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Rapport « Bruhnes » sur les emplois du secteur privé
fermés aux étrangers

Note de synthèse

1.1. Introduction

La présente étude s'inscrit dans le cadre de la communication faite en Conseil des Ministres du 21 octobre 1998 demandant « une analyse exhaustive des différentes professions dont l'exercice est interdit, en droit, aux étrangers. »

Elle se concentre sur les professions du secteur privé qui comportent une condition de nationalité ou de diplôme et poursuit trois objectifs principaux :

  • le recensement des professions dont l'accès est limité aux étrangers,
  • la mise en évidence des motifs de ces restrictions,
  • l'analyse de leur légitimation et de leur bien fondé aujourd'hui.

Le rapport intermédiaire présentait la première phase de notre travail, à savoir l'établissement d'une liste exhaustive des professions du secteur privé concernées et de fiches synthétiques présentant l'ensemble des dispositions régissant chacune de ces professions.

Cette première analyse avait conduit à distinguer plusieurs niveaux de restriction, le niveau de restriction le plus élevé concernant les professions dont l'accès est limité par une stricte condition de nationalité française.

Suivant ce principe, deux grands types de restrictions pour ces professions ont été distingués :

1. Interdiction d'exercer pour les étrangers dans les professions dont l'accès est soumis à des conditions de nationalité (auxquelles s'ajoute éventuellement une condition de diplôme français) ;

2. Discriminations envers les étrangers pour les professions dont l'accès est soumis à l'obtention d'un diplôme français.

Dans un second temps, il a paru intéressant de compléter cette approche par une analyse par famille professionnelle, afin d'en tirer des éléments pertinents par grands types d'activité économique. Nous avons, pour ce faire, identifié 15 grandes familles professionnelles et pour chacune d'entre elles, nous nous sommes interrogés sur les raisons ayant pu justifier historiquement les restrictions à l'encontre des étrangers. Nous avons également rencontré un certain nombre de responsables d'organisations ou de syndicats professionnels représentant ces professions.

À la lumière de ces différents éléments, nous avons tenté de nous interroger sur le bien fondé actuel des restrictions à l'encontre de ces professions.

Nos conclusions générales croisent ces deux approches, afin d'avoir une vision transversale. Elles s'appuient également sur des entretiens que nous avons pu avoir auprès de personnes qualifiées sur ces questions (notamment le professeur Danielle Lochak et monsieur Jean Michel Belorgey, conseiller d'État) et intègrent le point de vue des organisations syndicales que nous avons pu rencontrer (CGT, CFDT).

Dans un second volume de ce rapport, nous présentons l'ensemble des fiches élaborées par profession.

1.2. L'ampleur des restrictions

1.2.1 Une cinquantaine de professions font l'objet de restrictions explicites liées à la nationalité

Plus de 50 professions voient aujourd'hui leur accès soit fermé, soit restreint aux étrangers et ce à des niveaux très divers (voir la liste 1 à l'annexe 2 du présent volume), leur accès étant soumis à une condition de nationalité.

Ces professions sont dans leur très grande majorité des professions libérales. Parmi celles-ci on trouve la plupart des professions libérales qui sont organisées sous forme ordinale. Ces dernières sont régies par un Ordre professionnel, organisme de caractère corporatif institué par la loi au plan national, régional ou départemental et regroupant obligatoirement les membres de certaines professions libérales (avocats, médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, experts-comptables, vétérinaires et architectes). L'ordre exerce, outre une mission de représentation, une mission de service public consistant dans la réglementation de la profession et dans la juridiction disciplinaire sur ses membres.

L'exercice de 17 professions est soumis à une stricte condition de nationalité française : ces professions sont fermées à tous les ressortissants étrangers quelle que soit leur nationalité.

Stricte condition de nationalité française

Professions judiciaires *

Professions libérales :

  • Administrateurs judiciaires
  • Mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises

Officiers publics et ministériels :

  • Greffiers des tribunaux de commerce
  • Huissiers de justice
  • Notaires

Transporteurs

Maritimes : Capitaines de navires français

Aériens :

  • Personnel navigant professionnel (commandants de bord, pilotes, mécaniciens, équipage...)
  • Dirigeants d'une entreprise de transport aérien

Métiers de la communication

  • Directeurs ou codirecteurs de publications de presse
  • Directeurs ou codirecteurs de la publication d'un service de communication audiovisuelle
  • Directeurs d'une société de coopérative de messagerie de presse
  • Membres du comité de rédaction d'une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse

Concessionnaires

  • Concessionnaires de services publics
  • Concessionnaires d'énergie hydraulique

Enseignement privé

  • Directeurs d'une école d'enseignement technique du secondaire
  • Directeurs d'établissements d'enseignement primaire et secondaire

Autres

  • Conseillers du travail

* Dans ce tableau comme dans les suivants, les professions annotées par ce symbole sont celles dont l'accès est également soumis à une condition de diplôme français.

