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L'immigration,
une question trop sensible (2)

par Danièle Lochak

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L'ombre portée du Front national

Mais le véritable tournant dans la politique de la gauche intervient après les élections municipales de mars 1983. Sous l'impulsion de l'extrême-droite, désormais présente dans la bataille électorale et qui n'hésite pas à miser sur les penchants xénophobes et racistes de l'électorat, l'immigration va devenir l'objet de toutes les surenchères. La campagne des municipales de mars 1983 laissera à cet égard des stigmates durables. A Le Pen, qui juge que « les Français ont l'impression d'être submergés », font écho des candidats du RPR et de l'UDF proclamant qu'« il faut arrêter cette invasion » et « en finir avec la délinquance bronzée ».

Face à une droite qui s'aligne progressivement sur l'extrême-droite, quand elle ne fait pas alliance avec elle, la gauche se replie sur une ligne de défense qui consiste à essayer de démentir par ses discours et par ses actes le laxisme dont on l'accuse : la lutte contre l'immigration clandestine va dès lors mobiliser l'essentiel de son énergie. Elle pense ainsi couper l'herbe sous le pied à la droite ; mais en lui emboîtant le pas elle contribue à populariser des thèmes dangereux et à rendre la question de l'immigration encore plus sensible.

Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31 août 1983, s'articule sur l'opposition désormais classique entre les immigrés installés, « qui font partie de la réalité nationale » et dont il faut favoriser l'insertion, et les clandestins qu'il faut renvoyer et contre lesquels il est d'autant plus légitime de sévir qu'ils risquent de gêner l'insertion de la population immigrée en situation régulière.

Ni le changement du discours officiel, ni le resserrement du contrôle sur la population immigrée ne suffisant à produire les effets escomptés sur l'image du gouvernement dans l'opinion, la fuite en avant continue, d'autant qu'il faut aussi rassurer les élus socialistes de base, inquiets de la baisse d'audience de la gauche à l'approche des élections. « L'extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », déclare Laurent Fabius lors d'une émission télévisée en septembre 1984, avant d'annoncer, en 10 octobre, de nouvelles mesures restrictives.

L'année 1985, marquée par la proximité des élections législatives, inaugure une nouvelle étape dans la contamination du discours par les thèses de l'extrême-droite. Ce ne sont plus seulement les clandestins, en effet, que l'on désigne comme la source des maux dont les Français sont victimes : chômage et insécurité ; c'est la présence d'une population étrangère nombreuse qui représente par elle-même, dit-on, une menace pour la nation française. C'est ainsi que la logique économique, axée sur la protection du marché de l'emploi, et la logique policière, qui voit dans tout étranger un irrégulier ou un délinquant en puissance se voient relayées par une logique plus pernicieuse encore, aux forts relents xénophobes, qui considère la population immigrée comme menaçant non plus seulement l'emploi ou l'ordre public, mais plus fondamentalement l'identité nationale.

A l'approche des législatives de 1986, et faisant écho à ces préoccupations, tous les partis de droite inscrivent dans leur programme la nécessité de modifier le Code de la nationalité de façon à ce qu'au minimum la naissance en France n'entraîne plus de plein droit l'acquisition de la nationalité française. On relève que c'est la première fois, depuis Vichy, que la question de la nationalité ressurgit au premier plan de l'actualité, et qu'elle y ressurgit comme question ô combien sensible : sensible car objet d'un débat opposant cette fois clairement la gauche et la droite, sensible aussi parce que ce débat est ouvertement idéologique, mettant en jeu des conceptions différentes, voire concurrentes de la communauté nationale.

Lorsque la droite revient au pouvoir, en mars 1986, l'immigration occupe donc une place importante dans sa liste de ses priorités, d'autant plus importante qu'elle s'est engagée à fond sur ce point au cours de la campagne électorale, en attaquant violemment l'attitude laxiste et irresponsable de la gauche. Le dispositif qu'elle entend faire adopter comporte deux volets distincts mais complémentaires : le projet qui deviendra la loi du 9 septembre 1986, dite « loi Pasqua », sur l'entrée et le séjour des étrangers, et le projet de réforme du code de la nationalité.

