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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC

Chapitre III
L'histoire des discriminations légales sur le marché du travail

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III.2 - Le maintien des discriminations légales sur le marché du travail après 1945

De nombreuses dispositions, notamment celles relatives au travail et aux titres de séjour, prises dans la précipitation et sous la pression de l'évènement dans les années trente, vont être maintenues après 1945 et perdurer durablement [Lochak, 1995b].

III.2.1. - 1945 : De nouvelles règles mais inspirées de la législation de 1938 [36]

Si le dispositif mis en place par Vichy a été déclaré illégal à la Libération, l'ordonnance de 1945 visant à réglementer l'entrée et le séjour des étrangers reprend pour partie la logique de la législation de 1938 et reflète la volonté politique d'encadrer l'immigration de main-d'oeuvre. [Lochak, 1995d]. A l'époque, dans les discussions sur la politique d'immigration, les préoccupations relatives au marché du travail ne sont pas toujours compatibles et parfois s'affrontent avec celles des natalistes. La thèse de G. Mauco, secrétaire général du Haut Comité de la Population, était de distinguer l'immigration de main-d'oeuvre autorisée seulement à un séjour provisoire, dans des lieux et des métiers qui ne soient pas en concurrence avec les nationaux, de l'immigration assimilable dont il faut favoriser l'installation. Deux conceptions de la politique migratoire étaient alors en concurrence : la première, proche du modèle américain d'avant guerre de sélection ethnique par quotas, est défendue par Mauco tandis que la seconde s'inscrit dans la fidélité aux valeurs républicaines d'égalité et ne préconise aucune distinction selon les origines [Weil, 1995, p. 78]. Finalement, la conception des économistes Tixier et Parodi va l'emporter sur les convictions démographiques de Mauco : le texte de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ne comporte ni indication de préférence ethnique, ni souci de sélectivité de la main-d'oeuvre. Elle met en place le cadre juridique d'une immigration de main-d'oeuvre dont le séjour est temporaire, conditionné à l'exercice d'un travail et placé sous le contrôle de l'administration [Bruschi, 1995, Lochak, 1995d]. L'objectif démographique ne s'efface cependant pas totalement derrière l'objectif économique. Un compromis existait dans les conceptions des économistes comme des démographes sur la nécessité d'une immigration importante. L'objectif démographique transparaît à travers l'encouragement de l'immigration familiale et l'objectif officiellement proclamé de sélectionner les immigrants [Lochak, 1985].

Concernant l'entrée et le séjour des étrangers, l'ordonnance du 2 novembre 1945 a repris la structure et de nombreux points de la réglementation de 1938, en atténuant seulement les effets des dispositions les plus sévères.

En matière d'autorisations de travail, la similitude entre 1938 et 1945 est très forte. La loi de 1932 sur le contingentement de la main d'oeuvre étrangère est maintenue (elle ne sera abrogée qu'en 1981). La carte d'artisan et de commerçant, la situation irrégulière érigée en délit et la suppression de la liberté de la presse[37] sont d'ailleurs encore en vigueur aujourd'hui. Il en est de même pour de nombreuses professions que la loi interdit encore aux étrangers (cf IV).

Le principe de la nécessité d'une autorisation préalable pour exercer un emploi salarié, qui avait été consacré dans les années 1930, est renforcé par la compétence exclusive donnée à l'Office national d'immigration (ONI) pour introduire en France des travailleurs étrangers. La production d'un contrat de travail visé est désormais exigée à l'entrée du territoire français de celui qui vient pour travailler. Les autorités espèrent ainsi parvenir à sélectionner la main d'oeuvre .

Dans la législation de 1945, une distinction est opérée entre carte de séjour et carte de travail, dont les durées respectives peuvent différer. Censé favoriser la stabilité du séjour, ce système conduira dans la pratique à rendre plus précaire le séjour des étrangers entrés légalement.

Avant guerre (1938), il existait trois types de cartes de travail : la carte de travailleur temporaire de type A valable pour une seule profession et pour un ou plusieurs départements, la carte de travailleur à validité normale de type B d'une durée de trois ans valable uniquement pour la profession indiquée mais dans tous les départements et la carte de travailleur pour toutes les professions de type C, d'une durée de trois ans (réservée à certaines catégories limitées d'étrangers).

