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« Des étrangers sans droits dans une France bananière »
Rapport de mission en Guyane et à Saint-Martin

EN GUYANE

Comme une guerre
de basse intensité (3)

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Prudence des juges
et concours ponctuels d'avocats

[Suzini]
Les associations entretiennent néanmoins des contacts avec certains avocats vers lesquels elles orientent des compatriotes — en situation régulière — poursuivis devant les tribunaux. Il y a peu, en revanche, de contestation des refus de séjour décidés par la préfecture et moins encore de recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF). Et il n' y a pas du tout de saisine de la Commission européenne des droits de l'homme sur l'inexistence de recours effectifs contre ces APRF, rendus impossibles à cause du droit en vigueur dans les DOM (voir ci-dessous). Il y a pourtant fort à parier que cette organisation du Conseil de l'Europe aurait condamné la France si elle avait été saisie de cette question à travers des contentieux individuels.

La période ne se prête plus à l'offensivité ni aux protestations de masse des étrangers dans la rue, auxquelles se joignaient, quand elles avaient lieu, une minorité d'avocats. Il en est de même des permanences collectives d'aide juridique qui, comme en métropole, exposeraient les étrangers en situation irrégulière en les démasquant. La loi en vigueur et la dureté de la préfecture ont rendu contreperformantes ces initiatives auxquelles quelques avocats ont jadis apporté leur compétence.

Il existe cependant des relations entre dirigeants des associations et avocats. Mais elles ne se situent plus sur le terrain de l'action collective. L'avocat tend à devenir un expert auprès duquel les associations vérifient de quelle marge de manoeuvre elles disposent encore.

Voir le témoignage « Ce n'est pas bien différent
de ce que faisait la police des Duvalier
 »

Le barreau de Cayenne est composé d'un vingtaine d'avocats. Il n'échappe pas aux difficultés des barreaux de taille modeste insérés dans un milieu socio-économique pesant. Il n'est alors pas évident de prendre des positions marquées dans tel ou tel type de contentieux, sans risquer de mécontenter tel ou tel acteur de la vie économique ou sociale, avec des conséquences fâcheuses pour l'avocat et son cabinet. Et le contentieux des étrangers n'échappe pas à cette règle. A un moment où les Haïtiens, par exemple, sont perçus comme la cause de tous les malheurs de la Guyane, attaquer un employeur devant le conseil des Prud'hommes ou l'administration devant le tribunal de grande instance pour une voie de fait reste un acte difficile à assumer.

Le barreau de Guyane n'a pas mis en place de permanences à proprement parler pour les procédures de reconduite à la frontière. La défense devant le juge de la rétention se fait, outre l'hypothèse marginale de la désignation d'un défenseur par l'étranger lui-même ou sa famille, selon la disponibilité de l'avocat de permanence pour les procédures pénales et au bon vouloir du juge qui notifie à l'étranger le droit de se faire assister.

Tout cela n'empêche pas que des étrangers convoqués devant le juge aient recours à des défenseurs. Tel Haïtien titulaire d'une carte de résident et poursuivi pour aide au séjour irrégulier parce que deux Brésiliens s'étaient réfugiés à son insu dans sa maison au cours d'une rafle a ainsi été relaxé pendant notre séjour à Cayenne devant le tribunal de grande instance. Le juge n'a pas cru au rapport de la police qui accusait le prévenu d'avoir sciemment accueilli les deux malheureux.

Mais cette protection des libertés par les magistrats paraît manquer de détermination. De toute évidence, le parquet ne s'intéresse guère à la manière dont s'effectuent les opérations de contrôles d'identité qui se multiplient pourtant sous son autorité. On peut, par ailleurs, se demander si les prolongations des mises en rétention des étrangers en instance d'éloignement relèvent toujours d'une décision des juges (art. 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 révisée) dans un département qui bat tous les records de reconduites à la frontière et où n'existait jusqu'à décembre 1995 aucun centre de rétention. Il n'en existe d'ailleurs toujours pas à Saint-Laurent-du-Maroni, haut lieu des éloignements par le fleuve.

Sous un régime juridique
d'exception

Depuis 1980, année où la loi française sur l'entrée et le séjour des étrangers — l'ordonnance du 2 novembre 1945 — est enfin entrée en vigueur dans les DOM, les gouvernements qui se sont succédé ont tous veillé à ce que les dispositions protectrices du texte y restent inopérantes. La possibilité d'introduire un recours suspensif devant les tribunaux administratifs contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (art. 22 bis) est ainsi rendue impossible. Cet ultime recours serait d'autant plus important qu'il constitue, surtout dans les DOM, la seule occasion de faire examiner les situations personnelles en invoquant les conventions internationales. La préfecture de Cayenne en est à ce point convaincue qu'elle admet volontiers que, si la Cour européenne des droits de l'homme venait un jour à condamner cette restriction, sa politique antimigratoire serait en grande partie compromise (voir le compte-rendu de notre entretien à la préfecture de Guyane). Ce qui en dit long sur le mépris actuel de l'administration pour les libertés individuelles des étrangers. Sauf mesures exceptionnelles en échange — sans doute — de services rendus, il n'y a donc pas d'examens des situations individuelles. Situation familiale, état de santé, droits des enfants sont des éléments parfaitement négligeables pour la préfecture dans la perspective de l'exécution d'une mesure d'éloignement.