En proposant ces deux textes au vote du Parlement, le nouveau gouvernement entend bien marquer sa différence et se démarquer de son prédecesseur. Curieusement, pourtant, lorsqu'il s'agit de défendre son projet, le ministre de l'Intérieur tient devant les parlementaires un discours lénifiant, empreint d'une tonalité humaniste : comme si une compensation s'opérait entre actes et paroles, et comme si, après avoir pratiqué une dangereuse surenchère verbale lorsqu'elle était dans l'opposition, la droite s'efforçait au contraire, une fois au pouvoir et dotée des moyens d'agir, de parler le langage de la raison. Le gouvernement, en effet, tient à minimiser la portée des mesures qu'il propose, présentées comme un simple renforcement des moyens de lutte contre la clandestinité, en passant sous silence les importantes restrictions qu'il apporte aux droits des étrangers.

De même, le projet de réforme du code de la nationalité déposé par le ministre de la Justice devant l'Assemblée nationale à l'automne 1986 ne reprend pas l'intégralité des propositions formulées par la droite lorsqu'elle était dans l'opposition, même si l'esprit de la réforme proposée reste le même. L'exposé des motifs s'efforce là encore de minimiser la portée du texte, illustrant parfaitement le nouveau langage de la droite passée de l'opposition au gouvernement, et qui adopte un « profil bas » sur le plan idéologique. La loi, lit-on dans l'exposé des motifs, est inspirée par le souci de « mieux respecter... les aspirations des diverses communautés étrangères implantées sur notre sol en vue de garder leur identité nationale et culturelle » (on relèvera le retournement spectaculaire de la problématique, la réforme ayant été présentée initialement comme inspirée par le souci de protéger l'identité nationale et culturelle de la France...). « Il convient dès lors, poursuit le texte, de s'assurer que l'acquisition de la nationalité française correspond à une volonté véritable des intéressés », ce qui suppose une modification de la législation tendant à éviter « d'intégrer des personnes qui ne le souhaitent pas réellement ou qui n'ont pas conscience d'être devenues françaises ».

De façon inattendue, c'est la mobilisation d'une fraction de l'opinion qui va, pour une fois, provoquer l'échec de la réforme. Ni les réticences de certains à remettre en cause des dispositions qu'on pouvait considérer, en raison même de leur ancienneté, comme l'expression de la « tradition républicaine », ni l'opposition déterminée de la gauche et des milieux associatifs n'auraient suffi à faire reculer le gouvernement. Mais celui-ci, aux prises avec un mouvement étudiant de grande ampleur suscité par un projet de réforme de l'université, juge opportun de faire marche arrière lorsque les étudiants réclament à leur tour le retrait du projet. Pour ne pas donner l'impression d'y renoncer définitivement, il met en place une commission présidée par le vice-président du Conseil d'Etat et qui remettra son rapport en janvier 1988. En dépit du consensus que semblent recueillir les propositions de cette commission, la droite, pendant les quelques mois qui lui restent à gouverner, ne prend pas d'initiative pour les mettre en oeuvre : peut-être juge-t-elle, malgré la dépolitisation apparente du débat qu'ont permis les travaux de la Commission, que la question est encore trop brûlante. Mais le rapport servira de référence à la réforme de 1993, adoptée à un moment où la droite semble à nouveau toute puissante.

L'impossible tactique de l'évitement

Mai 1988 marque le début d'une nouvelle alternance. Compte tenu des protestations de la gauche contre la loi Pasqua, on pouvait penser que son retour au pouvoir conduirait rapidement à l'abrogation de ce texte. Or c'est l'inverse qui se produit : le gouvernement Rocard adopte sur la question de l'immigration une tactique d'évitement, estimant sans doute que la gauche n'a rien à gagner à réouvrir le débat. Il s'abstient donc soigneusement de prendre une quelconque initiative dans ce domaine, se montrant sourd aux sollicitations des défenseurs traditionnels des droits des étrangers. Après que le Président de la République, dans ses voeux de Nouvel An ait annoncé une révision des dispositions législatives « inéquitables et injustifiées », il faut encore attendre le printemps 1989 pour que soit enfin présenté au Parlement un projet de loi qui deviendra la « loi Joxe », finalement promulguée le 2 août 1989, et qui revient à l'esprit des textes votés en 1981 et 1984.

Après cet intermède législatif, le gouvernement espère sans doute avoir évacué pour un temps la question de l'immigration de l'agenda politique. Mais le répit est de courte durée. La fin de l'année 1989 est marquée par l'affaire du foulard. Le spectre de l'intégrisme islamique, agité non seulement par la droite mais également dans des cercles influents de la gauche, les incidents répétés dans les banlieues, obligent le gouvernement à réagir. Pour une fois, la question de l'immigration est abordée autrement qu'en termes de répression. Des mesures en faveur de l'intégration sont annoncées et de nouvelles structures sont mises en place : un haut conseil de l'intégration, composé la fois d'experts et d'hommes politiques de différentes sensiblités, pour la réflexion, un secrétariat général à l'intégration pour l'action.