L'ordonnance de 1945 reprend le même découpage avec la même logique en distinguant quatre cartes de travail : la carte temporaire de travail d'une durée d'un an maximum, valable pour une profession et une région ; la carte ordinaire d'une durée de trois ans, valable pour une profession et une région ; la carte ordinaire à validité permanente, valable pour l'ensemble de la France mais pour une seule profession (seulement pour les étrangers titulaires d'une carte de résident privilégié ou d'une carte de résident ordinaire justifiant d'un séjour ininterrompu de dix ans) ; et la carte permanente valable pour toutes les professions salariées, uniquement pour les résidents privilégiés au bout de dix ans de séjour en cette qualité[38].

III.2.2. 1945-1955 : l'échec des tentatives pour contrôler et sélectionner la main-d'oeuvre

L'ONI, institué par l'ordonnance du 2 novembre 1945 et organisé par le décret du 26 mars 1946, devait permettre le contrôle total des flux d'étrangers et leur assurer une bonne insertion. Avec ce dispositif, les pouvoirs publics manifestent la velléité de rendre l'Etat seul maître d'oeuvre de la politique d'immigration. Ils espèrent avoir un droit de regard sur l'introduction de la main d'oeuvre étrangère en France. Ainsi, il a été possible de privilégier la main d'oeuvre italienne et allemande et d'interdire sa venue dans les régions frontalières : l'introduction d'Allemands était interdite dans la Moselle, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, celle des Italiens dans les Alpes-Maritimes. Le renouvellement de la carte de travail après un ou trois ans était conditionné au fait que l'étranger n'exerce pas de concurrence au détriment des nationaux.

Cette prérogative est très vite battue en brèche par deux faits majeurs : une grande partie de la main d'oeuvre est introduite clandestinement par un patronat qui recrute directement dans les pays d'origine ; avec la loi du 20 septembre 1947, portant statut organique de l'Algérie, le gouvernement français a reconnu aux musulmans d'Algérie le droit de circuler librement entre la métropole et les départements algériens sans passer par le contrôle de l'ONI [39]. A partir de 1956, la guerre d'Algérie viendra toutefois freiner les entrées d'Algériens.

Soucieux de réduire la concurrence sur le marché du travail, certains syndicalistes ouvriers exercent des pressions pour durcir encore les conditions d'entrées. Jusqu'en mai 1947, A. Croizat, issu de la CGT, était ministre du Travail et s'opposait au patronat suspecté d'introduire un nombre excessif de travailleurs pour engorger le marché de l'emploi. A tel point que les pouvoirs publics décident par décret du 20 septembre 1948 de modifier le fonctionnement de l'ONI (Office national de l'immigration) et d'écarter les syndicalistes du Conseil d'administration qui se trouve réduit à sept membres. On retrouvait ainsi juste après la guerre, l'opposition entre le patronat et les syndicats sur l'immigration, opposition qui s'était déjà manifestée au début des années 20 et dans les années 30 [40].

L'introduction de main d'oeuvre étrangère salariée par la voie officielle était contrariée par certaines lourdeurs administratives : pour embaucher un étranger, l'employeur devait adresser une demande à la Direction départementale du travail qui, si elle ne trouvait pas de main d'oeuvre française, transmettait la demande au ministère du Travail lequel donnait son accord si aucun travailleur français ne pouvait remplir cet emploi [Schor, 1996, p. 197].

En fait, ces lourdeurs encouragent les employeurs à recruter la main d'oeuvre sur place et à la faire entrer clandestinement sur le territoire. L'échec du système ONI a d'ailleurs été très vite consommé puisque l'ONI accepte dès 1948 de régulariser les travailleurs entrés en France et ayant trouvé à s'embaucher par eux-mêmes.

Après la Libération, les clauses excluant les étrangers des entreprises publiques ont été maintenues dans l'ensemble des statuts adoptés (SNCF, RATP, Air-France, etc.). Mais ce sera encore le cas dans des statuts conçus ultérieurement, tels ceux de la RTF en 1960 et de la SEITA en 1962 [Chorin, 1994, p. 142].

Le décret du 26 novembre 1949 confirme un texte du 12 novembre 1938 qui obligeait les commerçants et artisans étrangers à posséder une carte délivrée après enquête des services préfectoraux.

