Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »

Un symptôme de l’étiolement démocratique

Après la « parole éclatée » — celle des multiples témoins appelés « à la barre » au cours des deux premières journées des auditions publiques —, la « parole rassemblée » intervient en conclusion de « Droit d’asile : appel à témoins », selon la formule de Gilles Danroc. C’est l’heure de la synthèse — l’appel solennel à l’opinion et aux pouvoirs publics, « Pour que l’asile reste un droit » — et de la réflexion. On trouvera ci-après des extraits de certaines des « méditations à haute voix » improvisées, à cette occasion, par diverses personnalités. Le droit d’asile y apparaît comme un révélateur pertinent de la vie démocratique en Occident.

Le maître de la frontière et les errants

par Paul Blanquart
Sociologue et philosophe, auteur de « La société française demain », Intercultures, n° 16, janvier 1992.

La première idée qui m’a intéressé dans l’appel solennel, c’est la question qu’il pose sur les frontières. Qui est responsable de la frontière ?
C’est important une frontière : la vie dépend de la peau. Ma peau m’isole, comme un sac à l’intérieur duquel je suis. Mais, en même temps, ma peau respire. Et c’est par elle que je peux être en communication avec l’environnement et donc vivre. C’est une fonction tout à fait essentielle, décisive pour la vie, la frontière ! Alors, qui est maître de la frontière ? Qui va faire vivre ?
Il y a cinq siècles — en 1492 — l’Occident a bouclé la planète pour en faire une unité. Il a franchi toutes les frontières, toutes les frontières des autres. La planète est une, et l’Occident a commencé à se servir des frontières pour lui. Lui a le droit de les traverser. Mais les autres ? La mondialité, les flux ont servi à affirmer l’Occident et à exclure, de l’intérieur même de cette mondialité, les autres.
On a affaire à des intégrés-exclus, donc à des errants, forcément ! Alors, ou bien ces errants, on arrive à les tenir dans des zones-parkings, contrôlées par les maîtres des flux via quelques roitelets locaux, ou bien, en réaction contre cette fausse mondialité, certains intégrismes locaux, tribaux, raciaux... reviennent et enferment leur population. Mais également dans des zones de mort. Alors certains transpirent et arrivent quand même à venir ici.

Quel espace peut-il y avoir pour eux ? On a parlé ici de demandeurs d’asile sur orbite. Il n’y a plus d’espace terrestre pour les intégrés-exclus. Ils disposent de l’atmosphère ou de la clandestinité. On ne peut pas continuer ainsi. Est-ce que ces 500 ans sont clos ? Ou c’est la mort.

Je suis frappé qu’Haïti ait existé si fort au cours de ces auditions. Pour les Français, c’est important, dans le cadre de la problématique de l’asile, de focaliser un peu sur les Haïtiens. Parce que les Haïtiens sont en Haïti à cause de qui ? De nous. On les y a intégrés-exclus comme esclaves. On a refusé d’en faire des citoyens et donc, ils ont pris les armes et ont vaincu la plus puissante armée de l’époque, l’armée napoléonienne. Est-ce qu’on s’est dit : « On va communiquer au travers de cette peau qu’ils viennent de se constituer ? » Non. On fait blocus, et on exige qu’ils payent leur indépendance. Et voilà l’économie impossible.

(Salle) : « Pendant 125 ans ».
« Aujourd’hui, ils errent. Ils errent, ils sont zombies chez eux ».
(Salle) : « Pendant que Duvalier est en France depuis six ans, avec 850 millions de dollars ».

C’est nous qui avons inventé les Haïtiens tels qu’ils sont aujourd’hui. C’est par la façon dont nous avons traversé les frontières qu’on les a fabriqués. Voilà qu’ils reviennent à nos frontières à nous et on dit : « Ah, non, on ne veut pas de vous ». C’est la fin du circuit de la mort. Alors comment faire ?

Moi, je me sens bien faiblard ; je ne sais pas trop quoi dire. Mais ça pose la question de la façon la plus radicale au niveau de la morale. Qu’est-ce qui fait qu’il peut y avoir société ? Alors, je voudrais, j’espérerais — pour ne pas être hypocrite — que tout Haïtien puisse être ici citoyen d’honneur.


Tant que durent les tyrannies

par Abraham Serfaty
Militant marocain emprisonné au Maroc de 1974 à 1991, membre-dirigeant d’Ila al Amam (En Avant), auteur de :
Dans les prisons du roi (Messidor, 1992) ;
Écrits de prison sur la Palestine (Arcantère, 1992).