Mais très vite le ton du discours s'emballe à nouveau. Le succès du Front national à l'élection législative partielle de Dreux en décembre 1989 a créé un choc dans la classe politique. François Mitterrand laisse échapper à la télévision que « le seuil de tolérance a été atteint ». Lors des Etats généraux de l'opposition sur l'immigration, le RPR, exhumant ses anciens projets qu'il s'était abstenu de mettre en oeuvre pendant la période de cohabitation, propose de réserver les prestations sociales aux Français, tandis que Valéry Giscard d'Estaing propose de soumettre une nouvelle loi sur la nationalité à référendum.

L'escalade se poursuit après la nomination d'Edith Cresson au poste de Premier ministre, en mai 1991. Jacques Chirac dénonce une « overdose » d'immigrés en France et s'aventure à évoquer les odeurs désagréables aux narines françaises que dégage leur voisinage ; Valéry Giscard d'Estaing propose, pour lutter contre « l'invasion » dont la France est l'objet, d'abandonner le jus soli au profit du seul jus sanguinis pour l'attribution de la nationalité française. On assiste alors à la répétition exacte d'un scénario déjà expérimenté entre les municipales de 1983 et les législatives de 1986 : à la surenchère des discours répond la fuite en avant du gouvernement qui s'inquiète de la baisse d'audience de la gauche à l'approche des échéances électorales et qui cherche donc à frapper l'opinion en recherchant l'effet d'annonce sur la question décidément sensible de l'immigration. C'est ainsi qu'au début de l'été 1991 est annoncé et mis en place un nouveau train de mesures tendant à la « maîtrise de l'immigration ».

A droite, toute...

Le durcissement du discours et des pratiques en matière d'immigration ne suffit pas à sauver la gauche de la déroute électorale. Les élections législatives de mars 1993 ramènent donc au pouvoir une droite plus puissante que jamais qui s'empare précipitamment de la question de l'immigration en faisant voter par le Parlement deux textes : la réforme du code de la nationalité d'une part, la « loi Pasqua » qui modifie à nouveau les conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France dans le sens d'une sévérité encore accrue par rapport à 1986, d'autre part.

Le bon accueil fait au rapport demandé à la Commission de la nationalité pendant la première cohabitation, considéré comme un texte modéré et de consensus, permet au gouvernement de faire adopter cette fois sans difficulté la réforme du code de la nationalité. La légitimité de la réforme étant étroitement liée à la légitimité reconnue aux propositions de la Commission, le gouvernement s'efforce d'en minimiser la portée en la présentant comme une simple adaptation des règles en vigueur, et de coller au mieux à la problématique dégagée par la Commission. Il va répétant qu'il ne faut pas confondre la question de la nationalité et celle de l'immigration, que le texte n'a d'autre objet que de renforcer l'identité nationale pour permettre de mieux intégrer les étrangers qui le désirent et auxquels il est normal et sain de demander qu'ils manifestent leur volonté de devenir français, conformément à la conception élective, et proprement française, de la nation.

La lecture des débats parlementaires montre que l'ombre de la Commission plane sur les hémicycles, députés et sénateurs s'efforçant à leur tour de se tenir au plus près de cette problématique imposée. Mais ils n'y parviennent pas toujours : comme on pouvait s'y attendre sur une question aussi pétrie d'idéologie, la discussion parlementaire est l'occasion de quelques dérapages. A l'arrière-plan des débats se profile la figure de l'étranger délinquant, de l'étranger fraudeur, du clandestin — et plus nettement encore le spectre de l'Islam. Car s'il convient de demander désormais aux personnes nées et élevées en France une marque d'adhésion explicite à la nation française avant qu'ils puissent être considérés comme Français, c'est bien parce que désormais ces étrangers, issus d'une autre civilisation, sont réputés plus difficilement assimilables.

Si elle combat avec conviction la réforme du code de la nationalité, la gauche ne livre en revanche que mollement bataille contre la loi Pasqua, convaincue qu'il n'est pas payant, électoralement, de s'élever contre des mesures présentées à l'opinion comme destinées à renforcer la lutte contre l'immigration clandestine. Par la suite, on ne l'entendra guère non plus protester face aux situations dramatiques qu'engendrent des textes excessivement rigoureux mis en oeuvre avec une brutalité extrême.