La loi prévoit également que, à la différence des autres départements (art. 18 bis), les DOM ne sont pas dotés des commissions du séjour qui, composées de trois juges, émettent ailleurs un avis (certes consultatif) quand les préfets envisagent de refuser la délivrance d'un titre de séjour de plein droit ou son renouvellement.

Ces dispositions restrictives interdisent globalement le respect, au bénéfice des étrangers, de conventions internationales comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui, en dépit de la géographie, doit s'appliquer en Guyane. Pour la préfecture de Cayenne, ce texte constitue un instrument juridique, d'une part, incompatible avec sa politique et, d'autre part, surréaliste dans le tiers-monde (voir, ci-après, le compte-rendu de notre entretien avec le directeur de cabinet du préfet).

Une étrange régularisation de mères
sur la base d'une analyse de sang

Dans le registre du régime juridique atypique, de nombreux témoins nous ont décrit, en termes plus ou moins précis mais convergents, l'existence d'une procédure préfectorale de régularisation des mères étrangères d'enfants dont le père est titulaire d'une carte de séjour. La réussite de cette opération implique que l'enfant et le père subissent, à l'Institut Pasteur de Cayenne, une analyse de sang qui permette de conclure que le père est bien le géniteur de l'enfant. Si ce père est titulaire d'une carte de séjour (temporaire — 1 an — ou de résident — 10 ans), la mère peut aussitôt prétendre à une simple carte de séjour temporaire portant la mention « membre de famille », qui ne lui donne pas droit au travail.

Si, à l'inverse, c'est la mère qui bénéficie d'une carte de séjour, et qu'elle donne naissance à un enfant dont le père est en situation irrégulière, tous nos informateurs ont affirmé que, dans ce cas, le père n'avait aucun espoir de régularisation.

Nul ne sait sur quelle base juridique repose cette opération, qui aurait remplacé une ancienne possibilité de régularisation des étrangères par leur mariage avec un étranger en situation régulière. Sans doute l'administration a-t-elle eu peur des « mariages de complaisance » et a-t-elle, dans ce but, substitué le test génétique au changement de statut juridique ? En préférant le sang au droit, cette innovation guyanaise illégale est symbolique des libertés que les pouvoirs publics prennent avec la loi.

Elle confirme aussi des observations faites en Martinique à la fin de l'année 1993 sur le regroupement familial des étrangers. A Fort-de-France, l'administration avait elle-même admis que, contrairement à la législation dont elle ne connaissait d'ailleurs pas les termes, le membre de famille autorisé à rejoindre son conjoint en Martinique se voyait toujours délivrer une carte d'un an. Or la loi (art. 29-III de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée) précise que « les membres de famille, entrés régulièrement sur le territoire français au titre du regroupement familial, reçoivent de plein droit un titre de séjour de même nature que celui détenu par la personne qu'ils sont venus rejoindre ».

Voir le témoignage « Ils se cachent dans la campagne »

En Guyane, la seule référence juridique — même lointaine — permettant de vaguement justifier en droit la procédure de régularisation des mères d'enfants conçus avec des étrangers en situation régulière reste celle du regroupement familial, qu'on appliquerait sur place de façon dérogatoire (sans imposer à la mère de retourner dans son pays pour y obtenir un visa), d'autant que la carte de séjour ainsi acquise porte la mention « membre de famille ». On aurait pu espérer que cet aspect au moins de la loi soit respecté, ne serait-ce que pour limiter l'emploi clandestin. Tel n'est, semble-t-il, pas le cas.

On peut s'interroger sur la signification de cette violation de la législation relative au regroupement familial dans l'ensemble des départements français d'Amérique. Son respect permettrait d'accorder un droit au travail à la plupart des épouses qui rejoignent leur conjoint en situation régulière et sont eux-mêmes autorisés au travail. Dans des DOM où l'emploi clandestin des étrangers est présenté comme un fléau, cela aurait le mérite d'éviter le travail au noir à une partie — fut-elle minime — des immigrés. Tel n'est pas le cas. L'administration elle-même favoriserait-elle l'emploi clandestin ?

La régularisation de 1994

Là encore, on doit noter quelques bizarreries. Pourquoi avoir imposé, parmi les conditions de régularisation, une entrée en Guyane antérieure à août 1991 ? Est-ce pour en exclure les Haïtiens que la dictature militaire installée le 30 septembre 1991 à Port-au-Prince a poussés à s'exiler, dans un département où — c'est le moins qu'on puisse dire — la préfecture, comme toutes celles des DOM, ne facilite pas les demandes d'asile ? Quels que soient les motifs de cette restriction, elle a abouti à la « clandestinisation » supplémentaire de quelques milliers de Haïtiens.