III.2.3. - 1955-1974 : les vingt glorieuses de l'immigration [Schor, 1996, p. 200 et s.].

A partir du milieu des années cinquante, les besoins en main d'oeuvre deviennent très importants et une proportion croissante d'entrées se fait de manière clandestine. Dans ce contexte de croissance économique, l'ouverture des frontières répondait au souci libéral de favoriser la circulation des hommes et de pallier ainsi les carences d'un marché du travail en expansion. Peu à peu bénéficient de la libre circulation les ressortissants de la Communauté européenne et les ressortissants d'Afrique noire. Après la guerre d'Algérie, les Algériens bénéficient aussi de la libre circulation.

i - La libre circulation est étendue à certains ressortissants

« Jusqu'en 1956, les conventions bilatérales conclues par la France avec divers Etats ne comportaient pratiquement aucune disposition dérogeant au régime du droit commun sur les conditions d'entrée et de séjour des étrangers » [Viet, 1998, p. 236].

La donne va changer avec les engagements pris par la France d'une part dans le cadre de la Communauté économique européenne, d'autre part avec la décolonisation à travers des conventions bilatérales avec les anciens territoires d'Outre-mer nouvellement indépendants.

i.1 - Le cas des ressortissants communautaires

Dans un premier temps, la signature du traité de Rome en 1957, qui concerne six Etats, n'a pas d'effet immédiat sur les modalités d'entrée et de séjour des ressortissants communautaires : les règles établies par l'ordonnance de 1945 vont continuer à s'appliquer. La première initiative de coordination porte sur l'accès au marché du travail : les règlements du 16 août 1961 et du 25 mars 1964 facilitent les possibilités de répondre à des emplois offerts dans les autres Etats membres. La liberté de circuler ne concerne que la liberté d'exercer une activité économique, salariée ou non. A partir de 1968, les ressortissants des Etats membres peuvent bénéficier d'un droit au séjour automatique dans les autres pays signataires ; le titre de séjour ne peut leur être refusé que pour des raisons liées à l'ordre ou à la santé publics. Cependant, seuls les travailleurs ressortissants communautaires sont concernés par cette mobilité [41].

i.2 - Le cas des Algériens

Les accords d'Evian du 19 mars 1962 qui entérinent l'indépendance de l'Algérie définissent les droits et devoirs des ressortissants des deux pays. Quatorze articles sont consacrés aux droits des Français d'Algérie, deux aux Algériens en France. Ces accords autorisent notamment la libre circulation des personnes des deux pays (seule la carte d'identité est exigée). Le départ massif des « pieds-noirs » et la pression migratoire des Algériens inattendue dans les deux sens du terme, c'est-à-dire imprévue mais aussi très mal acceptée[42], aboutissent à la conclusion d'un nouvel accord en 1964. Parmi les diverses dispositions, les préoccupations relatives au marché du travail sont très présentes puisque cet accord prévoit que « les arrivées de travailleurs algériens seront fixées en fonction des disponibilités en main d'oeuvre de l'Algérie et des possibilités du marché français de l'emploi.... ». Un contingentement est fixé, limité à 12 000 départs par an. Diverses dispositions durcissent les conditions d'entrée d'Algériens (contrôle médical à l'arrivée à Marseille, pécule minimum pour les touristes). L'immigration se poursuit néanmoins et un nouvel accord franco-algérien du 27 décembre 1968 vient supprimer la liberté de circulation inscrite dans les accords d'Evian. Le contingent annuel de travailleurs algériens est fixé à 35 000 par an pour une période de trois ans et l'émigration familiale est subordonnée à l'obtention d'un logement suffisant [d'Hauteville, 1995, pp.  87-89 ; Stora, 1996, pp. 22-23 ; Weil, 1995].

i.3 - Le cas des ressortissants d'Afrique

La décolonisation a donné lieu au début des années soixante à l'établissement de conventions bilatérales avec les anciens territoires. Ces conventions donnaient toutes la libre circulation aux ressortissants de ces pays (elle sera supprimée en 1974). Ces conventions bilatérales, à l'exception de celle passée avec le Togo, ont été remplacées par de nouvelles conventions dans les années quatre-vingt-dix [43]. Avant l'adoption de ces nouvelles conventions, les anciennes conventions garantissaient des dispositions plus favorables que le régime commun : ainsi la situation de l'emploi n'était pas opposable à ces ressortissants lors d'une demande d'autorisation de travail et les règles restrictives sur le regroupement familial ne s'appliquaient pas.

