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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC

Chapitre II
Le rôle de l'immigration dans la régulation du marché du travail

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II.2.2 - Les approches hétérodoxes

Les économistes hétérodoxes qui se penchent sur la question de l'immigration le font avec des présupposés et des outils théoriques très différents de ceux des néo-classiques. Mais curieusement, leurs conclusions sont souvent assez proches : l'immigration n'a pas pour effet d'aggraver le chômage, bien au contraire ; elle est utilisée par le capital pour accroître son taux de profit au détriment des salariés -immigrés ou non.

C'est clairement le type de conclusions auxquelles parviennent les théoriciens de l'« économie-monde » (cf. supra), proches de la tradition marxiste d'analyse de l'impérialisme : pour ces courants, l'immigration reflète la capacité du capital à déstructurer les relations traditionnelles des pays de la périphérie, à étendre sans cesse davantage la sphère des rapports économiques marchands, et à reproduire par là même « l'armée industrielle de réserve », cette masse de travailleurs au chômage ou sous-employés qui font pression sur les salaires des travailleurs employés dans les pays du Centre. Certes les conclusions politiques tirées de ces analyses sont fort différentes de celles des libéraux : alors que ces derniers se réjouissent que la présence des immigrants accélère la « flexibilisation » des relations de travail et amène les autochtones à réviser à la baisse leurs prétentions salariales, les marxistes vont au contraire dénoncer le démantèlement des conquêtes ouvrières et exiger le respect de la législation du travail et des règles collectives acquises par les luttes syndicales et politiques du mouvement ouvrier. Ils préconiseront l'égalité de traitement entre immigrants et autochtones, et la répression contre les employeurs de main-d'oeuvre illégale. Mais son impact redistributif est, dans les deux cas, au centre de l'analyse économique de l'immigration.

i - Substitution ou complémentarité : une question mal posée

Du côté des hétérodoxes, ce sont sans doute les théoriciens du dualisme (ou de la segmentation) du marché du travail qui ont analysé de plus près les phénomènes migratoires et leurs conséquences sur le marché du travail des pays d'accueil. On a vu (cf. supra) que les motifs de recours à la main-d'oeuvre immigrante se sont modifiés avec le passage d'une période d'expansion et de pénurie de main-d'oeuvre à une période de chômage de masse : dans le premier cas, il s'agissait de « créer une certaine détente sur le marché du travail et résister à la pression sociale » en faveur des hausses de salaires (G. Pompidou, Premier ministre, déclaration à l'Assemblée Nationale en 1963), ou de contourner « les inconvénients de la rigidité de la structure de la main-d'oeuvre en France » [Massenet, 1962, cité par Marie, 1996]. Dans la période ouverte par le choc pétrolier, l'immigration clandestine a permis d'expérimenter des formes nouvelles de précarisation des contrats de travail : « le développement des formes d'emploi précaires a pu s'appuyer sur l'existence d'immigrés en situation irrégulière » [Tribalat et al., p. 200]. La « clandestinisation » de toute immigration nouvelle et la fragilisation juridique des immigrés déjà présents rendent ces travailleurs particulièrement dociles [17]. Dans un cas (instrument de lutte contre les revendications salariales) comme dans l'autre (outil de la flexibilisation), l'immigration a pour fonction de réduire le coût du travail et d'accroître la rentabilité des entreprises : orthodoxes et hétérodoxes convergent sans conteste sur ce point.

Toutefois les approches hétérodoxes en terme de segmentation amènent à juger que la question de nature complémentaire ou substituable de la main-d'oeuvre immigrante est en réalité mal posée. Dans la mesure où l'immigration est fondamentalement déterminée par les besoins du système productif, les immigrants sont forcément complémentaires à la main-d'oeuvre autochtone [18], sans quoi les entreprises ne les rechercheraient pas particulièrement pour certaines fonctions. Autrement dit, si les immigrants étaient en tous points semblables aux autochtones, il n'y aurait pas d'immigration induite par la demande de travail des entreprises. Toute la difficulté est de rendre compte de la dynamique du passage de « l'immigrant », par nature « complémentaire » par rapport aux salariés autochtones, à « l'immigré » installé et devenu « substituable » car non distinguable des autres travailleurs pour toutes les caractéristiques économiques pertinentes (qualification, productivité, aspirations salariales).

