« Mariages gris » et matins bruns

Tribune d’Éric Fassin, Nicolas Ferran et Serge Slama, parue dans Le Monde du 8 décembre 2009

Eric Fassin est sociologue, Ecole normale supérieure, membre de Cette France-là ;
Nicolas Ferran est juriste, coordinateur des Amoureux au ban public ;
Serge Slama est juriste, université d’Evry-Val d’Essonne, membre du Gisti.

Comment alimenter sans fin le « problème de l’immigration ». A force, la mise en scène des expulsions risque de rencontrer l’indifférence, même si la rétention d’enfants et le renvoi vers des pays en guerre permettent encore l’affichage spectaculaire d’une détermination. Quant au démantèlement de la « jungle » de Calais, le renouveler trop souvent trahirait l’inefficacité d’une telle mesure. Sans doute le "grand débat" sur l’identité nationale permet-il d’entretenir l’attention médiatique, mais on commence à remarquer le manque d’enthousiasme dans les préfectures. C’est le moment choisi par Eric Besson pour lancer une campagne contre les « mariages gris ».

A la différence des « mariages blancs », où les conjoints s’entendent pour détourner la finalité du mariage, ce seraient des « mariages de complaisance conclus lorsqu’un des deux époux est sincère et est trompé par l’autre », soit des « escroqueries sentimentales à but migratoire ». Or, relève le ministre, les « mariages gris » ne font l’objet d’aucune qualification juridique particulière. Sans doute - mais ils n’en sont pas moins déjà réprimés par la loi. Depuis la loi de 2003 sur l’immigration, renforcée par la loi de 2006 relative au contrôle de la validité des mariages, détourner la finalité du mariage est un délit, puni de cinq ans de prison et de 15 000 euros d’amende.

Pourquoi donc cette campagne ? Par compassion pour les « victimes », dit-on ; surtout, il s’agirait d’une « filière d’immigration ». Or le ministre ne dispose d’aucun chiffre. Il s’alarme pourtant : « 80 % des cas d’annulation de mariage concernent des mariages mixtes. » Les « mariages gris » en font-ils partie ? Alors, il n’est pas besoin de changer la loi. Sinon, pourquoi citer ce pourcentage ?

Le ministre omet en outre de rappeler les chiffres absolus : en 2004, 745 annulations en France, dont 395 mariages de complaisance - pour 88 123 mariages binationaux célébrés la même année, soit un pourcentage infime. Enfin, les demandes d’annulation émanent d’ordinaire du procureur : si les mariages binationaux y sont surreprésentés, c’est qu’ils sont déjà surcontrôlés.

Pour faire du chiffre en multipliant les témoignages qui accréditent l’existence de ce « problème », l’Association nationale des victimes de l’insécurité (ANVI), surtout connue jusqu’alors pour son apologie de la "répression" et sa dénonciation du « racisme anti-Blancs », propose sur son site une lettre type adressée au ministre : « J’attire votre attention sur l’escroquerie sentimentale dont j’ai été victime pour avoir cru à la sincérité des sentiments amoureux simulés par le ressortissant étranger que j’ai épousé(e) en toute confiance, et qui en fait ne m’a épousé(e) qu’à des fins migratoires. » Différentes catégories de victimes sont prévues : « ayant une bonne situation sociale », « fragilisé car en recherche d’affection », etc. Il n’empêche, le scénario est toujours le même : « Après avoir obtenu son titre de séjour de dix ans, ou sa carte provisoire, mon conjoint s’est montré sous son véritable jour. »

Claude Greff, députée UMP chargée du dossier, s’indigne : « En cas de mariage annulé, l’escroc reste français ! » Or c’est faux : l’annulation pour fraude entraîne le retrait de la nationalité française. D’ailleurs, le mariage n’ouvre pas si facilement les portes du séjour et moins encore de la nationalité. Le droit automatique à la carte de dix ans n’existe plus pour les conjoints de Français, condamnés à la précarité juridique ; c’est seulement après trois ans que le conjoint étranger en situation irrégulière cesse d’être exposé à la reconduite à la frontière. Enfin, il faut, aujourd’hui, quatre ou cinq ans de mariage pour acquérir la nationalité française.

Pendant toutes ces années, les étrangers « gris » seraient-ils des « agents dormants » ? Font-ils des enfants pour endormir leur « victime » française et tromper la vigilance de l’administration ? Claude Greff le suggère et déplore que le fraudeur ne soit pas « déchu de son autorité parentale ». En cas de divorce binational, la loi donnera-t-elle demain au conjoint français le pouvoir de plaider « l’escroquerie sentimentale » pour garder seul les enfants ? Une telle « préférence nationale » ne manquerait pas d’être jugée discriminatoire par la Cour européenne des droits de l’homme...

Loin de se déclarer hostile aux unions binationales, le ministre se félicite du « métissage de notre nation » ; c’est justement pourquoi « la défense du mariage mixte, qui enrichit notre société, doit aller de pair avec la lutte contre le mariage de complaisance, qui en est l’une des plaies ». Le ministre se veut rassurant, préconisant « des mesures préventives autant qu’on le pourra, sinon répressives ». La bureaucratie des experts en amour sonde donc les reins et les coeurs pour discerner entre vrais et faux mariages - a posteriori, mais aussi a priori.

Or la loi organise déjà la vérification de la sincérité du mariage, et de la réalité de la communauté de vie, avant la célébration des unions, avant la transcription des mariages célébrés à l’étranger, avant la délivrance d’un visa pour la France, avant la première délivrance d’un titre de séjour, et par la suite tous les ans lors du renouvellement du titre de séjour temporaire, avant l’obtention d’une carte de dix ans, avant l’acquisition de la nationalité française... A tout moment, la découverte d’une fraude entraîne le retrait des droits acquis.

Selon Eric Besson, en matière de « mariages mixtes », « notre nation est généreuse ». Autant reconnaître que l’immigration de droit n’est plus vraiment un droit : aussi la dit-on désormais « subie », plutôt que « légale ». Pour décourager les mariages binationaux, sans nier le droit de se marier, garanti par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme, il suffit ensuite de présumer qu’ils sont faux. On voit ainsi se multiplier les contrôles, les tracasseries et les embûches sur la route des mariages binationaux. La campagne contre les "mariages gris" est donc une étape de plus dans le recul des libertés.

Si l’Etat empêche des femmes d’épouser les hommes qu’elles aiment, ce serait pour leur bien. Or à en croire Nicolas Sarkozy, justifiant en 2007 la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale, « en France, les femmes sont libres » et, en particulier, « libres de se marier ». A condition d’être françaises, et d’épouser un Français ? Qu’en est-il de cette liberté pour les femmes étrangères, mais aussi pour les femmes d’étrangers ? Aujourd’hui, la police de l’amour fait intrusion dans l’intimité des couples binationaux, jusque dans le lit conjugal ; il paraît que c’est pour prévenir toute « atteinte à l’institution républicaine du mariage ». Les « mariages gris » de M. Besson promettent donc des matins bruns ; mais c’est au nom de la République.

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mercredi 9 décembre 2009, 14:24
URL de cette page : www.gisti.org/article1775