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 Plein Droit n° 18-19, octobre 
  1992 
  « Droit d'asile : 
  suite et... fin ? » 
PAYS 
  D'EXIL : TURQUIE 
        Christine Martineau  
          et Françoise Sauvagnargues 
        À partir des années 1988-89, le nombre de demandeurs 
          d'asile, notamment Turcs et Kurdes de Turquie, s'est considérablement 
          accru, tandis que les décisions de reconnaissance du statut de 
          réfugié restaient relativement stables. En conséquence, 
          Turcs et Kurdes représentent 20 % de l'ensemble des demandeurs 
          d'asile déboutés. On peut calculer que l'Ofpra, pour faire 
          face au gonflement de la demande sans prendre de retard, a traité 
          30 000 dossiers entre le début de 1989 et la fin de 1991. 
          Un tel rythme n'a pu être soutenu qu'au prix d'un traitement superficiel 
          et souvent hasardeux des demandes. 
        En 1991, il en est résulté un mouvement de grève 
          de la faim des déboutés comme on n'en avait jamais vu 
          jusqu'alors, auquel Africains et quelques Caribéens ont participé, 
          notamment à Paris. La circulaire de juillet 1991, censée 
          résoudre le problème qu'ils posaient, déplaçait 
          la difficulté sur le plan humanitaire en offrant une régularisation 
          exceptionnelle à une petite minorité  10 % 
          environ  des déboutés qui, eux, postulaient 
          à un statut de réfugiés. Les critères très 
          restrictifs retenus par les pouvoirs publics prenaient en compte essentiellement 
          l'ancienneté du séjour et de l'insertion économique. 
          Ils tenaient pour acquis que l'Ofpra et la Commission de recours avaient 
          disposé de moyens leur permettant de remplir correctement leur 
          mission [1]. 
        La circulaire du 23 juillet s'est donc traduite par le renvoi 
          à la clandestinité et la menace d'expulsion de plus de 
          80 % des déboutés, menace désormais souvent 
          suivie d'effet. Les demandeurs grévistes entendus par l'Ofpra 
          ont vu quasiment tous leur demande de réexamen rejetée. 
        Cette évolution est survenue dans un contexte marqué 
          par la volonté politique d'un strict contrôle des flux 
          migratoires. Pour répondre à une fantasmatique « invasion », 
          l'État a fixé sa propre limite quantitative à l'absorption 
          de nouveaux arrivants. On a abouti dans la pratique à un rejet 
          de groupes, l'adéquation ou non aux critères de la Convention 
          de Genève pesant moins que les intérêts respectifs 
          de l'État d'« accueil » et de l'État 
          de départ. 
        
        
        Ces choix politiques suscitent des comportements administratifs qui 
          évoquent la logique des quotas. En fonction de celle-ci, les 
          membres d'une communauté étrangère nombreuse sont 
          moins facilement admis que ceux qui appartiennent à une communauté 
          restreinte. On a une illustration de ce traitement différencié 
          avec la situation faite aux Kurdes en regard, par exemple, de celle 
          des membres de la communauté assyro-chaldéenne. Celle-ci 
          s'est installée en France depuis une dizaine d'années, 
          faisant valoir les mauvais traitements infligés à certains 
          d'entre eux dans les villages du Sud-Est de la Turquie où ils 
          vivaient. Jusqu'à présent, l'Ofpra n'a pas contesté 
          que le seul fait d'appartenir à un tel groupe, voire à 
          une famille, menacés suffisait à justifier le bien-fondé 
          des craintes. 
        En revanche, l'appartenance à une communauté à 
          qui l'on refuse toute identité propre n'est pas reconnue comme 
          une cause suffisante, et les Kurdes sont tenus de personnaliser les 
          craintes qu'ils invoquent, soit en prouvant leur engagement dans une 
          organisation politique, soit en apportant la preuve de graves sévices. 
          On refuse donc de tenir compte de la réalité du terrain, 
          où la seule appartenance à un village pro-indépendantiste 
          expose à de graves persécutions, quelles que soient les 
          activités réelles de l'individu concerné. On refuse 
          aussi de voir que, à elle seule, la situation de répression 
          généralisée, en particulier dans le Kurdistan turc, 
          explique que les Kurdes aient été contraints de fuir. 
        Les Kurdes de Turquie qui fuient leur pays sont le plus souvent des 
          paysans. Leur discours n'est ni celui d'intellectuels ni celui de militants 
          à la dialectique acérée. En butte à la répression, 
          ils ont souvent été arrêtés, maltraités, 
          menacés. Certains se sont engagés directement dans la 
          lutte pour la reconnaissance de l'identité de leur communauté ; 
          ils ont eu un rôle actif dans leur région, leur village. 
          D'autres ont simplement apporté une aide, un soutien aux organisations 
          d'opposants kurdes, en particulier au Parti des travailleurs du Kurdistan 
          (PKK) ; beaucoup sont simplement soupçonnés de sympathies 
          pour la résistance, ce qui suffit à les placer en situation 
          d'insécurité.  
        