Les immigrés, au cours des années quatre-vingt, ont pu servir de cobayes aux politiques flexibles de gestion de la main-d'oeuvre, qui se sont ensuite étendues à des catégories plus vastes de la population active (jeunes, femmes...). Deux processus ont contribué à conserver aux immigrés leur caractère de complémentarité par rapport à la main-d'oeuvre autochtone : l'immigration clandestine, et la fragilisation juridique, voire même la « clandestinisation » des immigrés résidents [19]. Les immigrés anciens avaient en grande partie perdu leurs caractéristiques spécifiques sur le marché du travail : mais certains ont pu être re-transformés en « immigrants » précaires, donc « complémentaires », par le biais de l'insécurité juridique qui pèse sur eux notamment pour le renouvellement des titres de séjour. D'autres ont été exclus du marché du travail par les licenciements et les restructurations industrielles. Pendant le passage de l'ancien au nouveau régime des relations de travail, anciens immigrés et nouveaux immigrants ont pu être mis en concurrence avec les franges les moins qualifiées de la main-d'oeuvre autochtone : selon ce que Tribalat et al. appellent une « interprétation dynamique de la théorie de la segmentation » [p. 208], les autochtones sont passés dans certains secteurs d'une traditionnelle complémentarité relativement aux immigrés, à des positions de concurrence directe. Des segments entiers du « segment secondaire » peuvent alors être « re-nationalisés », comme dans le secteur de la propreté urbaine : ainsi la Mairie de Paris, depuis 1982, a progressivement mais complètement substitué de la main-d'oeuvre française aux éboueurs immigrés [Viprey, 1998, p. 227]. Ces immigrés n'étaient plus suffisamment « complémentaires » aux yeux de leur employeur, notamment parce qu'ils avaient mené dans les années soixante-dix des grèves assez dures.

A mesure que la précarité gagne une fraction croissante du salariat, et que s'étend la figure du « salarié néo-libéral » [Marie, 1997], flexible et disponible à tout moment indépendamment de son origine nationale, la complémentarité entre immigrants et autochtones redevient la règle, mais selon de nouvelles lignes de clivage. Expulsés de l'industrie, les immigrants tendent à être de plus en plus employés dans les services, surtout les services peu qualifiés et l'intérim (cf. supra, I). Ce ne sont pas les mêmes dans un cas et dans l'autre : les immigrés âgés, licenciés de l'industrie, demeurent massivement chômeurs ou deviennent (pré-)retraités, tandis que d'autres, plus jeunes, plus souvent des femmes, plus souvent illégaux (du fait de la suspension officielle de l'immigration de travail), sont appelés à d'autres endroits du système productif. Globalement l'affectation sectorielle des immigrants a été modifiée : ils restent concentrés dans les petites et moyennes entreprises, dans le bâtiment et les travaux publics, mais leur emploi (et notamment celui des femmes) s'est développé dans le nettoyage industriel, dans les services domestiques, dans l'industrie de l'habillement. Dans un contexte où les statuts des salariés ont connu des remises en cause parfois importantes, les autochtones sont amenés à accepter des emplois qu'ils refusaient autrefois, mais les immigrants continuent à occuper des postes que les Français n'acceptent toujours pas, étant donné les conditions encore dégradées imposées par les employeurs (emplois au SMIC sans perspectives de carrière, avec des temps partiels courts, de fortes pénibilités, une grande instabilité des contrats ...).

Encadré 9 - Immigrés, immigrants, autochtones :
de quelques difficultés terminologiques

L'analyse économique de l'immigration repose sur l'opposition entre « autochtones » et « immigrants » - dichotomie différente de celle, juridique, entre « nationaux » et « étrangers ».