La gauche institutionnelle se désintéresse également des mouvements de « sans-papiers » qui commencent à prendre de l'ampleur au printemps 1996. Elle ne se manifeste qu'à partir du moment où un courant de sympathie se dessine dans l'opinion en faveur des sans-papiers. La mobilisation culmine le 28 septembre : après l'évacuation par la force, à la fin du mois d'août, de l'Eglise Saint-Bernard, les syndicats, partis et associations appellent à une manifestation unitaire au cours de laquelle 15.000 personnes défilent dans les rues de Paris.

Mais lorsque, en novembre 1996, le gouvernement dépose un nouveau projet de loi qui, tout en ouvrant la voie à la régularisation de certaines catégories de sans-papiers, renforce encore la dimension répressive de la législation en vigueur, les députés socialistes, en majorité absents de l'hémicycle, se font surtout remarquer par leur peu d'empressement à combattre le projet. Cette fois encore, c'est la mobilisation — inattendue — d'une partie de l'opinion qui l'oblige à sortir de son attentisme prudent. La disposition du projet de loi qui oblige les personnes hébergeant des visiteurs étrangers à déclarer à la préfecture le départ de ces visiteurs est interprétée comme une incitation à la délation et dénoncée dans des pétitions qui recueillent des dizaines de milliers de signatures. Cette fois la gauche parlementaire ne peut faire autrement que de suivre le mouvement : en seconde lecture députés et sénateurs se livrent à de virulentes attaques contre le texte gouvernemental (qui sera néanmoins adopté, à l'exception de la disposition contestée retirée par le gouvernement).

Le juste milieu : du « ni-nisme »
au « consensus républicain »

Confronté à cette opposition momentanément combative, le ministre de l'Intérieur va alors s'efforcer de démontrer que son texte est équilibré en recourant au procédé rhétorique bien connu du « ni-nisme », jadis décrit par Roland Barthes dans Mythologies. Fondé sur une « mécanique de la double exclusion », il vise à se présenter comme étant à égale distance des extrêmes et comme ayant de ce fait nécessairement raison.

« L'économie générale du texte, déclare le ministre de l'Intérieur devant le Parlement, tient en équation simple : oui à l'immigration régulière, non à l'immigration irrégulière. Les dispositions qu'il contient ne font que tirer les conséquences pratiques de cette affirmation, avec pragmatisme et sans dogmatisme, avec mesure et sans excès, avec fermeté et sans inhumanité, en un mot, avec le souci de l'équilibre qui nous distingue, qui distingue la majorité des extrémistes de tous bords  [...]. D'un côté des pétitions qui fleurissent, d'autant plus nourries que les problèmes concrets sont largement méconnus. De l'autre des discours truffés de références à l'inégalité des races et le rêve d'une France ethnique si contraire à l'âme même de notre nation  ».

Le ni-nisme, comme l'ont montré Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, est une des figures privilégiées de la rhétorique politique qui aime à cultiver l'idée du juste milieu. Le procédé est d'usage commode pour imposer la légitimité d'un choix ou accréditer le bien-fondé d'une politique. D'autant que le milieu n'étant jamais que la double négation des extrêmes, il est facile, en manipulant ces extrêmes, de produire une fausse symétrie et de dégager une position moyenne, médiane, modérée, parée de toutes les vertus.

Avec des nuances, la stratégie utilisée par le ministre de l'Intérieur de la gauche, une fois celle-ci revenue au pouvoir en 1997, n'est pas foncièrement différente, dans son ambition de parvenir à un consensus — qu'il baptisera de « républicain » — avec la droite sur une politique « raisonnable » de l'immigration à égale distance des extrêmes.

Au départ, certes, le gouvernement est contraint de tenir compte du contexte dans lequel la gauche a remporté les élections : parce que l'émotion qui, en février 1997, s'est emparée de larges couches de la population, venant après le mouvement de sympathie pour les sans-papiers, n'a sans doute pas été étrangère à la défaite de la droite, il décide très vite d'engager une opération de régularisation et de mettre en chantier d'une nouvelle réforme de la législation.

Mais en même temps on prend soin de minimiser la portée de ces initiatives. Il ne faut « ni laxisme, ni repli frileux », déclare Jean-Pierre Chevènement au journal Le Monde au lendemain de la parution de la circulaire annonçant des régularisations, ajoutant : « Je suis convaincu qu'il y a place pour une politique d'immigration généreuse mais ferme, conforme à l'intérêt national, sur laquelle le consentement d'une immense majorité de nos concitoyens peut être réuni ».

