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« Des étrangers sans droits dans une France bananière »
Rapport de mission en Guyane et à Saint-Martin

EN GUYANE

Comme une guerre
de basse intensité (2)

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À Saint-Laurent-du-Maroni,
peur et loi du silence

[L'ancien bagne]
À Saint-Laurent-du-Maroni, les étrangers paraissent se concentrer dans les vieux quartiers riverains du Maroni, notamment dans le quartier dit « chinois ». En marge de la ville, chaque communauté de Noirs marrons a son village soigné de maisons récentes à La Chardonnière, fruit d'un programme visant à les sédentariser. Des visées touristiques ont également animé cette innovation. Certains se plaignent de manquer de terres pour leurs cultures.

Mutisme chez les Haïtiens

En ce dimanche 3 décembre, la banderole de l'Association culturelle haïtienne (ACH), qui barre la chaussée principale sur le thème du « sid'action », avec le slogan « Droits, Devoirs, Parlaseons », représente un des rares éléments d'animation visibles. Quand on interroge les jeunes qui, près du Camp de transportation, tiennent des stands de produits artisanaux sur ce qu'ils savent de la situation des étrangers, des quartiers où ils vivent, de la police, ils plaident tous leur ignorance et détournent le regard. Un cycliste haïtien rencontré dans une rue ne veut pas davantage répondre. Il a visiblement peur, mais nous conduit vers une réunion de Haïtiens planqués dans une cour discrète. Hommes et femmes jouent aux dominos. Ils déclinent aimablement notre proposition de discussion, qui leur paraît porter sur des sujets trop délicats. Ils suggèrent à notre cycliste de nous conduire à un notable de la communauté qui, lui, peut-être, se sentira autorisé à nous informer. La loi du silence est visiblement le mot d'ordre des Haïtiens en ce qui concerne la politique locale à l'égard des étrangers.

Voir l'encadré « Des Noirs marrons marginalisés »

L'épouse et les filles de M. Joseph observent la même prudence en attendant l'arrivée du chef de famille. Elles concèdent que, pour la majorité des Haïtiens, la vie n'est pas rose. Dans le « pitt » (l'enceinte pour combats de coqs) qui jouxte sa maison, M. Joseph, transporteur, le confirme. En pesant ses mots, il souligne qu'il y a des rafles fréquentes en ville, les unes avec le concours de la police de Cayenne, les autres sans. Les étrangers en situation irrégulière seraient alors reconduits au Surinam en moins de 24 heures. Il évoque la pratique courante de la saisie des passeports. Les policiers demandent à leurs propriétaires d'acheter eux-mêmes un billet d'avion à destination de leur pays d'origine, qu'ils viendront leur présenter. Leur passeport leur sera restitué à l'embarquement. Ainsi sont gonflés les chiffres des « départs volontaires ».

Notre témoin cite le cas de sept Haïtiens interpellés au cours d'une récente rafle. Pour échapper à la garde-à-vue et à la rétention ou parce que, sur le coup, ils se sentent contraints d'accepter le marché, ils s'engagent à organiser eux-mêmes leur rapatriement. Quand, quelques jours plus tard, la police vient les chercher à leur domicile, ils ont disparu dans la nature. Aussitôt, les policiers cherchent et trouvent sept Haïtiens de remplacement qui seront immédiatement reconduits, sans vérification de leur situation familiale. M. Joseph note que l'administration s'accorde rarement le temps de telles enquêtes. A son tour, il confirme que, de mémoire d'étranger, nul ne se souvient de la moindre notification d'arrêté préfectoral à la frontière. « Les gens, dit-il, sont renvoyés sans qu'on leur donne de papiers ».

Beaucoup de reconduites,
selon la police

Plus loin encore et toujours au bord du fleuve, les agents de la DICILEC (l'ancienne police de l'air et des frontières) ne diront rien, sinon que « ça ne rigole pas ici avec le devoir de réserve sur le contrôle de l'immigration ». On n'en saura pas davantage, sinon qu'il n'y a pas de centre de rétention à Saint-Laurent-du-Maroni.

