Édito extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »

Où va-t-on ?

ÉDITO

L’évacuation forcée de l’Église Saint-Ambroise et du gymnase Japy, la longue errance à travers Paris jusqu’à la Cartoucherie de Vincennes des familles qui y avaient trouvé refuge servent à bien des égards de révélateur. Révélateur de la désespérance de dizaines de milliers de personnes qui, aujourd’hui en France, sont maintenues dans une situation de précarité totale et privées de tout droit. Révélateur de l’impuissance des organisations, évidemment solidaires des étrangers victimes d’une politique qu’elles dénoncent depuis des années, mais conscientes, dans le contexte actuel, et en l’absence d’un engagement clair et net des forces politiques de gauche et des syndicats, du probable échec de l’action qu’elles ont entreprise. Révélateur de l’ambiguïté de la position de l’Église catholique, ou tout au moins de sa hiérarchie, qui a dilapidé en quelques jours le bénéfice moral de l’engagement de beaucoup de ses membres dans la solidarité active avec les étrangers en situation régulière ou irrégulière. Révélateur enfin des impasses de la politique gouvernementale qui, engagée dans une spirale répressive sans fin, ne peut qu’engendrer des situations humainement intolérables sans parvenir pour autant au but qu’elle s’assigne : juguler l’immigration dite « clandestine ».

L’écrasante majorité des protestataires d’aujourd’hui sont des demandeurs d’asile déboutés entrés en France il y a plusieurs années, parfois depuis plus de dix ans, souvent depuis plus de quatre ans. Une partie de ces exilés a fondé une famille, comme en témoigne le nombre d’enfants nés en France ; faute d’autre solution, une autre partie a fini par faire venir illégalement épouse et enfants, pour vivre tout simplement avec eux. Ceci mérite de retenir l’attention. Ce ne sont pas, en effet, des migrants de fraîche date — ce qui dément le fantasme de la clandestinité présentée comme le fruit d’une invasion quotidienne. Et si ce ne sont pas les lois Pasqua qui les ont fait basculer dans la clandestinité, ils en sont néanmoins les victimes indirectes dans la mesure où ces lois, et plus généralement la politique dont elles sont l’expression, ont définitivement ruiné leurs chances d’être un jour régularisés. On comprend alors la révolte de ces hommes et de ces femmes et la détermination dont ils font preuve pour aller jusqu’au bout de leur action.

Cette action, engendrée par le désespoir, aurait pu être l’occasion de faire prendre conscience à l’opinion publique que bien des « clandestins » ont toutes les raisons du monde d’obtenir les droits auxquels ils aspirent. Une fois de plus, c’est l’inverse qui se produit. Concurremment avec le ministre de l’intérieur, les députés proposent de durcir encore les lois Pasqua pour tenter de mieux verrouiller les frontières, tandis que le ministre de la justice, constatant que l’intervention du juge judiciaire a abouti — pour une fois — à la libération des étrangers interpellés, s’apprête déjà à en tirer argument pour faire passer la réforme de la rétention à laquelle il songeait depuis longtemps. Car, aux yeux du gouvernement, les juges ne sont pas là pour garantir le respect des procédures prévues par la loi mais pour seconder l’exécutif dans la lutte contre l’immigration clandestine.

Cette réaction constitue une nouvelle manifestation de la tendance irrépressible à répliquer à chaque décision de justice condamnant des pratiques illégales en demandant immédiatement au législateur de leur donner une base légale plutôt que d’inciter l’administration à mieux respecter à l’avenir les dispositions de la loi. Comme elle est symptomatique de cette autre tendance tout aussi irrépressible à vouloir colmater la moindre brèche qui se fait jour dans le dispositif répressif. Le problème, c’est qu’à chaque fois que l’on resserre ce dispositif, on ne peut s’empêcher d’instaurer, dans le même temps, de nouvelles restrictions au droit au séjour qui font basculer dans la « clandestinité » des étrangers qui étaient jusque là en situation régulière ou avaient des chances de voir leur situation régularisée. On l’a vu avec la loi Pasqua ; c’est à nouveau le cas des projets en préparation qui prévoient, entre autres, de remettre en cause le renouvellement automatique de la carte de dix ans.

À défaut de diminuer le nombre d’étrangers en situation irrégulière, la spirale de la répression fait que, progressivement, on asphyxie les libertés de tous. Témoin le projet de fichier des hébergeants qui concerne directement cette fois les Français, transformés en suspects et soupçonnés de favoriser l’immigration irrégulière dès l’instant où ils hébergent des étrangers.

Est-il insensé de percevoir, dans les innovations législatives en chantier, l’écho de textes pas si anciens qui ont inscrit dans l’histoire de France des pages déshonorantes ? N’est-il pas troublant, si l’on se laisse aller à remplacer « juif » par « étranger », de relire aujourd’hui le contenu de l’article 5 de l’« ordonnance relative au contrôle des juifs » signée par le préfet de police et affichée sur les murs de Paris le 10 décembre 1941 ? « Les personnes juives ou non juives qui hébergeront des juifs, à quelque titre que ce soit, et même gracieusement, ou leur loueront des locaux garnis ou non, devront faire au commissariat de police une déclaration spéciale, indiquant les noms, prénoms et état civil complet des intéressés, ainsi que le numéro, la date et le lieu de délivrance de la carte d’identité présentée. Cette déclaration devra être faite dans les vingt-quatre heures de l’arrivée du juif ou de la location ». Non pas, certes, parce que le sort des étrangers aujourd’hui serait assimilable à celui qui fut réservé aux juifs naguère, mais parce que le processus de désignation de l’ennemi dessine d’inquiétantes connivences entre ce passé et le présent.

Une par une, des barrières philosophiques sautent. Toute accaparée par l’« épidémie de la vache folle », l’opinion s’accoutume distraitement aux charters, à la rétention indéfinie des étrangers en instance d’éloignement, à la séparation contrainte des enfants d’avec leurs parents rapatriés de force, aux contrôles d’identité qui prennent des airs de rafles, bientôt au fichage des amis des étrangers. Il n’y a décidément pas que les vaches qui sont frappées de folie par les temps qui courent.



Article extrait du n°31

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Dernier ajout : jeudi 28 août 2014, 18:32
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