L'exercice de 15 professions est soumis à une condition de nationalité française ou communautaire : ces professions sont fermées aux ressortissants étrangers sauf à ceux d'États membres de l'Union Européenne ou d'États parties à l'accord sur l'Espace économique européen (Islande, Liechtenstein, Norvège).

Condition de nationalité française
ou communautaire

Professions de santé*

  • Directeurs et directeurs adjoints des laboratoires d'analyse biomédicale lorsqu'ils sont titulaires du diplôme de vétérinaire
  • Vétérinaires

Professions judiciaires *

Officiers ministériels

  • Avoués près les cours d'appel
  • Avocats au Conseil d'État et à la Cour de Cassation
  • Commissaires-priseurs

Intermédiaires

  • Courtiers de marchandises assermentés *
  • Courtiers interprètes et conducteurs de navires

Loisirs

  • Directeurs, membres du comité de direction et personnel des Cercles et Casinos
  • Directeurs de salles de spectacles *

Armes et munitions

  • Administrateurs des entreprises de poudre et substance explosive
  • Détenteurs d'une licence de fabrication d'armes et de munitions

Autres

  • Débitants de tabac
  • Collecteurs agréés de céréales
  • Dirigeants de régies, entreprises, associations ou établissements des services extérieurs des pompes funèbres *
  • Géomètres experts *

Enfin, l'exercice de 20 professions est soumis à une condition de nationalité française, communautaire ou d'un pays lié avec la France par une convention de réciprocité. Ces professions sont interdites aux ressortissants d'États non membres de l'Union Européenne, d'États parties à l'accord sur l'Espace économique européen ou d'États non liés avec la France par une convention de réciprocité.

Condition de nationalité française, communautaire
ou d'un pays lié avec la France par une convention
de réciprocité

Professions médicales *

  • Médecins
  • Chirurgiens-dentistes
  • Sages femmes

Autres professions de santé *

  • Directeurs et directeurs adjoints des laboratoires d'analyse biomédicale pour les titulaires du diplôme de médecin ou pharmacien
  • Pharmaciens

Professions judiciaires

  • Avocat*

Professions comptables et financières

  • Démarcheurs financiers (Prestataires de services d'investissements, anciens agents de change et auxiliaires des professions boursières, anciens remisiers et gérants de portefeuille)
  • Experts comptables *
  • Commissaires aux comptes *

Intermédiaires *

  • Agents généraux d'assurance
  • Courtiers d'assurance

Sécurité, surveillance, recherches

  • Dirigeants ou collaborateurs indépendants des agences privées de recherches
  • Dirigeants d'entreprises de surveillance, transport de fonds, protection des personnes, ou gardiennage

Autres

  • Débitants de boissons
  • Guides interprètes de tourisme (nationaux ou régionaux) et conférenciers nationaux*
  • Usagers des marchés d'intérêt national
  • Architectes *
  • Commissionnaires de transport *
  • Explorants et exploitants des ressources minérales des fonds marins

La notion de réciprocité est une notion qui se situe à la frontière du droit international public et du droit international privé. En droit international public, elle définit la situation dans laquelle un État assure à un autre État ou à ses ressortissants un traitement équivalent à celui que lui réserve ce dernier. On distingue plusieurs types de réciprocité :

  • La réciprocité de fait : celle qu'un État pratique envers un autre État, lorsqu'il bénéficie en fait, sur le territoire de cet État, du même traitement.
  • La réciprocité diplomatique : celle qui résulte d'un traité
  • La réciprocité législative : celle qui résulte de lois concordantes

Les représentants des professions concernées eux mêmes n'ont su nous dire précisément quels ressortissants bénéficiaient de cette condition de réciprocité. Une telle réponse ne pourrait être fournie précisément que par le Ministère des affaires étrangères (MAE), la procédure se déroulant devant le MAE qui apprécie au cas par cas.

1.2.2 Des discriminations indirectes existent
dans d'autres professions

Pour près de 30 autres professions, l'exercice est soumis à une condition de diplôme français (voir liste 2 à l'annexe 2 du présent volume).