ii - Un recours massif et par tout moyen à la main d'oeuvre étrangère

Les entreprises, comme l'Etat, contournent les lourdeurs de l'ONI et profitent d'une politique de « laisser faire, laisser passer » pendant la période 1956-1973 afin de fournir des bras à l'économie [Milza, 1988, p. 107]. Les grandes entreprises n'hésiteront pas à envoyer dans les villages du Maroc et de l'Algérie des émissaires chargés de recruter une main d'oeuvre docile avec des méthodes particulièrement dégradantes [44]. En définitive, le système de régulation des migrations par l'ONI n'a fonctionné jusqu'à la fin des années cinquante qu'avec les Italiens -ils représentent les trois-quarts des seules entrées régulières dans les années 1950-1955- et seulement partiellement en fait [Lochak, 1985 ; Mekachera, 1993, p. 17].

Encadré 11 - Les syndicats et l'immigration

Les syndicats se sont traditionnellement opposés au patronat sur les questions d'immigration, ce que les théories économiques, tant orthodoxes qu'hétérodoxes, permettent de comprendre (cf. II). Depuis le XIXe siècle, le patronat a encouragé l'immigration au point de régulièrement chercher à l'organiser complètement, et a toujours résisté aux restrictions à l'arrivée de nouveaux travailleurs. Il trouvait dans l'immigration une main d'oeuvre lui permettant de modifier en sa faveur les rapports de force, d'affaiblir le front syndical et d'accroître les profits en tirant vers le bas les salaires et les conditions de travail. Dans cette perspective, la présence d'un chômage de masse a rendu l'immigration moins utile pour les entreprises, même si certains secteurs utilisent encore la main-d'oeuvre étrangère pour introduire de nouvelles formes de travail précaire (cf. deuxième partie). Les syndicats, par exemple la CGT au début des années vingt et à la fin des années quarante, se sont vivement opposés à l'immigration, y dénonçant le moyen pour les entrepreneurs de reproduire et maintenir l'« armée industrielle de réserve ». Dans ce contexte, si les syndicats n'ont pas toujours été épargnés par les dérives xénophobes, notamment durant les années trente, ils ont aussi cherché des moyens de lutter contre le patronat autrement qu'en s'en prenant aux travailleurs immigrés. Ils ont notamment tenté d'organiser l'encadrement de la main d'oeuvre étrangère et ont préconisé l'égalité de traitement, ainsi que la répression contre les employeurs de main d'oeuvre illégale, comme moyens de s'opposer à la stratégie des entreprises.

Ainsi, la CGT réactiva, dans les années cinquante, les structures mises en place avant 1939 pour encadrer les travailleurs étrangers. Pendant la Guerre froide, la CFTC et FO se tournèrent particulièrement vers les personnes déplacées originaires des démocraties populaires. En 1966, deux ans après sa création, la CFDT organise une Conférence nationale des travailleurs immigrés [Schor, 1996, p. 218].

Dans la période de croissance des années soixante, des confédérations syndicales vont faire connaître le sort des travailleurs immigrés qu'ils vont tenter d'intégrer dans la vie et les luttes ouvrières. Par exemple, la CGT publie dès 1964 à destination des Portugais O Trabalhador, suivie rapidement par la nouvelle CFDT avec Liberdade Sindical [Volovitch-Tavares, 1996, p. 84]. Mais, autre constante des organisations syndicales, elles ont aussi éviter d'afficher un soutien trop explicite aux immigrés sous peine de choquer les adhérents français et préféraient aussi dénoncer le phénomène migratoire comme manoeuvre du pouvoir pour paupériser la classe ouvrière française [Schor, 1996, p.  218].

Si le taux de syndicalisation des immigrés n'a jamais été très important, il est souvent arrivé que des travailleurs étrangers prennent la tête d'une grève. Ce fut le cas aux usines Pennaroya de Lyon en février 1972 ou encore aux usines de Renault Billancourt en janvier 1974. Il y eut également des luttes spécifiques à l'image de la protestation lancée en 1974 contre les nouvelles modalités d'attribution des cartes de séjour et de travail instituées par la circulaire Marcelin Fontanet et qui fut particulièrement soutenue par la jeune CFDT [Schor, p. 219].