Toute la difficulté est de définir cette population « autochtone » : il ne s'agit pas seulement des nationaux Français, mais des étrangers et des immigrés qui résident depuis suffisamment longtemps pour avoir perdu les caractéristiques qui, sur le marché du travail, les distinguaient nettement des nationaux de souche plus ancienne. Ces caractéristiques concernent le niveau de qualification, ainsi que le type de comportements et d'aspirations en matière de taux d'activité, de salaires, de conditions de travail, etc. Le terme « autochtone », tout à fait impropre mais utilisé faute de mieux, désigne, en négatif, les personnes qui ne sont pas des « immigrants ». Autrement dit les « immigrants » sont encore largement « complémentaires », alors que les immigrés de longue date se sont largement « autochtonisés », même s'ils souffrent de discriminations à l'embauche qui provoquent leur sur-chômage. (Par ailleurs on parle ici « d'étrangers » quand on fait référence à des données statistiques issues de sources distinguant les personnes selon leur nationalité).

En général les « immigrants » sont étrangers et les « autochtones » sont Français, alors que les « immigrés » peuvent être, juridiquement, étrangers ou Français, et, économiquement, immigrants ou autochtones. Des fluctuations dans le vocabulaire employé sont à peu près inévitables dans la mesure où la frontière entre « immigrants » (complémentaires) et « immigrés autochtones » (substituables) est, comme on l'a vu, très mouvante dans le temps.

L'analyse des effets économiques de l'immigration doit être distinguée de celle de l'intégration des populations immigrées et de leurs descendants. A partir du moment où les immigrés ou leurs enfants ont acquis une résidence stable et des racines familiales et culturelles en France, ce n'est plus la question de leur complémentarité, mais celle de leur insertion sur le marché du travail et des discriminations qui l'entravent, qui prend le devant de la scène. Car à long terme les processus d'intégration, voire d'assimilation, tendent à ce que les immigrés, et encore plus leurs enfants, deviennent non-distinguables des autochtones (« substituables »). Des travaux récents [Tribalat, 1997] montrent que, alors que l'intégration culturelle est en bonne voie, la question des discriminations devient centrale dans la problématique de l'intégration économique, en particulier des jeunes d'origine maghrébine. La montée des phénomènes de violence urbaine dans les quartiers à forte concentration de familles issues de l'immigration et à fort taux de chômage montre assez l'urgence de traiter le problème de la discrimination dans l'accès à l'emploi.

ii - La « substitution »... des immigrés par les nationaux

Le cas des éboueurs parisiens, particulièrement explicite et spectaculaire, est sans doute loin d'être isolé. Depuis le début des années quatre-vingt, beaucoup d'entreprises qui avaient massivement recouru à l'emploi d'étrangers, ont changé leur fusil d'épaule. « Le rationnement des ressources en main-d'oeuvre étrangère (décidé en 1974, NDR) avait pour objectif à court terme d'amorcer un processus d'inversion des flux migratoires et d'incitation au retour et, à moyen terme, de déclencher chez les employeurs un réflexe de substitution » [Tribalat et al., p. 206]. L'insistance du Président de la République de l'époque pour mettre en oeuvre un programme de rapatriement massif des Algériens résidant en France témoigne de l'importance politique attachée à cette question dans les plus hautes sphères de l'Etat [Plein Droit, 1995]. Pour les employeurs, la substitution ne joue pas nécessairement sur un réflexe de « préférence nationale » : les évolutions du système productif ont rendu plus difficile le recours à la main-d'oeuvre immigrante. Les innovations technologiques et organisationnelles dans les entreprises au cours des années 80-90 ont amené une élévation du niveau requis de compétences, particulièrement en matière de maîtrise de la lecture et de l'écriture, qui a placé beaucoup d'étrangers dans une situation très fragile.

Qu'il s'agisse d'une stratégie politique ou du résultat d'évolutions spontanées du système productif, le fait est qu'on observe à partir du début des années quatre-vingt un recul massif de la part des travailleurs étrangers dans l'emploi total (cf. supra). Dans les années quatre-vingt le taux de licenciement des étrangers est deux fois plus élevé que celui des Français [Marie, 1996, p. 18]. Les immigrés ont donc bien joué un rôle d'amortisseur de la crise de l'emploi en supportant de façon disproportionnée le coût des suppressions d'emploi, « protégeant » ainsi leurs collègues français : entre 1980 et 1985, les taux de chômage des hommes arrivés en France pour y travailler ont augmenté beaucoup plus que ceux des autochtones d'âge et de qualification comparables [Tribalat et al., p. 202].