Professions dont l'exercice est soumis
à l'obtention d'un diplôme français

Professions de santé

Professions paramédicales

  • Assistants de service social
  • Audioprothésistes
  • Ergothérapeutes
  • Infirmiers
  • Laborantins
  • Manipulateurs d'électroradiologie médicale
  • Masseurs kinésithérapeutes
  • Opticiens lunetiers
  • Orthophonistes
  • Orthoptistes
  • Pédicures podologues
  • Psychométriciens
  • Puéricultrices
  • Techniciens en analyse biomédicale

Autres professions de santé

  • Préparateurs en pharmacie

Enseignement privé

  • Jardinières d'enfants

Intermédiaires

  • Agents immobiliers
  • Agents de voyage

Pompes funèbres

  • Agents de régies, entreprises, associations ou établissements des services extérieurs des pompes funèbres
  • Thanatopracteurs

Divers

  • Conseils en propriété industrielle
  • Dirigeants d'entreprises de coiffure, coiffeurs

Il existe, par ailleurs, un certain nombre d'autres professions pour l'exercice desquelles les étrangers subissent ou ont subi des discriminations On trouve parmi celles-ci :

  • Des professions dont l'exercice par des étrangers est soumis à un quota. Bien qu'elles ne soient pas directement interdites aux étrangers puisque leur accès n'est pas soumis à une condition de nationalité ou de diplôme, elles peuvent néanmoins être considérées comme des professions fermées dans la mesure ou seul un nombre limité d'étrangers peut les exercer. Il s'agit par exemple des sportifs professionnels, des marins ou encore du personnel des industries travaillant pour la défense nationale.

  • Des professions où les étrangers sont déclassés. C'est le cas des médecins, des infirmiers, des aides soignantes. Ce type de déclassement s'observe cependant essentiellement dans le secteur public.

  • Des professions pour lesquelles le ministère de tutelle adopte une attitude restrictive. C'est le cas notamment de l'union des caisses nationales de sécurité sociale (U.C.A.N.S.S), organisme de droit privé pour lequel rien ne s'oppose à la possibilité pour les caisses de recruter des agents de nationalité étrangère : on ne trouve ni dans la loi et les règlements, ni dans les conventions collectives de dispositions imposant une condition de nationalité. Mais la position du ministère de tutelle est plus restrictive, puisque sans exclure le recrutement d'étrangers, il indique que les caisses, parce qu'elles gèrent des services publics, doivent limiter ce type de recrutement aux postes qui n'impliquent pas de participation directe et effective au service public de la protection sociale. C'est ainsi que sont exclus les agents de direction et agents comptables ainsi que les agents habilités par délégation du directeur à ordonnancer et payer les dépenses, encaisser les recettes, contrôler l'assiette des cotisations.

  • Des professions dont l'accès est soumis à un contrôle particulier de l'administration (au sens large). Il s'agit de régimes dérogatoires au droit commun concernant l'entrée et le séjour des étrangers en France, tel qu'il est déterminé par l'ordonnance du 2 novembre 1945, concernant plus particulièrement les journalistes, les exploitants agricoles, les artisans et les commerçants. Les étrangers qui souhaitent exercer une profession commerciale ou artisanale doivent obtenir un titre de séjour contenant une mention particulière : respectivement celle de commerçant ou d'artisan. De même, les exploitants agricoles sont soumis à une procédure spécifique. Enfin, les journalistes étrangers doivent obtenir une carte d'identité de journaliste professionnel. Cette carte est délivrée dans les conditions fixées par une commission paritaire dite « commission de la carte d'identité des journalistes professionnels ». Lorsque la demande est formulée par un étranger, celui-ci doit être en situation régulière au regard des dispositions sur le travail des étrangers. La Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels doit, lorsqu'elle est saisie d'une demande de carte professionnelle formulée par un étranger, demander l'avis du ministre chargé de l'information. Cet avis est donné après enquête de celui-ci auprès des divers départements intéressés.

  • Il existe enfin certaines professions dont les restrictions ont été abolies récemment. C'est le cas notamment des transporteurs routiers de personnes et/ou de marchandises (décret 31/08/99) mais également des banques et établissements financiers, des colombophiles (L 27/6/57 abrogée par D 94, Cf Code rural), du personnel des hôpitaux, des experts auprès des tribunaux (condition de nationalité supprimée en 1971), des masseurs kinésithérapeutes (condition de nationalité supprimée en 1985, mais il reste une condition de diplôme français), des professions de la pêche en mer (condition de nationalité supprimée en 1985 mais il reste zone de pêche réservée aux pêcheurs français).

  • Certaines restrictions légales ne le sont plus dans les faits : ils en est ainsi des métiers de la communication qui, bien que soumis à une condition de nationalité française, sont en pratique ouverts aux ressortissants communautaires, les textes n'ayant pas encore été revus.

