Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »

Insécurité et pénurie

Jean-François Ploquin

 

Lorsque, le 24 avril 1990, le président Mobutu Sese Seko, après 25 ans de pouvoir absolu, annonce la dissociation du parti unique — le Mouvement populaire de la révolution (MPR) — et de l’État, l’avènement du pluripartisme et du pluralisme syndical, il ouvre une nouvelle phase de l’histoire du Zaïre.
Il fallut déchanter, tant les atermoiements, palinodies et exactions diverses mirent un frein au processus de démocratisation.

Cependant, l’ouverture, le 7 août 1991, de la Conférence nationale souveraine (CNS) engendra de grands espoirs, avant qu’elle ne sombre dans les égarements de procédure, jusqu’à sa suspension, le 20 septembre, et la reprise ultérieure de ses travaux aboutissant à la deuxième nomination, en août 1992, d’Etienne Tshisekedi au poste de premier ministre.

Un mois plus tôt, le gouvernement avait procédé à une dévaluation de 50 % de la monnaie (le zaïre), provoquant un doublement des prix à la consommation, sans hausse correspondante des salaires. Avant cette mesure, un ouvrier bien payé pouvait acheter, avec son salaire mensuel, une banane par jour à chacun des membres de sa famille, et rien de plus ; après...

Le 2 septembre 1991, les fonctionnaires se mettent en grève, demandant une hausse des salaires de 1 000 %. Des manifestations éclatent, des barricades se dressent ; la Division spéciale présidentielle (DSP) et la Garde civile — rebaptisée « si vile » — interviennent : on compte, ce jour-là, deux morts selon le gouvernement, dix-neuf selon l’opposition.

« Prime de pillage »

Trois semaines plus tard, à l’instigation des parachutistes du camp Ceta (Centre d’entraînement des troupes aéroportées) — entraînés par les Français — bientôt suivis par les autres militaires et par une frange importante de la population, éclatent les émeutes que l’on sait, accompagnées de l’intervention militaire franco-belge, qui permet l’évacuation des ressortissants étrangers et la reprise en main de la situation par le président Mobutu qui, loin de sanctionner les militaires pillards, multiplie par dix leur solde.

Bilan des émeutes, que la plupart des observateurs estiment avoir été provoquées par un pouvoir qui n’a pas su en maîtriser l’ampleur : 117 morts officiellement, 450 environ selon la Ligue zaïroise des droits de l’homme, 1 500 blessés selon Médecins sans frontières, un milliard de dollars de dégâts selon les estimations de l’Association nationale des entreprises du Zaïre (ANEZA) et 75 000 travailleurs mis au chômage. Un salaire représentant couramment un maigre revenu et la prise en charge des soins médicaux pour dix à quinze personnes, c’est au total le quart des 4 millions de Kinois qui s’est trouvé encaisser le contre-coup des folles orgies de septembre.

Adviennent ensuite la nomination d’un premier ministre de l’opposition, Etienne Tshisekedi, bientôt révoqué, puis l’arrêt des coopérations bilatérales (dont celle de la France), deux autres premiers ministres (cinq en un an). La Conférence nationale reprend en novembre 1991, avant d’être à nouveau suspendue en janvier 1992 par le premier ministre qui vient d’être remercié en août 1991, Nguz a Karl-i-Bond, ancien opposant aujourd’hui à la botte du président.

Cette suspension, fondée sur des arguments fallacieux, provoque une vive réaction des Églises, principalement de l’Église catholique : le 16 février, une « marche des chrétiens » met plusieurs centaines de milliers de Kinois (1 million ? davantage ?) dans les rues pour réclamer pacifiquement la reprise de la Conférence nationale, tandis qu’à Kisangani, Kikwit, Mbuji-Mayi, la même scène se répète.

La répression cause des dizaines de morts à Kinshasa, des centaines de blessés et d’arrestations. L’impact international est si désastreux que la menace d’une nouvelle marche le jour de Pâques et les pressions des pays occidentaux aboutissent à la reprise de la Conférence le 6 avril 1992. Depuis, elle va son train, un train de sénateur. Aussi le climat, très tendu en février — du fait notamment de la militarisation à outrance de la ville — est devenu plus serein aujourd’hui avec la reprise des assises et l’accélération de ses décisions.

