conjoints de scientifiques ; parents d'enfants français ; étrangers nés en France, s'ils y ont vécu huit ans et s'ils ont été scolarisés cinq ans dans un établissement français ; accidentés du travail et malades professionnels ; apatrides ; étrangers atteints de pathologies non soignables dans leur pays.

A cette liste, il faut ajouter la rubrique la plus innovante. Peut être régularisé, dit désormais la loi, « l'étranger (...) dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d'autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus ». C'est très alambiqué. ça veut néanmoins dire que tout étranger — marié, concubin, célibataire — inséré à un titre ou à un autre dans la société française peut obtenir une carte de séjour. Voilà le texte que les parlementaires français ont voté. Il est conforme à la Convention européenne des droits de l'homme. Il est également tout à fait dans l'esprit des « critères » du Collège des médiateurs des sans-papiers de Saint-Bernard, bien plus que la triste circulaire du 24 juin 1997 qui fait légitimement couler beaucoup d'encre parce qu'elle laisse sur le carreau un peu moins de la moitié des 150 000 candidats à la régularisation.

Après les débats à l'Assemblée nationale et au Sénat, vint le moment de mijoter les textes d'application de la loi — circulaires et décrets — hors tout contrôle parlementaire et qui intéressent peu les médias.

Le ministère de l'intérieur a donné la mesure de sa conception pas forcément démocratique de la République. A l'aide d'une circulaire (non publiée) répondant au doux nom de code « NOR/INT/D/98/00108C », il a méthodiquement verrouillé le dispositif de régularisation voté par le Parlement. Ainsi (ce n'est qu'un exemple entre beaucoup), pour neutraliser les trois généreuses lignes de la loi relatives aux « liens personnels et familiaux », il a pondu six pages d'instructions aux préfectures. Elles correspondent à une interminable litanie de critères évidemment restrictifs.

On y apprend que, s'agissant de couples, « un refus de séjour ou un APRF [arrêté préfectoral de reconduite à la frontière]ne porte qu'exceptionnellement atteinte à la vie privée et familiale » ; qu'il n'y a pas, pour l'état d'accueil, d'« obligation générale de respecter le choix, par des couples mariés, de leur domicile commun » ; que, à la satisfaction sans doute des catholiques intégristes, la vie privée et familiale « est limitée en principe à la seule famille nucléaire, à savoir une relation maritale et/ou une relation filiale », même si (on n'est pas à une contradiction près) « il n'y a pas de différence substantielle entre le mariage et le concubinage ».

Sans doute trop modernes à son goût, l'administration pénalise ces concubins. Il leur faudra notamment prouver, « de manière cumulative », « une certaine ancienneté de communauté de vie en France » (cinq ans à titre indicatif) ; prouver encore « la présence d'enfants » (point de familles sans enfants et voilà réglé le sort des couples homosexuels), « l'intensité des liens familiaux dont ils se prévalent », ainsi que leur stabilité. La circulaire d'application rappelle aussi aux préfets que « la présence d'enfants mineurs, même scolarisés, ne fait pas obstacle à l'éloignement, dès lors que n'existe aucun obstacle à ce que les parents les emmènent avec eux ». Quant aux célibataires, la circulaire n'imagine même pas qu'ils puissent avoir une vie privée.

L'introduction dans la loi (art. 12 ter) de l'« asile territorial » constitue l'autre touche moderniste de la réforme. Là encore, une circulaire non publiée du 25 juin 1998 institue arbitrairement une « procédure d'urgence » qui permet aux préfets de placer certains demandeurs d'asile territorial en rétention. Bref, la circulaire transforme une innovation d'inspiration libérale en piège à étrangers.

Ainsi le gouvernement Jospin a-t-il neutralisé en catimini les deux dispositifs de la « loi Chevènement » qui auraient pu régler la situation de nombreux sans-papiers et de victimes de persécutions. Ce faisant, il a berné la « gauche plurielle », trompé l'opinion et trahit un Parlement qui ne se soucie manifestement pas d'assurer le service après vente de ses décisions. Vive la République !

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Dernière mise à jour : 29-11-2000 20:32.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1998/alaux/jeux.html


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