1.2.3 Les effectifs concernés globalement
dépassent 1 200 000 emplois

Il est difficile d'avoir une vision exhaustive de l'ensemble des effectifs des professions concernées, dans la mesure où pour un certain nombre d'entre elles :

  • La classification retenue ne correspond pas à la classification de l'INSEE ; Il n'existe pas de chiffres pour les catégories identifiées en tant que telles mais seulement pour des catégories plus larges (ex. directeurs)

  • Il n'existe pas de recoupement possible avec le ROME (Répertoire des métiers)

  • Certains chiffres sont classés « secret défense » (ex. administrateurs des entreprises de poudres et substance explosives)

Par ailleurs, il ne nous a pas été matériellement possible de remonter à la source de toutes les informations, certaines recherches nécessitant une investigation approfondie auprès d'interlocuteurs divers, parfois difficilement identifiables et exigeant des délais d'attente trop importants. Cependant les données sur les effectifs sont disponibles pour la majorité des professions, ce qui nous permet d'obtenir un minorant des effectifs des professions soumises à restrictions. Il ressort de ce calcul que :

  • Les professions dont l'exercice est soumis à une condition de nationalité totalisent au moins 615 000 emplois ;

  • Les professions dont l'exercice est soumis à une condition de diplôme français totalisent au moins 625 000 emplois.

Au total, le nombre d'emplois concernés dépasse donc 1 200 000 emplois, tous types de restrictions confondues (conditions de nationalité ou de diplôme).

1.3. Des justifications historiques inégalement fondées

1.3.1 Des raisons souvent difficiles à expliciter

Les arguments qui peuvent justifier ces restrictions sont rarement, si ce n'est jamais, clairement identifiés dans les textes qui restreignent ou interdisent l'accès des étrangers à la profession. En effet, les textes législatifs ou réglementaires définissant les conditions d'accès des étrangers aux professions réglementées sont rédigés de façon impérative. Ils imposent les conditions sans en expliquer les motivations ni les raisons. Cette constatation est valable pour toutes les professions identifiées.

En outre, certaines conditions et restrictions d'accès ne sont pas posées et explicitées directement dans les textes et doivent être déduites. Ainsi, les directeurs de laboratoires d'analyse biomédicale sont nécessairement médecins, pharmaciens, ou vétérinaires, dans la mesure où ils doivent avoir obtenus l'un de ces trois diplômes et être inscrits au tableau de l'ordre professionnel dont ils relèvent. Or des conditions de nationalité et de diplôme existent pour ces trois professions, ce qui impose de fait ces conditions aux directeurs de laboratoires...

Par ailleurs, les frontières entre le secteur privé et le secteur public ne sont pas toujours clairement identifiées. Ainsi, les débitants de tabac ont le statut de commerçant mais sont en même temps préposés de l'administration. De même, les offices publics et ministériels sont des charges dont les titulaires remplissent une mission de service public tout en assurant la représentation d'intérêts privés. Ceux-ci exercent leurs fonctions en vertu de l'investiture qui leur est conférée par le gouvernement. Seuls les officiers publics sont délégués de l'autorité publique ; ils peuvent ainsi conférer à leurs actes l'authenticité ou revêtir ceux-ci de la formule exécutoire. Il s'agit bien de fonctions publiques et non de professions libérales. Les revenus professionnels tirés de ces charges et offices entrent cependant dans la catégorie des bénéfices non commerciaux.

Au travers de l'analyse historique menée pour chaque famille professionnelle, nous avons pu distinguer les fondements de la réglementation actuelle : des raisons économiques (réflexe protectionniste), politiques ou tout simplement xénophobes sous-tendent le plus souvent les arguments invoqués, tels que l'exigence de moralité ou le défaut de confiance à l'égard de la personne qui ne possède pas la nationalité française.

1.3.2 Les raisons de nature politique

Elles expliquent la fermeture aux étrangers de professions liées au service public (de la santé, de la justice, des funérailles ...) ou exercées dans des domaines sensibles dans lesquels l'État exerce ou a exercé un contrôle étroit. Ces professions sont considérées par certains auteurs comme étant des fonctions publiques.

Les restrictions trouvent leur origine dans la crainte que les étrangers ne soient pas animés du même dévouement que les nationaux. Cette idée découle d'une conception de la Nation française considérée comme un tout, auquel viennent se greffer des éléments extérieurs : les étrangers. Elle découle de ce que le célèbre jurisconsulte Domat exprimait en ces termes au XVIIème siècle : « on exclut les étrangers des charges publiques parce qu'ils ne sont pas du corps de la société qui compose l'État d'une nation, et que ces charges demandent une fidélité et une affection au prince et aux lois de l'État qu'on ne présume pas dans un étranger ».