        
        Trop souvent, l'Ofpra ne comprend pas ou se refuse à comprendre 
          ceux qui ne peuvent tenir un discours de militants classiques (l'incapacité 
          à expliciter le sigle ou l'histoire d'une organisation ne signifie 
          pas forcément qu'on ignore son existence). Les craintes de persécution 
          ne sont pas réservées aux intellectuels ni aux militants 
          idéaux dont rêve l'Ofpra. Contrairement à ce que 
          semble croire l'Office, le danger de persécution politique individuelle 
          ne se mesure pas au degré de politisation des individus. 
        Les autorités turques ont compris l'importance du soutien des 
          paysans et du danger que représentent ces Kurdes prêts 
          à héberger et à cacher des rebelles. Le gouvernement 
          a vidé des villages entiers, déporté à nouveau 
          des populations kurdes. Ailleurs, il a dépensé des milliards 
          pour mettre en place un système de « gardiens » 
          ou de « protecteurs », volontaires ou contraints, 
          de villages, qui ont une fonction de surveillance et de renseignement. 
          Certains d'entre eux sont recrutés dans des tribus connues pour 
          leur allégeance traditionnelle au pouvoir turc. Les autres ont 
          été « invités » de manière 
          pressante à remplir cette tâche. Certains, qui ont accepté 
          sous la menace, l'ont très rapidement regretté. La fuite 
          devient dès lors la seule solution. 
        Si des craintes de persécution peuvent venir du PKK, qui considère 
          les protecteurs comme des ennemis, l'État turc n'assure pas la 
          protection de ces recrues et même, dans certains cas, les liquide 
          (l'an dernier, dix-sept protecteurs ont été tués 
          par les autorités). La généralisation du système 
          des chefs de village est une réalité qui engendre des 
          craintes de persécution. Rappelons que la suppression de cette 
          institution figurait dans beaucoup de programmes électoraux, 
          y compris dans celui de certaines formations politiques, membres de 
          la coalition actuellement au pouvoir. L'Ofpra et, à un moindre 
          degré, la Commission des recours, ne semblent pas tenir compte 
          de cet état de fait. 
        Aux obstacles réglementaires que doit franchir le demandeur 
          s'ajoutent ceux qu'instaure la pratique à chaque stade de la 
          procédure : examen de la demande par l'Ofpra, Commission 
          des recours, réouverture de dossier en cas de rejet. 
        Jusqu'à une date récente, 75 % des requérants 
          n'étaient pas entendus par l'Ofpra. Sous l'effet des critiques, 
          ce pourcentage a aujourd'hui tendance à augmenter, mais 
          les entretiens se résument bien souvent à une formalité. 
          Et, comme s'il s'agissait d'annihiler le pas en avant ainsi effectué, 
          l'officier de protection qui préside à l'entretien ne 
          décide plus du sort du demandeur. L'attribution ou le refus du 
          statut de réfugié relève désormais plus 
          que jamais de la responsabilité aveugle d'une hiérarchie 
          administrative qui, elle, n'a jamais dialogué avec l'intéressé. 
          La technique de l'entretien n'est pas adaptée à la personnalité 
          des demandeurs, à leur culture, à leur mode d'expression 
          orale. Qu'ils soient ou non assermentés, le travail des interprètes 
          est fondamental. Il leur revient la tâche, bien au-delà 
          du mot à mot, de faire communiquer deux univers mentaux. C'est 
          une ambition qui ne risque pas d'être atteinte, lorsqu'on lit 
          par exemple, dans un compte-rendu d'entretien : « Kurde 
          parlant mal le turc... interrogé en turc ». Si 
          certains interprètes font preuve d'une grande compétence, 
          on peut craindre que d'autres ne respectent pas toute l'objectivité 
          nécessaire. En outre, pour que l'entretien se déroule 
          dans des conditions satisfaisantes, il faut que l'officier de protection 
          de l'Ofpra fasse preuve d'une volonté d'écoute et d'un 
          respect de l'autre réels. 
        