« Cette libéralisation encourageait, au su des pouvoirs publics, une immigration spontanée qui échappait aux rigidités du cadre de la politique de l'immigration : la catégorie administrative du faux touriste supplantant celle de l'immigré régulier est bien née de l'ouverture des frontières, rendue nécessaire par l'expansion économique... Une déviation corrélative de la politique de l'immigration en découlait : la substitution progressive de la procédure de régularisation à la procédure d'introduction légale par le canal de l'ONI » [Viet, 1998, pp. 236-237]. Jusque dans les années soixante-dix, l'ONI, encouragé par les pouvoirs publics (l'ONI était placé sous la tutelle du ministère du Travail), régularise a posteriori les étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire et embauchés dans les entreprises. Le taux de régularisation des travailleurs permanents oscille dans les années cinquante entre le tiers et la moitié et monte aux deux tiers au cours des années soixante. En 1967, 86 % des familles étrangères se faisaient régulariser après leur arrivée [Milza, 1988, p.  136]. En 1969, sur les 80 000 entrées enregistrées de Portugais, seulement 8 000 étaient passées par la voie officielle de l'ONI. L'immigration entrée clandestinement est loin d'être prohibée puisque c'est encore l'époque où une instruction ministérielle du 17 mars 1965 préconise explicitement la procédure de « régularisation » sur place [Rodier, 1995]. « Elle est une caractéristique si essentielle de l'immigration de travail en France depuis l'après-guerre qu'il est peu sérieux d'en dater l'apparition du moment de sa dénonciation officielle après... juillet 1974. La rigueur consisterait plutôt à rappeler les encouragements dont elle a été longtemps l'objet par les pouvoirs publics eux-mêmes » [Marie, 1997].

Ainsi, de 1957 jusqu'au début des années soixante-dix, le cadre juridique introduit par l'ordonnance de 1945 a largement été débordé.

Tableau 9 - Évolution du taux de régularisation des travailleurs permanents (non compris les Algériens et les actifs originaires de l'Afrique subsaharienne)

Année

Taux de régularisation (a)
en %

Année

Taux de régularisation
en %

1948

25,9

1961

53,0

1949

23,0

1962

53,5

1950

48,5

1963

65,5

1951

34,6

1964

71,8

1952

40,5

1965

79,4

1953

48,3

1966

77,2

1954

36,7

1967

78,7

1955

29,9

1968

82,0

1956

27,9

1969

67,8

1957

50,3

1970

60,9

1958

45,4

1971

60,3

1959

53,6

1972

44,3

1960

58,9

1973

56,5

(a) : pourcentage des travailleurs régularisés par rapport à l'immigration permanente totale

Source : [Viet, 1998, p. 239].

III.2.4. - Reprise en main du contrôle de l'immigration et suspension de l'immigration de travailleurs permanents

Peut-être du fait du ralentissement de la croissance à partir de 1965, le Ve Plan préconise un contrôle de l'immigration spontanée. « La volonté de reprendre en main le contrôle de l'immigration est constitutive de la création de la DPM [Direction des Populations et des Migrations], qui s'inspirait déjà du souci de réactiver la frontière entre main d'oeuvre nationale et main d'oeuvre étrangère face aux premiers signes d'une substitution progressive de la population ouvrière immigrée à la population nationale » [Viet, 1998, p. 240]. Créée en 1966, la DPM aura pour tâche d'étudier et de contrôler l'immigration de main-d'oeuvre étrangère face au gonflement de la population active. En 1967, interviennent les premières mesures dissuasives tel que le doublement de la redevance due par les employeurs à l'ONI en cas de régularisation. Un premier coup d'arrêt est donné aux régularisations à partir de 1968. L'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 supprime la libre circulation aux Algériens et fixe un contingent annuel de travailleurs de 35 000 par an, réduit à 25 000 par un nouvel accord du 23 décembre 1971.

Le 23 février 1972, des mesures répressives sont adoptées par des circulaires dites Marcellin-Fontanet (ministres de l'Intérieur et du Travail), qui redonnent le monopole effectif du recrutement des primo-migrants à l'ONI en donnant un nouveau coup d'arrêt à la procédure de régularisation et en obligeant l'employeur désireux d'embaucher à s'adresser à l'ANPE.