1.3.3 Les raisons de nature morale

En restreignant l'accès des étrangers à certaines professions, le législateur et les pouvoirs publics ont également été motivés par le souci de préserver la moralité publique. Une telle motivation se fonde principalement sur la crainte de l'influence étrangère. Les professions concernées sont celles impliquant une diffusion du savoir, des connaissances et de la culture et peuvent toucher aussi certaines activités de loisirs : métiers de la communication, de l'enseignement, des jeux et loisirs...

1.3.4 Les raisons de nature économique

Les restrictions trouvent leur origine dans la nécessité de protéger l'économie nationale et d'éviter que ses principaux leviers ne se trouvent entre des mains étrangères. Elles traduisent la volonté de préserver certains emplois face à la concurrence étrangère et d'en réserver le monopole aux français. La crainte invoquée est celle de l'incompétence ou du défaut de qualification, d'ou l'exigence — seule ou assortie d'une condition de nationalité — de la possession d'un diplôme français. Ce type de protectionnisme a été particulièrement marqué dans les professions organisées en ordre.

Cette protection légale contre la concurrence étrangère est datée. Après la crise des années trente, la montée du chômage a conduit à l'adoption de mesures xénophobes (médecins, vétérinaires, architectes...). Il s'agit d'une période pendant laquelle la liste des professions interdites ou restreintes s'étend considérablement (cf. Noiriel, Le Creuset français, p. 284 à 287).

1.4. Faut-il maintenir la condition de nationalité ?

1.4.1 Une position relativement ouverte de la part des représentants professionnels

Les représentants professionnels que nous avons pu interroger ne semblent pas particulièrement attachés au maintien de la condition de nationalité. Tous conviennent que les raisons qui ont conduit à imposer ces restrictions ne sont plus justifiées aujourd'hui et aucun de ceux que nous avons rencontrés n'a déclaré être opposé à la suppression de cette condition.

C'est le cas, en particulier du Conseil de l'ordre des médecins. Rien ne justifie aujourd'hui, selon son président, une telle restriction si ce n'est des raisons d'ordre historique ou idéologique. Au contraire, il est choquant qu'un médecin étranger titulaire d'un diplôme français ne puisse pas automatiquement exercer en France.

Cette position rejoint celle exprimée par les représentants de l'ordre des avocats. Déjà, l'interprétation de la condition de réciprocité par le conseil national des barreaux a conduit à ouvrir largement la profession. On compte aujourd'hui 700 avocats étrangers exerçant dans le barreau de Paris (sur un total de 13 000), dont la moitié sont ressortissants d'un pays européen et l'autre moitié d'un pays non européen. De plus, les réfugiés et apatrides échappent déjà à la condition de nationalité.

L'ordre des experts-comptables ne semble pas, lui non plus, attaché au maintien de cette condition. Lors de la réforme de 1994, la condition de nationalité devait être supprimée mais le Conseil d'État s'y est opposé. L'ordre estime que ce sont les pouvoirs publics qui sont attachés au maintien de cette condition.

Une telle attitude se retrouve chez les débitants de tabac. Le Président de la confédération nous a déclaré explicitement ne pas s'opposer à la suppression de la condition de nationalité, si du moins les candidats étrangers répondent aux conditions d'exercice de cette profession. Le nombre de débitants de tabac diminue, certains débitants ne trouvant pas de successeur, notamment dans les zones rurales. Les débitants de tabacs seraient donc prêts à accueillir des étrangers au sein de leur profession, à condition toutefois que l'administration soit elle aussi disposée à employer des étrangers.

1.4.2 Un critère central : la participation à l'exercice de l'autorité publique et la sauvegarde des intérêts généraux de l'État

De ces deux notions découlent les raisons profondes de l'exclusion stricte des étrangers de l'exercice de certaines professions, en particulier les professions judiciaires. Afin de déterminer si la condition de nationalité française reste justifiée aujourd'hui pour accéder à certaines professions, il faut se demander dans quelle mesure celles-ci participent à l'exercice de l'autorité publique ou concourent à la sauvegarde des intérêts généraux de l'État et des autres collectivités publiques. Ce sont les seuls critères qui paraissent désormais admissibles pour exclure les étrangers de l'accès à certaines professions.

1.4.2.1 L'exercice de l'autorité publique

L'analyse de la législation communautaire permet d'éclairer le premier point. D'une part, l'article 39 du Traité instituant la Communauté européenne (ex article 48 du Traité de Rome), qui prescrit l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité en ce qui concerne l'emploi, réserve dans son § 4 le cas des « emplois dans l'administration publique », auxquels ce principe n'est pas applicable. D'autre part, l'article 45 (ex article 55) relatif à la liberté d'établissement exclut de la même façon de son champ d'application « les activités participant dans cet État, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique ». Enfin, le règlement 1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs, précise dans son article 8 qu'un travailleur ressortissant d'un État membre « peut être exclu de la participation à la gestion d'organismes de droit public et de l'exercice d'une fonction de droit public ».

La Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a été amenée à préciser la notion « d'activités participant à l'exercice de l'autorité publique ». Elle a estimé que l'exception au principe de la liberté d'établissement ne concernait que des activités et non des professions entières, dans la mesure où, s'agissant de professions indépendantes, il est possible de détacher les activités participant à l'exercice de l'autorité publique des autres actes accomplis par la profession. Par ailleurs, il a été admis qu'il n'était pas possible aux États membres de dresser unilatéralement la liste des activités exclues de la liberté d'établissement. La France a donc dû, au fur et à mesure, mettre sa législation interne en conformité avec les directives communautaires, et au cours des dernières années les ressortissants de la CEE — puis des pays partie prenantes à l'accord sur l'Espace économique européen — se sont vu ouvrir l'accès à des fonctions ou professions qui restent fermées aux étrangers soumis au droit commun, parce qu'elles comportent un certain degré de collaboration au service public.

On peut distinguer deux niveaux liés au concept d'exercice de l'autorité publique, sur la base desquels il convient de discuter du bien-fondé de la condition de nationalité française :

  • Au plus haut niveau, ce qui relève de la souveraineté de l'État dans ses fonctions régaliennes : il s'agit de tout ce qui concerne l'état civil, la monnaie, la justice, la diplomatie, le maintien de l'ordre public et la défense du pays. Les quatre composantes de l'ordre public sont : la tranquillité, la salubrité, la sécurité publique et la moralité publique. Dans cet esprit, la condition de nationalité française s'applique notamment aux officiers publics ou ministériels, que ceux-ci exercent la profession d'auxiliaire de justice (huissiers de justice, greffiers, avoués à la Cour d'appel) ou participent à l'exercice de l'autorité publique : mission d'authentification pour les notaires, estimation et vente publique aux enchères des meubles et effets mobiliers corporels pour les commissaires-priseurs, réalisation de travaux et documents topographiques servant à la définition des droits attachés à la propriété foncière ou à la préparation de missions publiques ou privées d'aménagement du territoire pour les géomètres experts. Elle s'applique également aux capitaines de navire et aux commandants de bord, qui peuvent être conduits par leur fonctions à exercer des fonctions d'officier d'état civil ou, dans le premier cas, des fonctions consulaires et de police.

  • L'exercice de l'autorité publique peut englober par ailleurs ce qui relève de la fonction de régulation de l'État et de la notion de service public, entendue au sens de « puissance publique tournée vers le service ». C'est ainsi que la nationalité française sera exigée pour les titulaires d'une délégation de service public ou pour les dirigeants de messagerie de presse (au nom de l'idée que ces derniers doivent veiller à la distribution équitable de la presse), aux collecteurs agréés ou aux courtiers. Encore faut-il que ces services publics soient considérés comme stratégiques pour le pays afin de justifier une telle condition de nationalité.

1.4.2.2 La sauvegarde des intérêts généraux de l'État

La notion de sauvegarde des intérêts généraux de l'État et des autres collectivités publiques est, quant à elle, plus difficile à apprécier. La protection des intérêts supérieurs de la nation implique, en effet, des exigences différentes selon que le pays fait face à une situation de crise ou non.

En l'absence de crise, on ne voit pas clairement ce qui peut justifier par exemple l'exigence de nationalité française imposée aux collecteurs agréés de céréales, au personnel naviguant professionnel des compagnies aériennes, aux directeurs ou codirecteurs de publications de presse, aux directeurs ou codirecteurs de la publication d'un service de communication audiovisuelle ou bien encore aux membres du comité de rédaction d'une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse (sauf à considérer que l'intérêt supérieur de la nation exige de lutter contre les subversions identitaires).

La sauvegarde des intérêts généraux de l'État peut également justifier des restrictions s'appliquant aux professions qui exercent une fonction déléguée de sécurité morale ou sanitaire : c'est le cas par exemple des vétérinaires.

1.4.3 Trois propositions

1.4.3.1 Mettre en conformité le droit avec les faits

Un certain nombre d'anomalies paraissent d'abord devoir être corrigées. Il semble important tout d'abord d'achever l'adaptation du droit français au droit communautaire ce que certains textes ont oublié de faire. Ainsi aurait-il fallu inclure dans le code de l'aviation civile les modifications apportées par le droit communautaire. L'ouverture des professions de personnel navigant (à l'exception du commandant de bord, qui peut être amené à remplir des fonctions d'officier d'état civil) et de dirigeants d'une entreprise de transport aérien aurait du être formalisée dans le code de l'aviation civile. La condition stricte de nationalité française imposée par les dispositions du code est contraire aux textes communautaires.