Voir le témoignage « Acharnement contre les familles »

Dans une pirogue motorisée qui patrouille sur le fleuve, des militaires endossent leurs imperméables sous l'averse. L'infanterie de marine (RIMA) est, en effet, mobilisée sur le Maroni dans le cadre du plan « Alizé bis » qui intègre à la défense du territoire le contrôle de l'immigration. La Légion étrangère assure les mêmes missions sur le fleuve Oyapock, qui sépare la Guyane et le Brésil, dans le cadre du plan « Galerne ». Ces deux plans semblent prévoir que les patrouilles doivent comporter la présence d'un officier de police judiciaire, le plus souvent un gendarme. Dans la pirogue qui remonte le fleuve, notre mission n'a pas su distinguer de représentant de la gendarmerie.

Au centre de Saint-Laurent, devant les bureaux de la police municipale, qui n'est pas au coeur de la lutte contre l'immigration, deux agents admettent volontiers la fréquence des rafles à raison de plusieurs par semaine. Les reconduites de l'autre côté du fleuve, au Surinam, sont expéditives. Des Haïtiens interpellés à Cayenne ou à Kourou et qui ont pénétré en Guyane par le Maroni sont, par ailleurs, convoyés ici pour être éloignés de l'autre côté. Ils viennent parfois dans un avion de vingt places d'Air-Guyane. Les policiers municipaux nous indiquent que le centre de rétention, « c'est sous la paillote de la gendarmerie ».

Gendarmerie tranquille à Mana

Rizières de part et d'autres de la ville, on est là dans une bourgade principalement agricole installée en bordure du fleuve Mana. Dans la modeste et coquette gendarmerie, elle aussi au bord de l'eau, ceux qui ne sont pas de service en ce dimanche matin nettoient les voitures. En contrebas, accrochées au quai, deux pirogues portent sur leurs flancs « Gendarmerie nationale ».

Dans le poste de garde, après un instant d'hésitation, on nous reçoit avec cordialité. De toute évidence, la tension n'est pas la même à l'égard de l'immigration qu'à Cayenne, Kourou ou Saint-Laurent-du-Maroni. L'état d'esprit non plus : ce sont des gendarmes territoriaux qui, bien qu'issus de métropole, restent sur place plusieurs années, à la différence des gendarmes mobiles qui vont et viennent tous les trois mois. Les étrangers ont pourtant, ici comme ailleurs, été mis à contribution quand on a implanté la riziculture. C'est à des Surinamiens qu'on s'est adressé pour former la main-d'oeuvre locale. Mais, depuis lors, les choses ont évolué. On est passé à un mode industrialisé de production : engrais et pesticides sont désormais épandus par avion ; même les semailles se font depuis le ciel.

Dans ce contexte — petitesse de cette ville rurale, agriculture peu consommatrice de bras —, la pression migratoire reste faible. Les gendarmes admettent qu'ils interpellent en moyenne un étranger en situation irrégulière chaque jour. Il est aussitôt reconduit à la frontière par Saint-Laurent-du-Maroni. Leur principal problème semble toucher à la répression du trafic de la drogue — héroïne, cocaïne et crack — venue du Surinam.

A Cayenne,
l'État investit dans la violence

Comme devant tout chantier de France et de Navarre subventionné par les pouvoirs publics, l'avertissement « Ici, l'État investit pour votre avenir », planté devant le chantier du centre de rétention de Rochambeau en cours de finition [3], constitue une véritable provocation dans un département où beaucoup d'étrangers (et la plupart des Noirs marrons, français sur le plan juridique) continuent à vivre, comme depuis des années, dans des bidonvilles dignes des périphéries urbaines des pays les moins avancés. D'autant que l'édification d'un lieu de privation des libertés est bel et bien le seul équipement récent affecté aux immigrés, si l'on excepte les dépenses de fonctionnement consacrées à l'appareil répressif qui tente de leur rendre la vie impossible.

Voir le témoignage « Si vous n'ouvrez pas tout de suite,
ils cassent la porte
 »

D'un côté donc, un centre de rétention flambant neuf à proximité de l'aéroport ; de l'autre, en périphérie de la ville, parfois cachée derrière la végétation des jardins de villas confortables, parfois en vitrine le long des nouveaux axes de circulation, une ceinture interminable de bidonvilles où, faute du moindre assainissement, prolifèrent le paludisme, la dengue, la méningite infectieuse et même, de temps à autre, le choléra. Quant au sida, il se bâtit évidemment un bel avenir au sein de populations qui semblent ne plus en avoir.

