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 Plein Droit n° 18-19, octobre 
  1992 
  « Droit d'asile : 
  suite et... fin ? » 
        
        Sadako Ogata 
          Haut Commissaire aux Réfugiés  
          des Nations unies à Genève 
        
        Voir aussi « Appel 
          pour les quatrièmes Assises européennes  
          sur le droit d'asile » 
        Officiellement gardien des règles internationales 
          relatives au respect du droit d'asile, le Haut Commissariat des Nations 
          Unies pour les réfugiés (HCR) veille à leur application 
          dans le monde. Dans la pratique, il veille aussi à limiter l'utilisation 
          des principes inscrits dans la Convention de Genève au bénéfice 
          des opprimés, ne serait-ce que parce que son budget, toujours 
          insuffisant, dépend des contributions volontaires des États 
          occidentaux, de moins en moins enclins à payer le prix de l'injustice 
          et de la violence. 
         
         De ce fait, on assiste progressivement à une 
          évolution de la politique du HCR qui devient peu à peu 
          une agence de fixation des réfugiés potentiels dans leur 
          propre pays. En Albanie ou en Yougoslavie, il tend ainsi à confondre 
          son rôle avec celui de la Croix-Rouge en multipliant la distribution 
          de secours d'urgence et en garantissant la sécurité de 
          refuges intérieurs. 
         Par ailleurs, au moment où les pays occidentaux 
          violent massivement leurs engagements internationaux, le HCR esquisse 
          un mouvement de repli qui le conduit à alléger son implantation 
          en Europe occidentale et en Amérique du Nord pour la renforcer 
          en Europe de l'Est. Cette redistribution géographique semble 
          accréditer l'idée que le HCR fait désormais siennes 
          les conceptions restrictives de l'Occident en matière de droit 
          d'asile, même s'il se permet ici ou là de faire des remontrances 
          occasionnelles. 
        Autant d'indices d'une dérive politique inquiétante, 
          en dépit de la réaffirmation des principes vertueux, telle 
          qu'on pourra la lire ci-dessous sous la plume de Mme Sadako Ogata, 
          haut-commissaire aux réfugiés. Il y a loin de la coupe 
          aux lèvres. 
         
        
        À cette époque de l'année, pour quelques jours 
          de fête, nous aspirons tous à rentrer chez nous, chez les 
          nôtres, là où tout est confiance et sérénité. 
          Je sais dix millions d'hommes sur la terre qui seraient, eux aussi, 
          volontiers chez eux ; mais qui ne peuvent y être. Étrangers 
          en terre étrangère : la plupart d'entre eux vont 
          vivre ce temps de l'espoir et de la bonne volonté dans des camps 
          désolés, loin de tous ceux qu'ils connaissent et qu'ils 
          aiment. Ils sont réfugiés. Pour leur vie et leur liberté, 
          ils ont été contraints de quitter leur foyer. 
        Il y a aussi quinze millions d'hommes qui ont été déplacés 
          à l'intérieur de leur propre pays. Beaucoup d'entre eux 
          vivent tout près de chez nous, comme par exemple le demi-million 
          de réfugiés de la Yougoslavie dévastée par 
          la guerre. Pour eux, l'hiver sera particulièrement dur. 
        Cette période de l'année est, dans nombre de pays, un 
          temps privilégié pour l'enfant. Ils sont presque dix millions 
          d'enfants réfugiés  et c'est justement leur 
          destin qui me touche, moi, Haut Commissaire aux réfugiés 
          des Nations Unies. Ces enfants connaîtront peu des joies de cette 
          saison. Qui se souvient qu'un sur quatre parmi eux se couche chaque 
          soir le ventre vide ? Qui se souvient que, parmi ces enfants réfugiés, 
          un sur huit seulement a déjà connu l'école ? 
        La grande majorité de ces enfants a grandi dans des camps fermés. 
          Ils n'ont jamais vu ni vache, ni chien. Jamais ils n'ont été 
          dans un cinéma ou dans un parc, encore moins dans un musée. 
          Une des plus tristes constatations que j'ai pu faire en tant que Haut 
          Commissaire aux Réfugiés est celle que pour beaucoup d'enfants 
          réfugiés, l'herbe verte serait une nourriture et non un 
          lieu où ils pourraient s'amuser et se déchaîner. 
        Depuis l'origine des temps, les hommes cherchent une protection ; 
          des textes aussi anciens que l'Ancien Testament et le Coran évoquent 
          les réfugiés. D'aussi loin que l'on se souvienne, les 
          causes des mouvements de réfugiés n'ont pas varié : 
          la persécution, la violence, la soumission et la peur. Aujourd'hui 
          encore, des millions d'hommes sont déplacés de leur patrie 
          pour les mêmes raisons. Depuis que la guerre froide est dépassée 
          et que les guerres civiles s'estompent ou s'achèvent pacifiquement 
          dans beaucoup de pays qui en souffraient, l'espoir grandit que, progressivement, 
          de moins en moins d'hommes seront contraints à l'exil. 
        