De même dans le secteur de la presse, les ressortissants communautaires sont exclus par la réglementation. Or, ceux-ci peuvent en pratique accéder à ces professions. Une telle contradiction s'explique par le caractère désuet des textes qui sont désormais contraires au Traité de Rome. Il semble nécessaire de les réactualiser. Ceux-ci devraient prévoir la possibilité pour les ressortissants communautaires d'exercer ces professions du secteur de la communication.

Une telle adaptation ne serait aucunement incompatible avec le maintien d'une condition de résidence sur le territoire français imposée à un directeur de publication, afin de pouvoir opérer des poursuites éventuelles à son encontre.

1.4.3.2 Aligner le sort des non communautaires sur celui des ressortissants communautaires

On peut s'interroger sur l'opportunité de maintenir une inégalité de traitement entre communautaires et non communautaires en ce qui concerne l'accès à certaines professions. En effet, autant des discriminations entre nationaux et non nationaux peuvent être fondées sur l'application des principes décrits ci-dessus (exercice de l'autorité publique et sauvegarde des intérêts généraux de l'État), autant le traitement plus favorable accordé aux ressortissants communautaires paraît de plus en plus difficile à justifier, sachant que la libre circulation des travailleurs (et peut-être demain des personnes) au sein de l'Union européenne continuera de constituer une variable discriminante essentielle, s'agissant des conditions d'entrée et de séjour dans notre pays.

1.4.3.3 Revoir le système de la réciprocité

Cet alignement des ressortissants non communautaires sur les ressortissants communautaires se justifierait d'autant plus que les règles actuelles, fondées sur l'existence de conventions de réciprocité, sont opaques, incertaines et contestables dans leur principe même.

Mal connues (par les représentants des professions eux-mêmes), appliquées de façon peu lisibles, les conventions de réciprocité paraissent être une survivance d'une époque révolue, où la France accordait des privilèges à ses anciennes colonies. À l'heure de l'Organisation Mondiale du Commerce et de la libéralisation des échanges de services, les clauses de réciprocité risquent de plus de perdre l'essentiel de leur contenu si elles sont, au nom de la clause de la nation la plus favorisée, accordées à l'ensemble des pays signataires de l'accord tarifaire.

De plus, les conventions de réciprocité sont contestables dans leur principe. D'une part, parce qu'elles ne parviennent que très imparfaitement à atteindre leur objectif premier, à savoir protéger les Français résidant à l'étranger ; d'autre part, parce qu'elles placent des personnes privées — les étrangers résidant en France comme les français résidant à l'étranger — au centre de rapports de force entre États.

1.5. Faut-il maintenir la condition de diplôme ?

1.5.1 Une position ferme des représentants des différentes professions rencontrées

Autant les représentants des professions ne semblent pas particulièrement attachés au maintien de la condition de nationalité, autant ils sont fermes quant au maintien de la condition de diplôme français.

Ainsi, les représentants des professions de santé justifient cet attachement pour des raisons de sécurité vis à vis de leurs clients étant donné l'importance des conséquences d'une erreur éventuelle dans le domaine médical. Le diplôme français demeure à leurs yeux un gage de qualité de la formation, pour les professionnels eux-mêmes et pour leurs clients, et permet de s'assurer de l'effectivité de la formation. Les représentants des infirmières par exemple, insistent sur le profond attachement de la profession à cette condition de diplôme français, l'exigence de qualification étant impérative pour garantir la qualité des soins.

Pour les représentants de l'ordre des experts comptables, la condition de diplôme français est une condition de qualification qui revêt aux yeux des clients une réelle importance, dans la mesure où elle lui donne une garantie de professionnalisme, cette profession n'étant pas réglementée dans tous les pays étrangers.

Les représentants de la coiffure sont aussi très attachés à la condition de diplôme français, que ce soit pour des raisons de sécurité du consommateur, prestige et organisation de la profession.

1.5.2 Des diplômes européens voire internationaux ?

On peut néanmoins se demander si des diplômes étrangers ne sauraient sinon égaler, du moins être comparables à des diplômes français pour garantir la qualité de la formation et la compétence des professionnels qui les exercent.

C'est notamment le point de vue des masseurs kinésithérapeutes qui, s'il sont très attachés au principe d'une formation sanctionnée par un diplôme, affichent une position relativement ouverte en ce qui concerne la nationalité de ce diplôme. Dès lors que le nombre de matières enseignées est suffisant pour garantir la qualité de la formation, la fédération suggère la création d'un diplôme européen ou international.