A l'entrée de Suzini, le plus peuplé des bidonvilles (3 000 habitants, dont un millier d'enfants), la mairie a retiré la benne à ordures qu'elle avait déposée là à la demande des résidents, en majorité haïtiens. Ils y rassemblaient les détritus du quartier à la faveur d'opérations de nettoyage organisées avec le concours d'associations. Ce tout petit signe d'appartenance à la communauté urbaine a vécu. Désormais les ordures pourrissent en tas sur lequel des poules picorent ce que le feu ne brûle pas.

On est donc là dans un univers sciemment marginalisé, auquel la municipalité a concédé l'adduction de l'eau à l'aide de robinets collectifs en 1992 à la suite d'une épidémie de choléra, et parfois l'électricité. Les retours du travail vers 17 h sont un signe évident du rôle économique des habitants. Tandis que des groupes d'enfants très bien habillés reviennent des écoles (mais beaucoup ne peuvent y aller), leurs parents rejoignent leur foyer à vélo ou à bicyclette. Tous veillent à éviter les flaques boueuses des pistes du quartier, à marcher sur les planches déposées sur les terrains les plus marécageux, à ne pas tomber dans les cloaques qu'enjambent de petits ponts improvisés par la collectivité. Combien de ces travailleurs réguliers reçoivent-ils des fiches de paie correspondant à leur emploi ?

Ces travailleurs sont aussi des locataires munis de baux de location et de quittances de loyers. Ils louent soit le terrain de la baraque dont ils sont propriétaires, soit la maison elle-même. Leur présence n'est en rien clandestine. Tous connaissent le nom de la famille à laquelle appartient le site. Aux abords de Suzini, une extension du quartier a même, semble-t-il, été mise en chantier dans les années 1993-1994. Les candidats à la construction ont versé 5 000 F à une association contre la promesse d'une parcelle sur une colline des environs immédiats. Les Haïtiens l'ont déboisée, y ont tracé des pistes en vue de l'édification du futur lotissement. Puis l'État paraît s'être opposé au projet. L'argent versé n'a, quant à lui, jamais été remboursé.

Plus modeste (300 habitants), le bidonville d'Eau-Lizette est aussi beaucoup plus visible. Il jouxte une chaussée à quatre voies où s'accumulent les bouchons à l'heure des départs au travail et des retours. Des Haïtiens, des Guyaniens, des Brésiliens et des Surinamiens y coexistent dans une atmosphère de plus en plus conflictuelle. Les habitants accusent le parti écolo-nationaliste Walwari, au discours xénophobe, animé par l'ex-indépendantiste Christiane Taubira-Delannon élue en 1994 au Parlement européen sous l'étiquette Énergie radicale, de cautionner des expéditions punitives et d'attiser les conflits intercommunautaires dans le but de discréditer davantage les étrangers aux yeux de l'opinion publique. La multiplication des dealers facilite ici, dans un quartier beaucoup moins auto-organisé que celui de Suzini, ces frictions entre des communautés qui se renvoient la responsabilité du trafic des drogues. Là encore, l'eau (robinets collectifs) et l'électricité (compteurs collectifs) témoignent de la relégation des étrangers dans des zones de survie, fruit d'un savant dosage entre des intérêts contradictoires : celui de garder un effectif satisfaisant de main-d'oeuvre corvéable, et celui de ne pas trop compromettre la santé et l'ordre publics par son excessive marginalisation.

Comme une épidémie de portes défoncées

Ni l'État ni la région ni le département ni la ville n'investissent donc à proprement parler. Sauf dans la répression. Cet investissement-là saute aux yeux dans tous les quartiers d'étrangers. Un coup d'oeil sur le nombre de cases vidées en dit long sur l'ampleur des éloignements et sur les fuites vers des lieux moins harcelés. Les ruelles d'Eau-Lizette ou de Suzini paraissent désertées au regard de la densité de l'habitat. Les portes expriment à leur manière la violence qui préside à cette désertification progressive. Combien d'entre elles sont rapetassées avec les moyens du bord ? On ne compte plus les serrures brisées à peine remplacées par des chaînes ou des ficelles. Et, partout, c'est la même explication : la police et la gendarmerie investissent les quartiers plusieurs fois par semaine, de jour comme de nuit, frappent aux portes qu'ils enfoncent aussitôt. Qu'importe si les victimes ont déjà prouvé la régularité de leur situation. La violation de leur domicile se renouvelle indéfiniment sous le prétexte de vérifier si, dans les faux plafonds, il n'y aurait pas de clandestins. « Inutile de remplacer les serrures, se désolent tous les habitants. Ça finit par coûter trop cher. Et, de toute façon, ils les brisent aussitôt ».