Du fait de la pression de la précarité de leur titre de séjour et de la nécessité d'assurer un flux régulier de ressources pour la famille restée au pays, « les travailleurs immigrés devraient, à qualification et emploi occupé équivalents, se retrouver moins souvent au chômage que les Français de naissance et même que leurs enfants nés en France, libérés, pour la plupart, de la contrainte du titre de séjour » [Tribalat et al., p. 201]. C'est bien ce qu'on observait dans les années soixante et soixante-dix : le taux de chômage des étrangers était alors inférieur à celui des Français. Mais depuis les années quatre-vingt, malgré la pression grandissante de l'insécurité juridique, les étrangers accèdent de plus en plus difficilement à l'emploi. Tout s'est passé exactement comme s'il y avait bien eu mise en concurrence entre travailleurs étrangers et Français, et que les étrangers étaient sortis largement vaincus de cette confrontation. S'est donc bel et bien produite de facto une substitution massive d'étrangers par des Français. Cette substitution n'a pas eu le résultat désastreux pour l'économie française qu'aurait causé un renvoi massif des immigrés chez eux : d'une part parce que les immigrés sont justement restés et que leurs familles ont plutôt continué à les rejoindre, soutenant ainsi la consommation finale et la croissance ; d'autre part, parce que la « flexibilisation » de l'ensemble des contrats de travail (permise en partie par le rôle précurseur des immigrés) a permis aux entreprises de réduire les coûts salariaux et d'améliorer leur rentabilité, tout en employant davantage de nationaux dans des conditions fortement dégradées.

L'originalité du point de vue hétérodoxe n'est peut-être pas tant dans son diagnostic sur l'impact économique de l'immigration, que dans la prise en compte des aspects socio-politiques de la question. En effet les économistes orthodoxes considèrent les différentes catégories de main-d'oeuvre comme des ressources de facteurs purement quantitatifs, caractérisés objectivement par des paramètres tels leur salaire, leur productivité, leur degré de substituabilité, etc. Pour les hétérodoxes en revanche, les travailleurs sont aussi des acteurs politiques et sociaux, porteurs de projets personnels ou collectifs, aux prises avec des stratégies managériales et étatiques. Les politiques du marché du travail ne sont pas de simples réglages quantitatifs, mais des jeux de pouvoir et de rapports de force, où les « paramètres » en question sont déterminés par des luttes et des compromis. Le degré de « substituabilité » entre immigrants et autochtones, par exemple, n'est pas une donnée de la nature, mais une fonction du degré d'acceptation de bas salaires et de conditions de travail pénibles par les immigrants, de la capacité des syndicats du pays d'accueil d'imposer une égalité de traitement entre immigrés et nationaux, des politiques plus ou moins restrictives d'octroi de titres de séjour par les pouvoirs publics...

A cet égard, la politique de l'immigration menée depuis 1974 a clairement eu des effets politiques majeurs : comme l'explique Claude-Valentin Marie, « la présence des étrangers a été - dans un premier temps du moins - d'une grande utilité en jouant à merveille son rôle d'amortisseur des contradictions du système. Supportant en première ligne les conséquences les plus négatives des mutations décrites, ils ont de fait atténué les tensions sociales au sein du monde du travail et évité leurs répercussions trop immédiates et brutales à toute la société civile. Cette dimension socio-politique de leur contribution à la « modernisation » de notre société a été, on ne le souligne pas assez, aussi importante que leur fonction économique » [Marie, 1996, p. 21].

iii - Comment expliquer le décalage entre théorie et politiques ?