Au début du mois de juillet, le gouvernement confie à Patrick Weil la mission de proposer des règles « simples, réalistes et humaines » pour l'entrée et le séjour des étrangers en France, « dans le cadre d'une politique de l'immigration ferme et digne, sans renier nos valeurs et sans compromettre notre équilibre social ». Sur la base de ce rapport, jugé « équilibré » par le gouvernement, deux projets de loi, l'un portant sur la nationalité, l'autre sur l'entrée et le séjour, sont adoptés. Le gouvernement renonce de facto à abroger les lois Pasqua et Debré.

Se souciant peu de décevoir ceux qui attendaient qu'il tienne l'engagement pris pendant la campagne électorale — avec beaucoup de réticence il est vrai — d'abroger ces textes, a fortiori ceux qui auraient souhaité une véritable rupture avec la politique suivie depuis plus de vingt ans, le gouvernement fait en effet le pari d'un consensus possible transcendant les clivages politiques sur les principales orientations de la politique d'immigration. « Il faut en finir avec les surenchères polémiques qui dissimulent souvent un consensus implicite entre la droite et la gauche républicaine, déclare encore Jean-Pierre Chevènement. Aucun parti représenté à l'Assemblée nationale ne s'oppose à la maîtrise des flux migratoires. Nul ne conteste la nécessité de stabiliser, voire d'intégrer, les immigrés durablement établis de notre sol. »

La stratégie consiste donc à faire adopter le plus rapidement possible des réformes législatives limitées, sur lesquelles on espère obtenir au minimum la neutralité de la droite, pour pouvoir ensuite mettre de côté la question de façon à ce qu'elle n'envenime plus le débat politique. Et devant le Parlement, le ministre de l'Intérieur cultive à son tour la figure du ni-nisme : « Certains intervenants ont trouvé le projet laxiste, d'autres trop répressif. Où est la vérité ? Nul n'est infaillible, mais je crois que nous sommes à peu près parvenus à mettre le curseur au bon endroit »

Cette stratégie échoue : malgré le caractère modéré du projet présenté la droite ne se laisse pas convaincre d'adhérer aux réformes proposées. Non pas que celles-ci lui paraissent par elles-mêmes inacceptables, mais elle refuse par principe le consensus sur l'immigration dont elle n'a pas renoncé à faire un enjeu de dispute.

Malgré cet échec, ce n'est pas avec la droite que la gauche entend croiser le fer. Le combat principal, elle le livre aux « extrêmistes » de son propre camp, aux « utopistes » et aux « irresponsables » qui, s'interrogeant sur la pertinence de la politique menée depuis vingt-cinq ans, demandent un véritable débat sur la politique d'immigration qui ne récuserait pas par avance l'hypothèse de l'ouverture des frontières.

Au lendemain des élections régionales de mars 1998 et des douteuses alliances auxquelles elles ont donné lieu, ce n'est pas la droite qui est accusée de faire le jeu du Front national mais les sans-papiers qui, en désespoir de cause, recommencent à occuper les églises comme du temps de Debré ou les militants qui tentent d'entraver la mise en oeuvre des mesures de reconduite à la frontière. Quelle impression peut-on tirer de cette chronique, sinon que l'immigration est décidément une question trop sensible pour faire l'objet d'un véritable traitement politique ? La « maîtrise des flux migratoires » est plus un slogan qu'une politique : elle repose sur l'illusion — dont personne n'est dupe — qu'il est possible de contrôler vraiment les frontières. Elle conduit à donner la priorité à la répression de l'immigration irrégulière au détriment de l'intégration, sans voir ou en faisant semblant de ne pas voir que les problèmes liés à l'immigration résultent moins de l'existence des « clandestins » que du déficit de mesures qui auraient permis d'intégrer la population immigrée dans la cité et d'éviter que ne se cristallisent craintes et fantasmes : ces craintes et ces fantasmes que l'on brandit ensuite pour justifier de nouvelles mesurs répressives.

Car la lutte contre l'immigration clandestine est censée répondre aux craintes et aux attentes de l'opinion publique. Mais à force d'aller au devant de ce qu'ils pensent être les attentes de l'opinion publique, non seulement les hommes politiques faillissent à leur mission mais ils entretiennent et même confortent les dérives xénophobes qu'ils prétendent conjurer.

Si le Front national continue à être marginalisé sur l'échiquier politique officiel, depuis quinze ans son ombre plane sur la politique d'immigration. A défaut d'imposer entièrement ses vues, il a imposé une problématique — une problématique purement négative, qui a empêché de traiter la question de l'immigration autrement qu'en termes protectionnistes et policiers.

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Dernière mise à jour : 23-05-2000 22:44.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1998/lochak/question-2.html


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