Voir le témoignage « Ils ont ouvert la porte. Ils ont dit que,
dans les bidonvilles, c'est pas la peine de frapper.
 »

Par ailleurs, on comprend que la préfecture ait imposé aux postulants à la régularisation qu'ils produisent des preuves de leur insertion par le travail. Mais pourquoi a-t-elle exigé que les employeurs accompagnent les étrangers ? La préfecture répond qu'il s'agissait pour elle de vérifier aussi bien la réalité de la relation de travail que l'engagement des patrons. N'aurait-il pas été judicieux, si l'on avait voulu assainir le marché du travail, de proposer aux étrangers d'établir par tous moyens les preuves de leur emploi ? Avec l'aide de l'inspection du travail, il eut été ainsi possible de régulariser des milliers d'immigrés au lieu de 1 500 sur 2 000 dossiers déposés. Quitte à pardonner aux employeurs leur comportement passé à condition qu'ils respectent à l'avenir la législation du travail. Au lieu de cela, on a procédé à une régularisation, non pas des étrangers, mais des seuls patrons qui y trouvaient avantage en laissant tous les autres prospérer dans l'illégalité

L'exécution des éloignements

La préfecture de Guyane a procédé à 12 000 reconduites à la frontière en 1994, et à 15 000 en 1995, soit respectivement 8 % et 10 % de la population totale, si l'on en croit les estimations démographiques de l'administration qui compte 150 000 habitants dans le département. En France métropolitaine, où une politique volontariste en la matière a abouti à l'éloignement de 11 280 étrangers en 1994 et de 11 390 en 1995 (soit moins de 0,3 % de la population), de tels scores correspondraient à l'éloignement de quelque 4,5 millions d'étrangers. Cette productivité tient largement au fait que le recours suspensif prévu par l'article 22 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ne s'applique pas dans les DOM. Elle est également facilitée par une pratique des contrôles d'identité souvent digne du Far West de la légende de la part de la police, de la DIRCILEC et de la gendarmerie.

Dans ces conditions, très peu de recours normaux en annulation sont engagés devant les tribunaux administratifs. Ils impliquent des frais ; et, surtout, ils ne sont pas suspensifs. Les étrangers sont éloignés bien avant que la juridiction administrative ait pris sa décision.

Reste le contrôle du juge judiciaire sur le maintien en rétention (art. 35 bis de l'ordonnance) au-delà de 24 heures et jusqu'à 9 jours. En Guyane comme dans tous les DOM, il est théorique. Dans la mesure où le recours suspensif devant le tribunal administratif n'y existe pas, la préfecture fait peu usage de la rétention. Les rapatriements sont exécutés dans la foulée de l'interpellation, soit pendant les 24 heures initiales de la garde-à-vue, soit pendant les 24 premières heures suivantes de la rétention. Deux périodes sur lesquelles le juge judiciaire n'a pas son mot à dire. Sur les 12 000 reconduites à la frontière de 1994, il n'y aurait eu que 350 à 400 présentations aux juges.

Voir le témoignage « Ils ont des pieds-de-biche »

Il nous a été mainte fois expliqué que les opérations de police s'effectuaient en fonction des dates et des capacités d'embarquement des avions disponibles, ce qui évite aussi les mises en rétention. Quant aux reconduites d'étrangers vers le Surinam par voie fluviale sur le Maroni, elles sont immédiates.

Bref, tout est conçu pour que les étrangers échappent à la rétention et au contrôle du juge judiciaire. Au point que, jusqu'à décembre 1995, il n'existait pas de centre de rétention en Guyane, pas plus qu'il n'en existe à ce jour en Guadeloupe et en Martinique, du moins répondant aux normes définies par le Comité de prévention de la torture et des traitements dégradants du Conseil de l'Europe. Si, depuis quelques semaines, le nouveau centre de rétention de Rochambeau (50 places), près de Cayenne, montre fièrement à la population que « L'État investit pour son avenir », il n'y a toujours qu'une paillote sise dans la cour de la gendarmerie à Saint-Laurent-du-Maroni, haut lieu de l'éloignement, et rien dans la gendarmerie de Mana. Et même dans le centre de Rochambeau, les familles sont admises au parloir deux ou trois heures par jour en violation de la loi. En Guyane, la rétention s'effectue donc dans des conditions détestables.

La préfecture de Guyane a admis qu'elle procédait à des éloignements d'étrangers accompagnés de leurs enfants mineurs. Le directeur de cabinet du préfet n'a pas contesté que cette pratique était contraire au droit interne et aux normes internationales. Dans l'avion-charter qui s'est écrasé en Haïti le 7 décembre 1995, il y avait 3 enfants parmi les 20 victimes (16 Haïtiens reconduits, 2 membres d'équipage et 2 gendarmes).

Toutes ces circonstances — absence de recours effectif, absence de contrôle juridictionnel — conduit l'administration à agir en totale liberté sans autre contrôle que la conscience des fonctionnaires. D'où, sans doute, le triomphe de la loi de la productivité et du chiffre au mépris du respect des situations humaines et du droit.

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Dernière mise à jour : 25-01-2001 15:34.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/publications/1996/bananier/guyane/panorama-3.html


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