        
        On constate que les stéréotypes fonctionnent de part 
          et d'autre : pour l'Ofpra ou la Commission des recours, certains 
          dossiers sont répétitifs, peu étayés ; 
          quant aux demandeurs, ils se heurtent souvent à la méfiance 
          de « juges » sur la défensive qui, dans certains 
          cas, méconnaissent les particularités de la région 
          d'origine. L'Ofpra applique souvent des schémas pré-établis. 
          Il lui est par exemple difficile d'admettre qu'un demandeur puisse être 
          incapable de développer un discours politique structuré 
          tout en étant menacé en raison de son soutien à 
          un groupe politique. La provenance de certaines régions, où 
          il n'est pas établi pour l'Ofpra qu'une répression s'exerce 
          sur les Kurdes, motivera un refus. Ce fut le cas pour des requérants 
          venus de Mus, Varto, Bingöl, puis de Pazarcik, Elbistan, Elazig, 
          zones réputées calmes, alors que la situation s'y est 
          transformée rapidement et est devenue dangereuse pour eux. Ceux 
          qui ont résidé dans les grandes villes ont d'autant plus 
          de difficulté à prouver qu'ils sont en butte à 
          la répression, que ces agglomérations donnent à 
          l'observateur extérieur une fausse impression de tranquillité. 
        Cette distinction nouvelle entre « régions sûres » 
          et « régions à risques », qui tend 
          à s'élargir à une distinction entre « pays 
          sûrs » et « pays à risques », 
          introduit une sérieuse distorsion dans l'esprit et la lettre 
          de la Convention de Genève. Elle a néanmoins tendance 
          à se développer. 
        Pour éviter de nouvelles arrivées, l'Ofpra s'interdit 
          souvent de prendre en compte les conséquences, pour un individu 
          resté au pays, de son appartenance familiale ou politique à 
          un groupe dont plusieurs membres exilés se sont déjà 
          vu reconnaître le statut de réfugié. On voit ainsi 
          des situations aberrantes, comme celles de familles kurdes, haïtiennes 
          ou tamoules du Sri-Lanka, réfugiées, dont le dernier arrivé 
          essuie un refus.  
        Depuis le début de l'année 1992, en ce qui concerne 
          les ressortissants turcs, le nombre de demandes de réouverture 
          de dossiers a été plus élevé que celui des 
          nouvelles requêtes, d'une part parce que la mécanique du 
          rejet dissuade souvent les nouveaux arrivants de demander l'asile, d'autre 
          part en raison de la volonté des recalés d'être 
          enfin correctement traités au « second tour ». 
          Du moins l'espèrent-ils. Les principes mêmes de cette procédure 
          de réouverture sont problématiques, puisque l'Ofpra exige 
          de nouvelles preuves, alors que souvent le rejet a été 
          fondé sur une erreur d'appréciation et que la majorité 
          des demandes de réexamen sont refusées sans qu'intervienne 
          un véritable entretien, qui souvent aurait été 
          le premier. 
        Après réexamen, l'Ofpra attribue entre cinq et dix statuts 
          par mois dans ce secteur. 
        