Voir le témoignage « Il y a beaucoup de patrons
qui préfèrent embaucher des étrangers sans papiers
 »

On nous conduira dans de nombreuses maisons individuelles aux plafonds effondrés à coups de bâtons par les forces de l'ordre. A Suzini, le sol de l'un des lieux de réunion et de culte est recouvert par les débris du plafonnage. Plus loin, une famille de Haïtiens, en situation parfaitement régulière, replante dans son trou le couteau de cuisine qu'une nuit les gendarmes ont piqué dans la cloison pour faire les durs après avoir enfoncé la porte. A cette occasion, ils ont soulevé les couvertures du couple qui dormait, brutalisé les deux enfants qui, terrorisés, s'accrochaient à leurs jambes, et — comble de l'impudeur pour la mère de famille — soulevé le couvercle des casseroles posées sur la gazinière pour regarder ce qui pouvait bien s'y cacher (lire, par ailleurs, la transcription des témoignages enregistrés).

« Ils veulent nous forcer tous à partir », conclut un vieil Haïtien en situation régulière. C'est le cri du coeur unanime. Dans les bidonvilles, il n'y a plus guère d'étrangers en situation irrégulière. Ceux qui ont échappé à l'interpellation ont fui la répression. Ils se dissimulent dans la campagne. Tous les habitants témoignent de cette réalité, prêts à admettre que certains reviennent fugitivement le week-end, quand les risques de contrôles sont moins élevés. Ils restent quelques heures, juste le temps de voir leurs enfants, de changer de linge. Puis ils regagnent leur planque.

Des enfants sans parents
ni maîtres d'école

Dans ces circonstances, les enfants sont une lourde charge pour la communauté. Des habitants insistent pour nous montrer des gamins qui n'ont plus de famille pour des raisons diverses. Après avoir désigné du doigt tel ou tel enfant de passage dans une rue, ils s'arrêtent devant une maison de bois aux volets clos. Ils appellent à l'intérieur. Une jeune fille apparaît à la fenêtre. Elle a seize ans. Elle nous raconte qu'elle vit seule depuis deux ans avec sa soeur aînée âgée de dix-huit ans. Leurs parents ont été rapatriés en Haïti. Elle ne veut pas dire pourquoi ils ne les ont pas ramenées avec eux.

L'abandon de ces enfants est le résultat de situations diverses. Il y a ceux dont les parents ont été reconduits si rapidement à la frontière qu'ils n'ont pas eu la possibilité de les rapatrier avec eux ; il y a ceux que leurs parents n'ont pas voulu emmener avec eux lors de leur éloignement ; il y a enfin ceux dont les parents se cachent ailleurs. C'est le voisinage qui prend le relais. Beaucoup s'inquiètent des germes de délinquance future portés par ces orphelins administratifs. Ils veillent à détecter tôt tout signe de trafic de drogue là où le mal ne sévit pas, notamment à Suzini.

L'autre grande difficulté rencontrée par les jeunes tient à leur scolarisation. Tout le monde le constate. La majorité des enfants d'étrangers n'auraient pas accès à l'école primaire. Qu'ils appartiennent à des familles en situation régulière ou irrégulière, on en place beaucoup sur des listes d'attente. Cette mesure dilatoire ne déboucherait que sur très peu d'inscriptions effectives. A ce phénomène s'ajoutent les effets de la peur. Des contrôles d'identité détournés s'exercent à l'entrée et à la sortie des écoles, où la police demande aux élèves de la conduire à leurs parents. Cette pratique a évidemment des conséquences dissuasives sur l'assistance aux cours, qui deviennent progressivement désertés par nombre d'enfants d'étrangers sans papiers.

Voir l'encadré « L'école primaire
minée par les étrangers ?
 »

Paradoxalement, une partie minoritaire de ces élèves placés en marge de l'enseignement public obligatoire semblent accéder à certains de ces établissements à la tombée de la nuit, quand ils accueillent des bénévoles associatifs qui animent des classes de soutien scolaire. Cette tolérance de type caritatif est, une fois encore, le fruit d'un dosage politique sophistiqué qui hésite entre l'abandon pur et simple des étrangers et les risques sociaux qu'il comporte.