        
        Dans nos bureaux du HCR, c'est justement maintenant que naît 
          cet espoir annonciateur d'une année qui verrait des millions 
          de gens pouvoir regagner leur pays. Nous avons déclaré 
          1992 année du retour volontaire  compte tenu de l'amélioration 
          des perspectives de réinsertion pour les gens du Cambodge, de 
          l'Afghanistan, de l'Afrique du sud, de la Somalie, du Vietnam, de l'Angola 
          et d'une douzaine d'autres pays. 
        Cependant, l'année du retour volontaire sera une année 
          difficile. Beaucoup d'obstacles restent à franchir avant que 
          ces gens ne revoient leur patrie : nous savons par exemple que 
          le chemin du retour de la plupart des réfugiés est pavé 
          de mines. Ces mines personnelles  et il en existe des millions  
          estropient et tuent mois après mois des milliers de personnes. 
          Mais il en existe bien d'autres, tout aussi explosives : le manque 
          de terre et de maisons, les faibles chances de trouver un travail 
          et la somme de toutes les incertitudes dans la vie de celui qui retourne 
          au pays. 
        Avant tout, il nous faut accepter le fait que de nouveaux exodes massifs 
          nous menacent  en dépit des multiples promesses de 
          l'après-guerre froide. La libre circulation pour les peuples 
          d'Europe de l'Est, que nous avions saluée, il y a encore peu, 
          comme prémisse du changement politique, amène aujourd'hui 
          des incertitudes sérieuses dans nombre de pays de l'Ouest. À 
          l'Est se libèrent des tensions nationalistes, ethniques et religieuses 
          avec des conséquences violentes, allant jusqu'à l'éclatement 
          des États. La Yougoslavie nous en donne un exemple effrayant. 
          De plus, la transformation des économies centrales planifiées 
          en économie de marché dans les anciens États communistes 
          fait grandir la crainte de voir se développer des flux migratoires 
          de la pauvreté, par les conséquences inévitables 
          du chômage, de la chute du niveau de vie et des menaces de tensions 
          sociales dont elle est porteuse. 
        Nous devons prendre conscience des causes pour lesquelles des hommes 
          quittent leur pays. Cet exode naît la plupart du temps des conflits 
          politiques et de la violence, de la misère et du sous-développement. 
          Je suis convaincu que les hommes fuient parce qu'ils y sont contraints 
          et non parce qu'ils le veulent. À cause de l'immense sacrifice 
          qui y est lié, les hommes ne quittent leur maison, leur 
          famille, leurs amis, leur propriété et leur patrie qu'après 
          une longue et douloureuse réflexion. 
        Durant les dix premiers mois de ma mission actuelle, j'ai rencontré 
          quantité de réfugiés dont la vie a été 
          irrémédiablement transformée parce qu'ils ont été 
          chassés de leur pays. Au cours de mes voyages, j'ai appris ce 
          que cela traduisait : l'effrayante misère d'une vie en exil. 
          J'ai vu des femmes supplier un médecin pour qu'il veuille bien 
          prescrire à leurs enfants la possibilité de bénéficier 
          de ces biscuits très chers à forte teneur en protéines 
          ou d'un gobelet de lait. J'ai vu comment des gens faisaient la queue 
          pour obtenir des denrées alimentaires qui n'arrivaient jamais 
          parce que nos transports avaient été attaqués ou 
          pillés et nos entrepôts détruits par des bandits. 
          Trop souvent, nous ne pouvons alimenter les camps éloignés 
          qu'à la condition d'acheminer sous escorte armée vers 
          leur destination les denrées livrées par l'onéreuse 
          voie aérienne. Pour autant, nous ne renoncerons pas et nous ne 
          le devons pas tant que nous n'aurons pas libéré de l'horreur 
          de la faim tous ceux qui sont sous la protection de mon organisation. 
          La cause essentielle de tous ces mouvements de fuite dans ce monde n'est 
          rien d'autre que l'expression du désir instinctif de protéger 
          son enfant de la faim mortelle. 
        