A l'issue de ce survol de la littérature économique sur l'immigration, on peut énoncer quelques conclusions relativement consensuelles. En ce qui concerne la dynamique des migrations, les aspects historiques, politiques et culturels sont d'une importance majeure. Les phénomènes de migration obéissent à des lois beaucoup plus complexes que celles du « différentiel de revenus » ou du déversoir de la « misère du monde ». Les migrations de masse se déroulent principalement entre pays voisins du Sud (ou d'Europe dans le cas yougoslave), et proviennent d'effondrements sociaux et de crises politiques majeures débouchant sur des guerres civiles. En ce qui concerne les migrations « économiques », beaucoup moins massives et plus continues, leurs déterminants sont complexes, et imbriquent les causalités économiques, culturelles et politiques. Il ressort clairement que le comblement du fossé Nord-Sud n'est pas, en soi et de façon mécanique, un facteur de diminution des migrations : l'analyse théorique aussi bien qu'empirique indique au contraire que le rattrapage économique a pour effet spontané d'accélérer les migrations originaires des pays en développement. Ce phénomène s'étend sur une longue période, jusqu'à ce que la convergence réelle des économies ait atteint un stade suffisamment avancé pour que les migrations ralentissent, puis éventuellement s'inversent. C'est dire qu'au contraire de l'opinion courante, un effondrement économique ou démographique des pays du Sud n'impliquerait pas, au contraire, un accroissement de la « pression migratoire ».

Concernant l'impact de l'immigration sur le marché du travail, on peut noter d'abord une convergence inattendue et relativement peu usuelle entre les divers courants théoriques quant à leurs conclusions. Comme l'écrit J. Fayolle, « les lectures libérale et marxiste peuvent s'accorder » (Fayolle, 1999, p. 214) : les théories économiques ne confirment pas l'existence d'un lien direct entre volume de l'immigration et chômage ; elles attirent bien davantage l'attention sur les phénomènes redistributifs liés à l'immigration, qui bénéficie aux facteurs les plus « complémentaires » au travail des immigrants (le capital et éventuellement le travail qualifié). Les études empiriques disponibles, pour l'essentiel nord-américaines, indiquent l'existence d'effets très faibles, bien que non totalement négligeables, de l'immigration sur le marché du travail américain. L'impact principal s'observe sur les salaires des immigrés eux-mêmes, qui sont défavorablement affectés par l'arrivée de nouveaux immigrants. Dans la situation française, il est clair que le rôle de l'immigration sur le marché du travail en France a considérablement évolué : d'une main-d'oeuvre destinée à limiter les tensions à la hausse des salaires industriels dans la situation de quasi-plein emploi des années 50-60, l'immigration est devenue un laboratoire de la flexibilité des contrats de travail dans les années quatre-vingt ; ce qui a coïncidé avec sa quasi-exclusion de l'industrie manufacturière, et son entrée massive dans les secteurs de services marchands peu qualifiés. Au total, les immigrés ont sans aucun doute amorti le coût des ajustements pesant sur la main-d'oeuvre autochtone, tout en facilitant bien malgré eux l'extension de la précarité sur le marché du travail.

Les responsables politiques sont remarquablement unanimes pour lier étroitement politique d'immigration et situation du marché du travail : mais la théorie économique peut difficilement soutenir ce consensus. Les résultats des analyses empiriques ne sont pas plus concluants. Une étude récente a montré à nouveau, en comparant les données statistiques sur les pays de l'OCDE, que le chômage ne dépend de la proportion d'immigrés, ni en niveau, ni en évolution [OCDE, 1997]. En Allemagne et en Autriche, la crise yougoslave a provoqué d'intenses mouvements migratoires qui ont mis à l'ordre du jour des études sur le lien empirique entre immigration et chômage. Faini [1996] résume leurs résultats de la façon suivante : « Dans l'ensemble, les résultats pour l'Europe ne suggèrent pas un impact substantiel des travailleurs étrangers sur l'emploi des autochtones. Winkelman et Zimmermann [1993] trouvent un effet significatif mais quantitativement faible de l'immigration sur le chômage dans les années soixante-dix. Mais les résultats sont différents pour les années quatre-vingt : selon Muhlesein et Zimmermann [1994], l'immigration n'a plus d'effet sur le chômage. Hatzius [1994] arrive à une conclusion similaire (...). Les résultats autrichiens confirment l'idée d'un effet négligeable de l'immigration sur le chômage. » [Faini, 1996, p. 9]. Pour la France, les analyses spatiales rejoignent ces constats. Le chômage est, à l'inverse du préjugé courant, souvent moins répandu dans les régions à forte présence étrangère... sauf précisément pour les étrangers eux-mêmes. Au recensement de 1990, seuls sept départements métropolitains dépassent à la fois la moyenne nationale pour le taux de chômage et pour la proportion d'actifs étrangers [Mekachera, 1993]. Pour plus de neuf départements sur dix, soit la proportion d'actifs étrangers est supérieure à la moyenne nationale et le taux de chômage y est inférieur, soit cette proportion est inférieure à la moyenne nationale alors que le taux de chômage y est supérieur. On ne dispose pas aujourd'hui d'analyses statistiques plus détaillées, mais leurs conclusions auraient très peu de chance d'être différentes des études américaines ou germaniques.