Xénophobie assez générale

Rencontrée à l'ouverture de l'une de ces classes de soutien scolaire, une Guyanaise bénévole nous explique son admiration pour la volonté de ses élèves étrangers de s'en sortir. Elle ne tarit pas d'éloges à leur égard. Quand nous abordons avec elle la question du traitement des immigrés par les pouvoirs publics, elle accuse soudain les étrangers de tous les maux : insécurité, concurrence déloyale sur le marché du travail (elle est au chômage depuis longtemps) et surtout poids des impôts locaux. A titre d'arguments, elle cite pêle-mêle le déficit de l'hôpital, le volume des prestations sociales supposé être versées aux étrangers, le nombre des classes scolaires qu'il faut ouvrir pour les accueillir, etc. Elle nous avoue qu'elle va devoir vendre la maison dont elle est propriétaire à cause des taxes qu'elle ne peut plus payer. Quand nous citerons son témoignage au directeur de cabinet du préfet, il ne pourra s'empêcher de sourire. « Si cette dame savait à quel point ce sont les gaspillages et la corruption qui sont à la base d'une fiscalité locale effectivement très élevée.... », répliquera-t-il en substance. « La Guyane est irrémédiablement endettée pour vingt ans largement à cause de ces deux fléaux », conclut-il, annonçant dans la foulée l'imminence, au cours des premiers jours de 1996, d'une sanction judiciaire à l'encontre d'un élu. Depuis, Elie Castor, maire de Sinnamary, ancien député et ancien président du conseil général, a été inculpé, le 17 janvier 1996, de détournement de fonds publics, tandis qu'Antoine Abienso, maire de Maripasoula, était mis en examen pour recel de détournement de fonds publics.

Mais c'est ainsi. A la faveur du fléchissement de l'activité, l'opinion, y compris la mieux intentionnée, est travaillée par la xénophobie. La Guyane se pense, à juste raison, comme un département français perdu dans l'immensité du tiers-monde et soumis à sa convoitise. Faute de pouvoir modifier cette position dans le continent sud-américain, avec ses conséquences incontournables en matière de flux migratoires, elle se réfugie dans l'espoir que le tout répressif pourra venir à bout des données inhérentes à la géographie physique et humaine.

Le traitement policier des Noirs marrons, déployé y compris à l'encontre de ceux qui sont français, puisqu'ils ressemblent comme des frères à leur homologues surinamiens, constitue un exemple révélateur de la vanité et de l'absurdité de toute politique antimigratoire de type européen (voir ci-dessus l'encadré « Des Noirs marrons marginalisés »). Pour ces communautés mobiles des fleuves, la nationalité et les frontières sont le fruit d'une histoire coloniale qui ignore leur culture. Le respect d'un État-nation lié à un territoire bien délimité les condamnerait à la disparition. Ils ne l'entendent pas de cette oreille.

Voir l'encadré « L'hôpital pousse les malades étrangers
à partir – Des milliers d'enfants d'étrangers non scolarisés
 »

Des associations identitaires

Dans la seule communauté haïtienne, il existerait 52 associations en Guyane. C'est, avec la double communauté chinoise — l'ancienne des « Chinois créoles » et celle des Chinois arrivés au cours des dernières années —, qui comporte donc deux associations distinctes, la moins mal organisée. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit essentiellement d'associations culturelles. Bien que français sur le plan de la nationalité, les Noirs marrons se sentent suffisamment étrangers dans leur existence pour essayer de créer, à leur tour, une fédération qui représentera l'ensemble de leurs familles culturelles, si elle voit le jour.

Il existe, par ailleurs, une Association pour la défense du droit des immigrés (ADDI) qui ne repose pas sur des bases communautaires. Elle est sinon liée, du moins en relation étroite avec l'Union des travailleurs guyanais (UTG), principal syndicat de salariés du département.