A partir de 1973, la France bascule dans la crise et l'été 1973 ouvre la longue série des attentats et incidents racistes. Le discours politique s'imprègne de ce nouveau contexte. En février 1974, Jean Lecanuet, président de Centre Démocrate estime qu'« Il est évident que l'admission des travailleurs étrangers doit tenir compte de la situation de l'emploi et être réglementée ou interdite dans les secteurs professionnels où la main d'oeuvre française est suffisante ». Pour Jacques Barrot, du Centre Démocratie et Progrès, « Les accords de main d'oeuvre avec les pays d'émigration doivent, actuellement, tenir compte de la conjoncture, afin que les migrants ne risquent pas de compromettre par leur arrivée l'emploi des travailleurs français ». Incriminant d'abord le patronat qui utilise l'« armée de réserve » contre la main d'oeuvre nationale, le parti communiste préconise de moduler l'immigration en fonction des branches industrielles [Milza, 1988, pp. 162].

La suspension de l'immigration de travailleurs permanents est adoptée en Conseil des ministres du 3 juillet 1974 (mise en oeuvre par les circulaires des 5 et 9 juillet 1974). Il convient de souligner qu'il s'agissait bien initialement d'une « suspension », destinée à être provisoire, et surtout qu'elle ne concernait que l'immigration de travail. Elle a d'abord simplement consisté à activer l'opposition de la situation de l'emploi à toute première demande de carte de travail. Les moyens légaux utilisés pour prendre une telle décision sont contestés et, devant le rappel à l'ordre du Conseil d'Etat, le gouvernement procède par voie de décret en 1975 et 1976. Annoncée le 27 septembre 1974, la suspension de l'immigration familiale est prévue pour trois ans, mais suite au tollé de protestation et à l'avis négatif du Conseil d'Etat, elle sera rétablie, sous certaines conditions de ressources et de logement, par les circulaires du 18 juin et 2 juillet 1975, et normalisée par un décret du 29 avril 1976. Les Africains, qui étaient jusque là autorisés à circuler et à s'installer librement par les conventions bilatérales, sont soumis au régime de droit commun. Le décret du 21 novembre 1975 permet à l'autorité compétente, pour décider de la délivrance ou du renouvellement d'une autorisation de travail, de prendre en considération « la situation de l'emploi présente et à venir dans la profession demandée et dans la région », disposition toujours en vigueur aujourd'hui. Les rares exceptions non soumises à cette époque à la situation de l'emploi sont les demandeurs d'asile, les conjoints de Français, les ressortissants communautaires et leurs familles, les travailleurs de haute qualification, les professionnels spécialisés et les personnes embauchées pour des emplois qui ne pourraient être pourvus par des nationaux. Mais comme on veut fermer toute immigration de travailleurs et transformer la « suspension » en arrêt définitif, les autres flux vont aussi être considérés avec suspicion : les demandeurs d'asile, les étudiants, les conjoints de français, les touristes, seront tour à tour suspectés d'être des travailleurs déguisés. D'où la mise en place, à partir de 1974 et jusqu'à nos jours, de restrictions de plus en plus fortes portant également sur ces catégories et concrétisées à travers des réformes durcissant les conditions du regroupement familial, la délivrance des visas, la demande d'asile, etc. Ce qui entraînera d'ailleurs des effets paradoxaux : plus une personne a des raisons valables de venir en France (attaches familiales, études, menaces dans son pays), plus elle va rencontrer des difficultés dans l'obtention de son visa car on craint qu'elle ne s'incruste. Cette politique d'arrêt des flux aura dès lors pour autre corollaire la nécessité de repérer ceux qui sont installés en France irrégulièrement, de tenter de les renvoyer, et, de fait, de devoir régulièrement effectuer des régularisations.

III.2.5 - 1974-1981 : crise économique et incitation au retour

Les étrangers installés en France pâtissent plus que les nationaux des premiers effets de la crise en supportant le plus gros des réductions de personnel dans l'industrie. De 1975 à 1990, ce seront 40 % des postes de travail occupés par les étrangers dans l'industrie qui seront supprimés [Marie, 1997].