Cependant, la création de tels diplômes supranationaux se heurterait à des difficultés pratiques, que l'on observe déjà aujourd'hui au sein de l'Union européenne en matière d'harmonisation des diplômes, d'homogénéisation des formations, de systèmes d'équivalences adaptés.

De plus, des effets pervers sont à redouter, notamment pour les professions dont l'accès est limité en France par un numerus clausus : si les équivalences sont acquises, les étudiants pourront être tentés d'effectuer leurs études dans un pays offrant des conditions d'accès plus aisées. On remarquera qu'une telle pratique se vérifie dès aujourd'hui au sein de l'Union européenne, par exemple pour les masseurs kinésithérapeutes : les étudiants français, soucieux d'échapper à la sélection opérée par les écoles françaises, s'inscrivent en Belgique pour y suivre une formation, jugée moins sélective.

Dans un premier temps, le système actuel pourrait être amélioré en prévoyant une commission d'équivalences pour tous les diplômes examinés, avec éventuellement un examen supplémentaire ou un stage validant, l'objectif principal étant de s'assurer de la compétence des professionnels.

1.5.3 Le marché fera la différence

C'est notamment la position défendue par le représentant du barreau des avocats de Paris. Selon lui, le marché et le libre jeu de la concurrence opéreront une sélection naturelle entre les bons et les mauvais avocats, entre ceux qui peuvent exercer en France et ceux qui ne le peuvent pas, le critère essentiel dans ce domaine étant celui de la compétence et non celui de la nationalité.

Les derniers développements du droit communautaire sont intéressants à cet égard. Actuellement, les avocats titulaires d'un diplôme étranger doivent subir un examen de contrôle de connaissances (langue française, droit français et déontologie). Selon la nouvelle directive, les avocats ressortissants d'un État membre de l'UE ou partie à l'accord EEE ne seront plus soumis à l'examen de contrôle des connaissances, mais seront contraints de porter leur titre d'origine (non traduit en français) pendant au moins 3 ans, avant de pouvoir accéder au titre du pays d'accueil. Pendant cette période, ils seront cantonnés à l'exercice du droit de leur pays d'origine. Mais, déjà, les avocats français peuvent conclure avec des avocats établis dans un État membre de l'Union européenne des conventions de groupements transnationaux pouvant comporter la mise en commun des résultats.

La position du barreau des avocats de Paris est des plus ouvertes : tous les avocats étrangers devraient pouvoir porter leur titre et faire tous les droits, le marché se chargeant de sélectionner les avocats les plus compétents. D'autant que s'opère une évolution générale du droit, qui fait qu'aujourd'hui (et plus encore demain) on envisage le droit davantage dans sa spécificité que dans sa nationalité. Le droit devient progressivement universel comme en témoignent les exemples du Tribunal pénal international ou de la lutte contre le blanchiment de l'argent. On peut même envisager à terme une délocalisation de l'exercice du droit, avec l'avènement du commerce électronique.

1.6. Conclusion

La question de l'accès des personnes ne possédant pas la nationalité française à un certain nombre de professions se pose de façon nouvelle dès lors que l'économie française est entrée dans un système mondial d'échanges commerciaux régulé par les règles définies dans le cadre de l'OMC. À la veille d'une libéralisation probablement substantielle des échanges de services, certaines restrictions actuellement en vigueur paraissent anachroniques.

Deux points majeurs retiennent l'attention. D'une part, on ne voit plus très bien ce qui peut fonder la distinction actuellement existante entre ressortissants communautaires et non communautaires. Dès lors qu'une personne étrangère obtient un titre de résidence sur le territoire français — ce qui est par définition plus facile pour un ressortissant d'un État membre de l'UE —, on ne voit pas pourquoi certains seraient autorisés à exercer une profession non strictement réservée aux citoyens français et pas d'autres.

D'autre part, il paraît inéluctable de progresser dans le sens d'une meilleure reconnaissance mutuelle des diplômes. Si l'intensité des échanges s'accroît, comme c'est probable, dans le domaine des services, il faudra que des équivalences soient définies, par exemple dans le cadre de l'OMC, de façon beaucoup plus systématique que ce n'est le cas à présent. Reste à savoir le degré d'exigence que la France peut être en droit de demander. Si, dans certaines professions, on peut penser que le marché jouera son rôle et opérera une sélection ex post des meilleurs professionnels, dans d'autres professions le principe de sécurité commande une grande vigilance. C'est évidemment le cas de toutes les professions médicales et paramédicales.

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Dernière mise à jour : 15-04-2001 22:43.
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