Un Collectif anti-expulsions avait également vu le jour en 1994, à l'initiative d'individus impliqués dans la vie associative, de médecins, d'avocats, de juristes ou de chercheurs. Parmi eux, une majorité de Français et quelques Haïtiens. Ils entendaient s'opposer aux reconduites à la frontière de Haïtiens par charters qui, à la différence de la métropole, n'ont jamais cessé en Guyane et dans les DOM d'Amérique pendant la dictature militaire qui a confisqué le pouvoir à Port-au-Prince de septembre 1991 à octobre 1994. La circulaire III-3455 (non publiée) adressée aux préfets le 18 décembre 1991 par le ministère de l'intérieur, invitait « à suspendre toute mise à exécution vers Haïti, mais pour les seuls demandeurs d'asile déboutés, et avec la consigne de laisser la situation administrative des intéressés en l'état, sans assignation à résidence ». Mais, en Guyane, les exilés Haïtiens ne sont, comme par hasard, presque jamais demandeurs d'asile. Toutes nationalités confondues, on ne dénombre que 200 réfugiés statutaires environ, dont 150 Hmongs. Les Haïtiens n'ont donc pas bénéficié de cette mesure humanitaire.

Le Collectif anti-expulsions de Cayenne s'est mis en veilleuse dès le retour de président Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en 1995. Il ne s'était, en effet, opposé à l'éloignement des Haïtiens que dans la mesure où une dictature sanglante s'était substituée aux autorités élues. L'accession au statut de réfugié des exilés haïtiens n'a curieusement pas constitué un axe prioritaire de revendications de ce rassemblement ponctuel de bonnes volontés.

Voir l'encadré « Quand l'administration veille à dissuader les étrangers de revendiquer le bénéfice de leurs droits... »

Soumis à des difficultés matérielles, marginalisés, harcelés par les forces de l'ordre, les étrangers et ceux des Français qui leur sont assimilé éprouvent donc le besoin de se regrouper. Dans un contexte où les rapports de forces tendent à se substituer à l'État de droit, les associations ont, pour la plupart, davantage une fonction identitaire que revendicative. Elles exigent peu l'application des droits face à une administration qui impose son interprétation de la loi comme la seule possible et qui, en ce qui concerne les étrangers, justifie ses pratiques par ses résultats. Le score de 15 000 reconduites à la frontière en 1995 légitime nombre d'entorses aux textes, notamment en matière de contrôles d'identité.

Sous la tempête, les associations d'étrangers courbent l'échine. L'intégration en leur sein et la défense des irréguliers les rendent si vulnérables à des opérations de police et à des pressions diverses de l'administration sur leurs dirigeants qu'elles se sentent dans l'obligation de les tenir peu ou prou à distance. Les sans-papiers qui furent nombreux à bénéficier des formations de la plus puissante association de Haïtiens — l'Association pour le développement de la culture haïtienne et le développement (ADCHF) — s'abstiennent désormais d'y venir après quelques opérations de police aux abords du local de l'organisation. Un peu comme dans les bidonvilles, où la tranquillité espérée des résidents réguliers implique l'exode des clandestins. La solidarité s'exerce malgré tout. Mais c'est sous le manteau.

Les relations de certaines associations avec l'administration se nouent parfois sur la base d'une politique des faveurs. La préfecture ne souhaite pas couper toutes ses relations avec ces organisations communautaires qui contribuent puissamment au maintien de l'ordre social sur le terrain. Elle évite aussi de discréditer totalement leurs cadres aux yeux des sympathisants. Il lui faut donc concéder régulièrement quelques pincées de régularisations au petit bonheur. Ce qui a pour conséquence d'entretenir des relations malsaines de clientélisme à différents niveaux : entre les responsables des associations et les fonctionnaires de la préfecture, ainsi qu'entre ces responsables et leurs compatriotes. D'où, parfois, quelques vents de contestation au sein des organisations d'étrangers. Ils contestent certains favoritismes réels ou supposés et un fonctionnement jugé peu démocratique.

Plus grave, de bons observateurs locaux s'interrogent sur les raisons de mesures d'éloignement prises par la préfecture et qui reposeraient, à leurs yeux, sur le seul souci d'éliminer des contestataires associatifs moins souples que ceux qui sont actuellement aux commandes.

La fragilité des associations d'étrangers est encore accrue par leur ignorance du droit. De son passage en Guyane, notre mission retiendra la demande incessante de ces organisations de recevoir de la documentation et de bénéficier de formations juridiques en droit des étrangers, en droit du travail et en droit social. Il est impératif de répondre rapidement à ce besoin, même si les bénéficiaires potentiels sont peu nombreux à disposer d'un niveau adéquat de maîtrise de la langue française et d'une culture générale satisfaisante.