Avec le septennat de V. Giscard d'Estaing, voit le jour un nouveau discours sur la politique d'immigration selon lequel, « pour assurer l'insertion », il faut « substituer la maîtrise des flux migratoires à l'anarchie du laisser-faire ». Ce credo sera repris par tous les gouvernements successifs jusqu'à nos jours. C'est encore l'époque où Jacques Chirac, Premier ministre déclare le 19 janvier 1976 « Il ne devrait pas y avoir de problèmes de chômage en France, puisqu'il y a un million de chômeurs et 1 800 000 travailleurs immigrés » [Milza, 1988, p. 161]. En décembre 1978, son successeur Raymond Barre déclare à l'Assemblée nationale « il est temps qu'à un moment où la situation de l'économie française change et où les jeunes ont du mal à trouver un emploi, nous ayons à reconsidérer notre politique d'immigration » [Sayad, 1991, p. 69]

De la circulaire Fontanet aux décrets Stoléru (de 1974 à 1977), c'est la période de l'encouragement des retours volontaires préconisés comme solution au problème du chômage. Des opérations de formation professionnelle destinées à des retours ne connaîtront guère de succès, concernant seulement 115 stagiaires entre le 1er janvier 1976 et le 15 octobre 1977. Annoncée au parlement par le Premier ministre Raymond Barre le 26 avril 1977, une formule financière d'aide au retour est instaurée par une circulaire de juin 1977. Les premiers résultats sont très décevants et, dès 1978, le gouvernement cherche à coupler ce dispositif par des renvois forcés [45]. Les Algériens sont directement visés : on compte obtenir, par négociation avec l'Etat algérien, 100 000 départs par an pendant cinq ans, soit 500 000 au total, pour moitié volontaires, pour moitié par non renouvellement des titres de séjour. Après de fortes oppositions, y compris dans l'administration, le Conseil des ministres du 13 juin 1979 annonce l'objectif de 100 000 retours annuels d'étrangers, pour moitié par non renouvellement des titres de séjour arrivés à échéance. Une note de la DPM permet de connaître les nationalités qui étaient visées : l'objectif de non renouvellement prévu était de 40 % par an pour les Algériens et 20 % pour les Marocains, Tunisiens et Yougoslaves [Weil, 1995]. L'aide au retour volontaire est par ailleurs complétée pour les Algériens par l'accord franco-algérien, dit « échange de lettres », du 18 septembre 1980. L'objectif affiché est de 35 000 retours annuels d'Algériens.

Derrière les discours, la politique de l'aide au retour volontaire, déconnectée de la réalité et construite sur l'ignorance des aspirations des intéressés, n'aura pas les effets escomptés : alors qu'on comptait officiellement sur le départ d'au moins 35 000 personnes par an, 58 000 travailleurs, soit 90 000 personnes, ont quitté volontairement la France entre 1977 et 1981. Parmi eux, une très forte majorité d'Espagnols et de Portugais [46], ceux, précisément, que les autorités auraient le plus volontiers gardés, et qui, ayant déjà l'intention de retourner chez eux, ont saisi l'aubaine imprévue. L'aide au retour, véritable serpent de mer du débat politique français, connaîtra de multiples avatars, tant la mise en place de ce dispositif au milieu des années soixante-dix que les tentatives ultérieures [47].

Conjointement à cette politique des retours volontaires, on tente de mettre en place une politique de retours forcés. Un décret de 1975 permet le non renouvellement du séjour de tous ceux dont la présence n'est plus nécessaire.

Le secrétariat d'Etat annonce, le 27 septembre 1977, la suspension pour trois ans du regroupement familial, considéré comme générateur de demandes d'emploi supplémentaires. Devant les protestations, le gouvernement recule et le décret du 10 décembre 1977 autorise l'entrée des membres de familles mais à la condition qu'ils s'engagent à ne pas occuper un emploi salarié [48].