        
        Parmi ceux qui font appel à la Commission des recours, certains 
          sont éliminés très rapidement, sans avoir été 
          entendus, soit parce qu'ils ne savent pas qu'ils doivent demander à 
          comparaître, soit parce que leur recours sera jugé trop 
          tardif ou non motivé. À ce stade, les préjugés 
          qui fonctionnent à l'Ofpra réapparaissent, renforcés 
          par le caractère formel de la procédure. S'y ajoute, à 
          l'égard des ressortissants turcs et kurdes, l'effet  très 
          difficile à combattre  de considérations subjectives, 
          ou de « recommandations » plus précises, 
          relatives aux militants de certaines organisations. Combien de prévention 
          perçoit-on quotidiennement à l'encontre de diverses formations 
          militantes que le gouvernement d'Ankara accuse de terrorisme ? 
          Ces a priori fluctuant au gré des humeurs de la raison 
          d'État, pénalisent à leur tour l'examen serein 
          des dossiers. 
        L'année 1991 a été marquée par les tentatives 
          d'ouverture du président de la République, M. Ozal, 
          vers les Kurdes, et les engagements du gouvernement Demirel, après 
          les élections d'octobre, sur la question des droits de l'homme. 
          Quelques mesures symboliques ont été prises : fermeture 
          de la prison d'Eskisehir, autorisation de publier des journaux en kurde, 
          autorisation de diffuser certains livres, cassettes et films qui, jusque 
          là, étaient interdits. Cependant, la plupart des revendications 
          présentées par les forces démocratiques sont restées 
          sans réponse. 
        Elles concernent principalement la modification de la Constitution 
          de 1982, le Conseil de sécurité nationale de l'armée, 
          l'Organisation anti-guérilla, les cours de sûreté 
          de l'État, la loi antiterroriste d'avril 1991 et certains articles 
          du Code pénal qui permettent l'arrestation et la détention 
          des opposants, le maintien de l'état d'urgence et la présence 
          de forces spéciales de répression dans les régions 
          kurdes. 
        
        
        Sur toutes ces questions, le rapport adopté le 20 janvier 
          1992 par la commission des questions juridiques des droits de l'homme 
          de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe est éloquent. 
          Ses auteurs insistent, entre autres, sur la persistance des pratiques 
          de torture, rappelant que l'Association des droits de l'homme signale 
          en juillet 1991 que, sur 500 personnes arrêtées 
          chaque mois à Istanbul, au moins 150 sont soumises à 
          des violences. 
        Récemment encore, les faits les plus inquiétants signalés 
          par les avocats dans les grandes villes concernent des cas d'enlèvement 
          de militants progressistes par la police et la détention d'enfants 
          mineurs soumis à la torture. 
        Le problème kurde est devenu le problème majeur de politique 
          intérieure en Turquie. L'autorisation de s'exprimer publiquement 
          en langue kurde a peu d'effet dans la réalité. L'enseignement 
          de cette langue et son accès aux médias continue d'être 
          prohibé, en raison de l'opposition de la majorité des 
          parlementaires et d'une partie de l'armée. Dans les régions 
          kurdes, la lutte armée qui s'est développée depuis 
          1984, à l'initiative du PKK, a désormais le soutien d'une 
          grande partie de la population qui vit depuis des années sous 
          le régime de la censure, de l'état d'urgence, du harcèlement 
          par l'armée, par des groupes paramilitaires, et par les « protecteurs 
          de village » recrutés et appointés par le gouvernement. 
          Les événements survenus en mars dernier, lors du 
          nouvel an kurde, ont montré que, lorsque l'armée tire 
          sur des civils, la population s'identifie au PKK. La crise qui a suivi 
          ces violents affrontements et le fait que les députés 
          kurdes du Parti du travail du peuple (HEP), qui avaient été 
          élus sur les listes du Parti social-démocrate, se sont 
          retirés de la coalition gouvernementale en mars dernier, 
          montrent à la fois l'échec du dialogue envisagé 
          après les dernières élections et l'isolement des 
          Kurdes. Le gouvernement turc ne semble pas vouloir aborder le problème 
          sous un autre angle que celui du maintien de l'ordre. Les tensions 
          s'accroissent et risquent de s'étendre à l'ensemble du 
          pays. 
        Le rôle stratégique joué par la Turquie pendant 
          la guerre du Golfe a confirmé son alliance avec les États-Unis 
          et renforcé sa perspective d'intégration dans l'Europe. 
          Cette situation pousse l'Occident à gommer l'existence de problèmes 
           en particulier ceux du Kurdistan  qui sont à 
          la source d'un afflux de réfugiés. Recoupant une volonté 
          de contrecarrer le gonflement soudain du nombre de demandeurs turcs 
          et kurdes et l'application anticipée des accords de Schengen 
          et de Dublin, cette attitude explique que le droit d'asile, dans le 
          cas des Turcs et des Kurdes, ait aujourd'hui, plus que jamais, tant 
          de mal à passer dans les faits. 
        
 
 
           
        Notes
        [1]« Une très 
exceptionnelle régularisation », 
          Plein Droit,  
          n° 15-16, novembre 
          1991.  
           
          
           
            Dernière mise à jour : 
             11-03-2001  15:53.   
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/18-19/kurdes.html 
            
  
 
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