Des Chinois mieux organisés

La place des Chinois en Guyane est importante. Il s'agit d'une communauté implantée depuis de nombreuses années, qui a commencé son installation au milieu du XIXème siècle. L'essentiel de cette diaspora venait alors de la région de Canton. Son intégration s'est faite, à notre connaissance, sans trop de difficultés, et nombreux sont ceux qui sont aujourd'hui français. Ces Chinois et leurs descendants sont des acteurs économiques importants de la vie guyanaise, notamment dans le domaine de l'alimentation (import-export, négoce, distribution) et de la restauration.

Depuis quelques années, une seconde vague d'implantation s'est faite en provenance de Shanghai. Cette nouvelle diaspora, idéologiquement proche de l'actuel régime chinois, est tout aussi économiquement active. Elle est concentrée dans l'activité de « bazar », très présente en Guyane, ainsi que dans la restauration.

Ces diasporas se sont structurées en associations distinctes qui ont des activités essentiellement culturelles. Elles semblent distantes l'une de l'autre, notamment sur le plan idéologique. Le fait que la vague récente de Shanghai soit arrivée au moment où l'immigration s'était instituée en « problème » est également un des facteurs du fossé qui sépare les deux communautés. Le « problème » de l'immigration chinoise a rejailli sur l'ensemble des Chinois guyanais, lesquels n'ont pas manqué de rendre leurs compatriotes frais arrivés de Shanghai responsables des malheurs de tous.

Nous avons pu rencontrer un certain nombre de Chinois de Guyane, notamment des commerçants. Nous avons également rencontré des avocats qui traitent leurs problèmes. Nous avons aussi évoqué la situation des Chinois avec les représentants de l'administration et de la justice. Nous ne cacherons pas que nous sommes inquiets.

Il semble bien, en effet, que soit entretenue une atmosphère extrêmement ambiguë à l'égard de cette communauté : rumeurs de fraudes notamment fiscales, de filières d'immigration clandestine, de réseaux financiers occultes, de trafics en tous genres, y compris pour des titres de séjour. Ces rumeurs suffiraient à alimenter un sentiment xénophobe des Guyanais à l'encontre des Chinois.

Par ailleurs, le fait que les Chinois ne se privent pas de solliciter l'assistance d'avocats pour les défendre — à la différence des autres communautés pour lesquelles la capacité de recours au droit semble marginale — ne manque pas d'agacer (c'est un euphémisme) l'administration et la justice.

Les commerçants chinois paraissent être les sujets de nombreux contrôles fiscaux, fréquemment répétés, auxquels s'ajoutent des contrôles vétérinaires en restauration, en alimentation et, bien évidemment, des contrôles en matière de travail clandestin. En revanche, il ne nous a pas été dénoncé de pratiques particulières dans le domaine du contrôle du séjour. Pour les éloignements, l'administration a organisé dernièrement des reconduites à la frontière de Chinois, ce qui semblait être une première marquante. Leur mise en oeuvre n'est pas évidente en raison de leur coût (voyage via Paris, avec escorte de gendarmes) qui est disproportionné eu égard à l'intérêt réel de telles mesures, sauf au titre de l'exemplarité.

Si la situation des Chinois n'est pas immédiatement la plus préoccupante, elle présente des signes inquiétants de dégradation dans la sérénité de leur existence, provoquée par les administrations. Une logique de « bouc émissaire » se dessine, qui pourrait conduire à de graves dérives. Après la mise en cause de la responsabilité des Haïtiens dans tous les maux de la Guyane, cette dérive pourrait à très court terme placer le communauté chinoise à l'avant-scène de la xénophobie guyanaise, dans le même type de logique que celle qu'anime le mouvement Walwari de la députée européenne Christiane Taubira-Delannon à travers les expéditions punitives de ses partisans dans les quartiers des étrangers comme celui d'Eau-Lizette.

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Notes


[3] A noter que l'inévitable carte de France de ces panneaux de chantiers publics oublie toujours l'insertion d'une représentation des DOM, y compris quand ces panneaux concernent des travaux entrepris dans les DOM. (Voir la photo).

En haut

Dernière mise à jour : 25-01-2001 15:46.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/publications/1996/bananier/guyane/panorama-2.html


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