Les mesures les plus drastiques en matière de police des étrangers sont prises à la fin du septennat de Valéry Giscard d'Estaing dans un contexte de préoccupations sécuritaires, avec la loi Bonnet du 10 janvier 1980, du nom du ministre de l'Intérieur, Christian Bonnet [Lochak, 1995d, 1997]. Cette loi apporte des modifications importantes à l'ordonnance de 1945 : l'étranger qui ne vient en France ni pour travailler, ni dans le cadre du regroupement familial doit désormais fournir des garanties de rapatriement ; l'étranger refoulé à la frontière qui n'est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire français peut être maintenu dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire pendant le temps nécessaire à son départ [49] ; la loi Bonnet permet enfin d'exécuter par la force l'expulsion d'étrangers, y compris des mineurs, des personnes ayant des attaches en France et des personnes n'ayant jamais eu de condamnation. Une circulaire du 10 juin 1980 enjoint aux services de la main d'oeuvre de ne pas hésiter à invoquer la situation de l'emploi pour ne plus procéder au renouvellement des autorisations de travail, y compris aux étrangers ayant un emploi, le non renouvellement entraînant la perte du droit au séjour [50]. Enfin, la loi Peyrefitte, adoptée en février 1981, légalise les contrôles d'identité à titre préventif, ce qui signifie dans la pratique le contrôle « au faciès ». Ces décisions, conjointement à la multiplication des mesures répressives (opérations « coup de poing », expulsions massives, etc.), aggravent la précarité de la situation des étrangers.


Notes

[36] Sur la législation mise en place à la Libération, et plus particulièrement sur l'ordonnance du 2 novembre 1945, voir le numéro spécial de la revue Plein Droit, n° 29-30, novembre 1995.

[37] L'autorisation par le ministre de l'Intérieur pour la circulation, la distribution ou la mise en vente des publications étrangères est toujours en vigueur.

[38] La carte à validité permanente sera remplacée par une carte de dix ans par le décret du 21 novembre 1975.

[39] La période allant de 1946 à 1960 verra le flux annuel d'entrées de travailleurs d'origine musulmane partis de l'Algérie vers la métropole osciller entre 70 000 à 200 000, soit 1,38 million de départs sur l'ensemble de la période, mais seules quelques centaines passeront par les services de la main d'oeuvre. Sur cette période, les flux de retour de travailleurs d'origine musulmane s'élèvent à environ 1,15 million ce qui représente environ 90 % des flux d'entrée (Stora, 1992).

[40] Sur ce point, voir les explications de la théorie économique dans la deuxième partie de ce dossier.

[41] Le droit au séjour des travailleurs communautaires a été étendu aux membres de leur famille en 1968 (même quand ces derniers ne sont pas des ressortissants de la Communauté) puis en 1970 aux ressortissants communautaires qui avaient travaillé dans le pays. D'autres mesures prises en 1990, suite à l'Acte unique européen, permettent aux étudiants, aux personnes retraitées et enfin à tous les « non actifs » (ni travailleurs ou anciens travailleurs, ni étudiants, ni retraités) d'exercer leur droit de circulation et d'établissement, sous la seule réserve notable qu'ils puissent justifier de ressources suffisantes.

[42] Les pouvoirs publics expriment vis-à-vis des Algériens une réticence beaucoup plus forte que vis-à-vis des autres étrangers, ce que traduisent explicitement deux circulaires du 9 juillet 1965 et du 27 février 1967 relatives au regroupement familial (Rodier, 1995).

[43] Gabon, Centre-Afrique, Congo, Burkina-Faso, etc.

[44] Voir par exemple les témoignages recueillis dans plusieurs documentaires récents : « Mémoires d'immigrés » de Y. Benguigui et « Un siècle d'immigration en France », M.Tribalat et al..

[45] Sur les diverses péripéties de cette période, voir Sayad (1991) et Weil (1995).

[46] 40 % de Portugais, 26 % d'Espagnols et seulement 3,7 % d'Algériens...(Viet, 1996, p. 394).

[47] Sur l'illusion du retour des étrangers, voir Sayad (1991, p. 282 et suivantes) et le dossier spécial de la revue Plein Droit n° 4, juillet 1988.

[48] Ce décret sera annulé un an plus tard par le Conseil d'Etat sur un recours de la CFDT, de la CGT et du GISTI comme violant le droit de mener une vie familiale.

[49] Il s'agissait de légaliser la pratique illégale de la rétention, dénoncée après la découverte à la fin des années 1970 du camp d'Arenq près de Marseille, où la police plaçait des Maghrébins en instance de départ forcé.

[50] Un projet de loi, dit « Stoléru » déposé en 1979 prévoyait déjà de retirer l'autorisation de travail lorsque l'étranger est au chômage depuis plus de six mois, ce retrait entraînant automatiquement celui de la carte de séjour.

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Dernière mise à jour : 13-11-2000 16:48.
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