C'est donc au moment où les théories économiques libérales triomphaient dans le domaine de la politique économique que leurs enseignements ont été ignorés concernant la politique d'immigration. Pour rendre compte de cet apparent paradoxe, les approches hétérodoxes sont peut-être mieux placées, du fait même qu'elles récusent l'autonomie de la théorie économique. Car la logique des politiques successives de l'« incitation au  retour », de l'« immigration (« clandestine », « non qualifiée »...) zéro » ou de la « maîtrise des flux », n'est sans doute pas principalement économique. D'une façon générale, et sans prendre de grands risques, on pourrait avancer l'hypothèse que le rôle des politiques de l'immigration est principalement de contribuer à la gestion des tensions politiques dans les pays d'accueil. D'abord en utilisant la main d'oeuvre étrangère comme amortisseur des ajustements de l'emploi au profit des autochtones. Mais aussi en canalisant les tensions politiques et sociales engendrées par la crise. L'exemple récent des immigrés chinois en Indonésie ou sri-lankais ou birmans en Asie du Sud-Est nous rappelle le rôle classique de bouc émissaire désigné que jouent les immigrés lors des crises économiques et sociales. La mobilisation des affects « communaristes » et nationalistes sert souvent d'exutoire au mécontentement des populations touchées par la crise économique. Les théories économiques ne sauraient justifier ces stratégies politiques.

Pourtant, on l'a vu, dans le débat sur l'immigration, des non économistes mobilisent de façon intensive une argumentation à caractère économique . Le silence remarquable des économistes à ce sujet (cf. supra) s'explique peut-être par un certain malaise devant le peu de fondements de cette argumentation pourtant largement acceptée par l'opinion. La place de l'immigration dans le débat politique ne peut pas s'expliquer par son impact économique objectif. Elle reflète des mécanismes de repli identitaire des communautés nationales ou professionnelles menacées par une crise économique, mécanismes que renforce l'instrumentalisation qu'en fait le personnel politique. C'est ce que confirme sans ambiguïté l'examen, auquel nous procédons dans le chapitre III de ce dossier, de l'histoire de la fermeture de nombreux marchés du travail aux étrangers en France.


Notes

[17]Au cours des vingt-cinq dernières années, l'évolution globale de la législation ainsi que les pratiques préfectorales ont plutôt abouti à une fragilisation juridique croissante d'une partie des populations immigrées, notamment pour les nouveaux migrants ainsi que pour ceux, en nombre croissant, qui se voient refuser leur demande de renouvellement de titre. A contrario, la carte de dix ans créée en 1984 a permis à la majorité des étrangers, ceux installés de longue date, de sortir d'une situation de précarité juridique (voir la troisième partie sur l'évolution de la législation des étrangers).

[18]Sauf cas de pénurie de main-d'oeuvre

[19]« Je me demande si les meilleurs immigrés, ce ne sont pas ceux qui sont en situation irrégulière. Ils se tiennent à carreau, tandis que les autres abusent souvent de notre hospitalité, de la Sécurité sociale, etc. » (Mallen P.L., in Dupaquier (1998), p. 97).

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Dernière mise à jour : 13-11-2000 16:42.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1999/cerc/chapitre-2-4.html


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