        Comme le montre le flux des demandeurs d'asile vers l'Europe, il n'est 
          pas toujours facile de distinguer entre ceux qui ont été 
          contraints à la fuite pour des raisons politiques pour sauver 
          leur vie, et ceux qui recherchent une vie meilleure, poussés 
          par la misère. La distinction est plus difficile encore lorsque 
          des hommes fuient la dure pauvreté de pays qui, il y a peu encore, 
          vivaient sous l'oppression. Aujourd'hui, trop d'hommes subissent une 
          nouvelle humiliation lorsqu'ils frappent aux portes des nations riches 
          et recherchent un travail de survie. De plus en plus souvent, on leur 
          claque la porte au nez. Il n'existe ni règles ni organisations 
          internationales pour ces errants qui recherchent une vie meilleure pour 
          eux-mêmes et leurs enfants. Ne nous incombe-t-il pas de déterminer 
          un seuil humanitaire minimum pour ceux-là qui, pour une raison 
          ou une autre, sont contraints de se mettre en route  même 
          pour ceux qui sont exclus du droit d'asile ? 
        Il y a une certaine ironie dans le fait que, juste au moment où 
          les peuples européens abandonnent une part de leur souveraineté, 
          ils soient aussi crispés sur leur identité culturelle 
          et sociale. Une effrayante xénophobie s'étend sur ce continent 
          qui était jusque là un havre pour les demandeurs d'asile. 
          Aujourd'hui, les agressions violentes contre les étrangers se 
          multiplient. Et les sous-entendus racistes de certaines affaires ne 
          peuvent être ignorés. 
        Ces États européens, ayant décidé la levée 
          radicale de leurs frontières communes, mettent tout en uvre 
          pou renforcer les contrôles aux frontières, afin de se 
          protéger de la vague de réfugiés qu'ils voient 
          arriver, avec crainte, vers la CEE. Tous ces moyens ne seraient-ils 
          pas mieux employés pour une aide au développement qui 
          permettrait à ces gens de rester dans leur pays ? À 
          long terme, le partage de la prospérité revient beaucoup 
          moins cher que la construction de barrières face à ceux 
          qui aspirent à une vie un peu meilleure. 
        Autour de nous, le monde évolue à une vitesse vertigineuse 
          et dans des directions imprévisibles. Nous ne pouvons pas nous 
          permettre de rester sur place. Nous devons agir de manière dynamique. 
          Nous devons nous donner les moyens aujourd'hui d'être à 
          la hauteur des défis qui nous attendent demain. Nous devons aller 
          au-devant de ces défis avec une triple stratégie : 
          des mesures préventives, la disponibilité et la capacité 
          à l'aide d'urgence, et des solutions pour le problème 
          de fond. 
        Nous devons nous préparer tout d'abord à réduire 
          les causes qui poussent les hommes à l'exil avec, d'une part, 
          des mesures que l'on pourrait qualifier de catalytiques et, d'autre 
          part, des initiatives efficaces et symboliquement significatives. Les 
          activités actuelles de notre organisation en Yougoslavie servent 
          aussi cet objectif. 
        Deuxièmement, les capacités d'aide d'urgence que nous 
          sommes en train de constituer, devront nous permettre, dès le 
          prochain cas d'urgence, d'être équipés de manière 
          à pouvoir agir efficacement et le plus rapidement possible et 
          de sauver des vies. 
        Troisièmement, nous devons concentrer nos efforts à la 
          recherche de solutions durables pour tous ceux qui sont contraints à 
          la fuite. 
        Dans les quarante années qui se sont écoulées 
          depuis la création du HCR, cette organisation a aidé environ 
          vingt-huit millions de personnes à commencer une nouvelle vie. 
          Pour cela, elle a reçu deux prix Nobel de la paix. 
        (...) 
        À la fin de l'année qui s'ouvre, c'est en tout cas ce 
          que j'espère, la misère de l'exil aura cessé pour 
          un plus grand nombre. Déjà ce mois-ci, nous avons assisté 
          à l'heureux retour de l'exil de centaines de Sud-Africains. 
        Dans l'année qui vient, le chemin que nous devons imposer à 
          nouveau doit conduire vers un ordre mondial plus juste et plus ouvert. 
          Nous devons participer à un monde plus humain dans lequel davantage 
          de réfugiés pourront rentrer chez eux et où moins 
          d'hommes seront contraints à la fuite. Cet objectif requiert 
          une énorme contribution des pays (les plus développés) 
          qui ont montré, dans le passé, tant de compréhension 
          pour la misère des personnes déplacées. 
        Traduction : A. et M. Gachet ; C. Wiener. 
          Cet article est paru dans le journal allemand Die Zeit du 27 décembre 
          1991.  
           
          
           
            Dernière mise à jour : 
             2-04-2001  11:01.   
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/18-19/misere.html 
            
  
 
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