S’alimenter à tour de rôle

Sur le plan des conditions de vie, les « classes moyennes », en cours de paupérisation, ont encore la ressource d’hypothéquer leurs parcelles, de louer leur maison pour habiter un réduit, de vendre leur mobilier. Mais les membres des familles du petit peuple mangent à tour de rôle à Kinshasa : aujourd’hui les enfants, demain les parents. Le sac de manioc, nourriture de base pour six à huit personnes pendant un mois, coûte deux salaires mensuels d’un huissier. Aujourd’hui à Kinshasa, capitale du grenier de l’Afrique, la faim tue, quand les épidémies n’emportent pas les corps affaiblis. Les prouesses de l’économie informelle, si elles ébaubissent les experts, ne peuvent satisfaire les besoins des quatre millions d’habitants, ni le million d’habitants de Mbuji-Mayi.

Chaussées défoncées, hôpitaux où le patient doit apporter ses pansements, téléphone toujours en panne, caniveaux bouchés, égouts inexistants, écoles démunies de tout, fonctionnaires impayés, pénurie de transports en commun, système bancaire en déroute, tout contribue à rendre invivable la capitale d’un pays qui pourrait être l’un des plus riches de l’Afrique.

À l’intérieur du pays, dans les zones rurales, la pénurie de denrées de base (sel, savon, essence, etc.) se fait sentir tandis que, dans une ville comme Kisangani (400 000 habitants), l’eau et l’électricité sont rationnées.

À tout cela, s’ajoute l’insécurité permanente, diurne et surtout nocturne, entretenue par des militaires sous-payés qui ont pris, depuis septembre, l’habitude d’aller se servir, sans compter les « hiboux », ces escadrons de la mort qui, la nuit, arrêtent et fond disparaître ceux qui n’acceptent pas l’ordre des choses.

Escadrons de la mort

Tous les jours à Kinshasa, des gens sont attaqués, dévalisés, arrêtés, assassinés ou disparaissent. Le SARM par exemple (Service d’action et de renseignements militaires) dispose pour ses enlèvements de plusieurs dizaines de taxis banalisés. Une nuit, des inconnus encagoulés viennent défoncer votre porte : sont-ce des militaires mal payés qui en veulent à votre frigo, des agents de sécurité qui connaissent vos activités ? Une autre fois, le quartier est bouclé par des militaires pillards qui tuent ceux qui leur opposent leur résistance.

En dehors de cette forme de violence qui atteint tout un chacun, les responsables de partis ou d’ONG engagés dans le processus de démocratisation, les directeurs de journaux d’opposition font l’objet d’intimidations (perquisition nocturne, convocation par le juge, filatures, saisie de matériel, etc) ; d’autres, sous mandat d’arrêt, changent de domicile toutes les nuits.

Que sera l’avenir ? Une chose est sûre : aucune amélioration de la situation n’est envisageable tant que le président Mobutu tiendra — par le chantage, la corruption et la terreur — les commandes du pays. Chacun s’accorde à dire qu’il faut tourner la page. La Conférence nationale peut-elle le faire ? Elle en a les prérogatives, mais son chemin est balisé d’embûches, qu’elle contribue elle-même à dresser. Il lui faudra trouver l’équilibre entre règlement de compte et réconciliation nationale, libre expression des diverses sensibilités et efficacité.

À court terme, elle doit accoucher d’une nouvelle Constitution, d’un gouvernement de transition, d’un calendrier électoral, pour qu’un nouveau pouvoir, légitimé par les urnes, fonde de nouvelles pratiques et une reconstruction du pays sur de nouvelles bases constitutionnelles : on n’en est pas encore là.

En attendant, le Zaïre continue à produire vers l’Europe un flux annuel de plusieurs milliers d’exilés et de migrants, dont le tarissement n’est pas pour demain.



Article extrait du n°18-19

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Dernier ajout : jeudi 19 juin 2014, 16:29
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